L’échec d’une médiation internationale dans la résolution des Printemps arabes. Le cas de la Syrie (I/III)
Le 15 mars 2018, la Syrie est entrée dans sa huitième année de guerre civile, celle-ci ayant débuté le 15 mars 2011, prenant corps dans les mouvements de révolte qui se généralisent dans le monde arabe sous le nom de « Printemps arabes » . En sept ans, le conflit avait déjà fait plus de 353 000 victimes. Dès 2012, les conférences de la paix à Genève organisées sous l’égide des Nations Unies ont eu pour objectif de trouver une solution politique au conflit syrien.
Dans ses premières années, la médiation du conflit réunit les puissances internationales américaine, russe et européennes, traduisant la volonté d’un dialogue international sur cette crise régionale. Progressivement à partir de 2013, Washington et Moscou prennent les discussions en mains et tentent de régler les questions humanitaires et militaires bilatéralement, tout en intégrant davantage les acteurs régionaux du conflit – écartant lentement les puissances européennes et l’ONU elle-même. Toutefois, cette nouvelle relation privilégiée n’est pas dépourvue de tensions : à partir de 2016, la Russie évince les États-Unis des discussions et crée à Astana un nouveau triangle de négociations avec l’Iran et la Turquie, qui n’inclut d’ailleurs toujours pas la Syrie. En faisant cela, la Russie s’approprie le rôle de l’émissaire des Nations unies dans le but de satisfaire ses propres intérêts.
Le cas de la guerre civile syrienne est très révélateur de l’échec d’une médiation onusienne à régler les Printemps arabes. En réalité, trop d’intérêts divergents entrent en jeux, ce bras de fer se traduisant au Conseil de sécurité de l’ONU par plusieurs vétos russes et chinois, qui empêchent l’adoption de résolutions réellement contraignantes. Par ailleurs, les processus d’Astana et de Genève s’opposent alors qu’ils pourraient être complémentaires ; le dispositif mis en place par les Russes n’étant pas neutre, cette complémentarité n’est pas atteinte. Celui d’Astana (au Kazakhstan mais aussi en Russie à Moscou et Sotchi) prétend plutôt régler les questions militaires alors que celui de Genève (à Genève mais aussi Vienne) se concentre sur les questions politiques. De ce fait, une réelle évolution chronologique se fait sentir dans la médiation entre les acteurs du conflit et la négociation d’une paix.
Du printemps 2011 à l’hiver 2013 : une médiation internationale tente de s’imposer à Genève
En 2011, une timide prise de position internationale comblée par l’action de la Ligue arabe
Le 15 mars 2011, après les révolutions tunisienne, libyenne et égyptienne, la population syrienne se soulève contre le régime baasiste de Bachar al-Assad. À partir du mois de juillet, la plupart des belligérants se structurent autour de l’Armée Syrienne Libre. Ce n’est que début août cependant que le Conseil de sécurité de l’ONU condamne la répression. Les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne appellent également Bachar al-Assad à se retirer du pouvoir, mais ce dernier met en garde la communauté internationale contre toute intervention étrangère en Syrie et annonce des élections législatives pour février 2012. Fin août, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU dénonce la poursuite de la répression, estimant avoir des preuves solides de crime contre l’humanité, mais l’organisation n’agit pas davantage contre les exactions du régime. En effet la prise de décision au sein du Conseil de sécurité de l’ONU est bloquée par le premier véto russe et chinois à une résolution condamnant la répression en Syrie en octobre 2011. Justifié par Moscou et Pékin par le fiasco de l’intervention occidentale en Libye, il sert en réalité surtout les propres intérêts des deux pays[1]. Sur le plan interne, des divisions sur la mise en place d’un Conseil national empêchent la construction rapide d’une opposition. L’opposition politique en exil ne formera le Conseil national syrien (CNS) qu’en septembre 2011.
Toutefois, les pays de la région prennent également des mesures contre la Syrie, soutenant la position des membres de l’OTAN. Début novembre 2011, la Ligue arabe suspend la participation de la Syrie « jusqu’à l’application dans sa totalité du plan arabe de sortie de crise accepté par Damas le 2 novembre ». Seuls la Syrie, le Yémen et le Liban s’opposent à cette décision, et l’Irak s’abstient. On voit déjà se profiler les jeux d’alliance entre les régimes du monde arabe, qui ont de grandes chances de s’intensifier à mesure que le conflit perdure. Le plan de transfert du pouvoir de la Ligue arabe laisse entendre que Bachar al-Assad devra à terme quitter ses fonctions, ce à quoi le régime de Damas se refuse évidemment. Ainsi, au début de l’année 2012, la Syrie reste dans une impasse politique, malgré les prises de position plus ou moins timides des différentes organisations régionales et internationales. L’importance de la crise syrienne dans le monde arabe et sa résonance sur la scène internationale est telle que la Ligue arabe demande à l’ONU de créer une force conjointe avec les pays arabes. L’ONU répond favorablement à cette demande, faisant de l’ancien Secrétaire général Kofi Annan le nouvel envoyé spécial en Syrie.
En Syrie, on assiste à quelques avancées politiques en 2012 : une nouvelle Constitution est adoptée par référendum à 89,4% des suffrages (pour une participation de 57,4% seulement). Celle-ci accorde au pays un nouveau pluralisme politique, défaisant pour la première fois depuis 1963 la prééminence du parti au pouvoir Baas. Pour autant, elle maintient le rôle majeur du président qui nomme le Premier ministre de son choix et peut rejeter les lois. Le chef de l’Etat ne peut plus exercer que deux mandats de sept ans à partir de 2014, ce qui permettra à Bachar al-Assad de rester au pouvoir jusqu’en 2028. Réélu une première fois en 2014, les prochaines élections en 2021 seront donc décisives.
En 2012, le début des négociations onusiennes
En mars 2012, Kofi Annan propose un plan de résolution du conflit syrien, qui ne demande pas le départ du président, à la grande surprise des puissances occidentales. Damas l’accepte à condition que les opposants déposent les armes, mais les combats continuent. Au sein de la Ligue arabe, seule la Tunisie demande le départ du président Assad à ce stade, ce qui souligne à nouveau les désaccords des pays arabes. Le Conseil de sécurité adopte en avril 2012 sa première résolution sur la Syrie[2] à l’unanimité (après les multiples blocages russe et chinois) autorisant le déploiement d’observateurs pour surveiller le cessez-le-feu – mais l’action de la Mission de supervision des Nations unies en Syrie (MISNUS) est rapidement mise à mal par l’intensification des violences. Des élections législatives en mai donnent 183 des 250 sièges au Bloc Unité nationale dans lequel se fondait le parti Baas mais seul ¼ des électeurs potentiels ont effectivement voté.
Le 30 juin 2012, à Genève, les premières « négociations de Genève » associent les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, la Turquie, l’Union européenne, le Qatar, Koweït et l’Irak sous l’égide de l’ONU. La présence de quatre pays de la région annonce le basculement futur des négociations vers les pays du monde arabe, bien que pour l’heure les puissances dites « occidentales » dirigent ces négociations. A l’issue des négociations, un accord sur les principes de transition envisage la formation d’un gouvernement d’union nationale qui inclurait des membres du gouvernement actuel et de l’opposition – mais il n’implique toujours pas le départ du président al-Assad. Cette question brûlante sera la cause principale du blocage de toute discussion à venir. A cet égard, le 8 juillet 2012, Kofi Annan reconnaît l’échec de sa mission, qu’il prolonge toutefois le lendemain, après avoir finalement annoncé un accord avec Damas. Ce revirement de situation souligne toute la difficulté pour l’ONU d’imposer sa médiation en Syrie et d’avoir une emprise effective sur la résolution du conflit. Cela trahit en premier lieu une impuissance du monde occidental à régler une question locale, voire régionale. Le jeu des intérêts des puissances au sein du Conseil de sécurité bloque les tentatives d’influence et de pression de l’ONU sur le régime syrien. Kofi Annan finit par démissionner début août, remplacé par Lakhdar Brahimi.
Début 2013, Bachar al-Assad, entendant rester au pouvoir, propose enfin une « solution politique ». Celle-ci prévoit trois étapes : d’abord, l’arrêt du financement des « terroristes » et la fin des « opérations terroristes », dont celles de l’Armée syrienne libre, considérée comme une organisation terroriste par le pouvoir ; le plan prévoit ensuite l’instauration d’un dialogue national sous l’égide du gouvernement pour élaborer une charte nationale, suivie d’élections législatives ; enfin, un nouveau gouvernement élargi de toutes les composantes de la société convoquant une conférence nationale de réconciliation et décrétant une amnistie générale. Ce plan s’inspire de celui adopté en juin 2012 à Genève, ce qui souligne l’influence des négociations sous l’égide de l’ONU au début du conflit. Cet infléchissement peut être le résultat d’une pression russe sur Damas. Le Premier ministre Medvedev (nommé en mai 2012 par le nouveau président russe Vladimir Poutine) estime en effet au même moment que Bachar al-Assad a commis une « erreur peut-être fatale » en retardant les réformes demandées par l’opposition et que « ses chances de maintien au pouvoir s’amenuisent de jour en jour ».
Le tournant 2013 : l’ONU face à l’option militaire et au bilatéralisme russo-américain
Lors d’un sommet de la Ligue arabe au printemps 2013, l’opposition syrienne récupère l’ancien siège de la Syrie – étant reconnue par la Ligue comme le représentant officiel de la Syrie. C’est une étape importante qui légitime l’opposition syrienne sur la scène régionale. Il ne lui manque plus qu’une reconnaissance internationale à travers l’obtention d’un siège à l’ONU – qu’elle n’a toujours pas obtenu en 2019 [3]. L’année 2013 marque également un tournant dans la prise de position militaire des puissances occidentales. François Hollande envisage des frappes contre la Syrie, en représailles des attaques chimiques du gouvernement de Damas contre les forces rebelles, mais n’est pas suivi par David Cameron ou Angela Merkel. Barack Obama annonce également sa décision de principe de bombarder la Syrie, mais pas avant un vote du Congrès. Ce tournant souligne les limites d’une solution uniquement diplomatique à Genève. Dès décembre 2012, les pays de l’OTAN avaient d’ailleurs approuvé l’installation de missiles américains en Turquie. Le sommet du G20 à Saint-Pétersbourg met davantage en exergue les divisions des Européens. La France et les États-Unis n’obtiennent qu’un accord minimal par une déclaration qui condamne l’attaque chimique de Ghouta le 21 août 2013 et appelle à une réponse militaire internationale. Mais cette déclaration n’est approuvée que par onze États sur vingt (soit Arabie saoudite, Australie, Canada Corée du Sud, Espagne, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Turquie).
En septembre 2013, la Russie propose de placer les armes chimiques syriennes sous contrôle international. La Syrie devient alors signataire de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (CIAC). Cela bouleverse l’agenda militaire des puissances occidentales (le vote au Sénat américain est reporté) et propulse la Russie sur le devant de la scène de résolution du conflit syrien. Fort de cette montée en puissance, Moscou entame des discussions bilatérales avec Washington : en septembre, le secrétaire d’Etat américain John Kerry rencontre son homologue russe Sergueï Lavrov à Genève. A partir de ce moment, les Etats-Unis et la Russie s’affirment comme les principaux médiateurs du conflit syrien. Les puissances européennes, notamment française et britannique, pourtant très présentes depuis le début du conflit, sont progressivement évincées des discussions, témoignant de l’échec de leurs tentatives de médiation. Un accord russo-américain est conclu sur le contrôle des armes chimiques syriennes. John Kerry se rend à Paris pour en discuter avec Laurent Fabius et William Hague, semblant malgré tout vouloir intégrer la France et le Royaume-Uni dans la résolution du conflit. En conséquences, le Conseil de sécurité adopte le 27 septembre la résolution 2118[4] contraignant la Syrie à démanteler et détruire ses armes chimiques. Mais la résolution ne prévoit pas de mesures coercitives – ce qui représentera l’une des principales critiques adressées à la médiation onusienne tout au long du conflit. Toutefois, la résolution met en avant la possibilité d’utiliser la Chapitre VII de la Charte des Nations unies sur le recours à la force, ce qui est une première et rejoint l’éventualité d’une solution militaire mise en avant par la France et les Etats-Unis. Tout comme la question humanitaire, celle des armes chimiques semble donc faire l’unanimité au sein du Conseil de sécurité et dépasser les intérêts des puissances russe et chinoise en Syrie.
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Bibliographie
Ouvrages universitaires
Astié, Pierre, Dominique Breillat, et Céline Lageot. « Repères étrangers », Pouvoirs, vol. 140 à 166, 2011 à 2018.
Encel, Frédéric. « Chapitre 3. Ce que le Printemps arabe a révélé des puissances », Géopolitique du Printemps arabe, Presses Universitaires de France, 2014, pp. 137-204.
Pichon, Frédéric, Syrie, Une guerre pour rien, Editions du Cerf, 2017.
Articles de presse
Lema, Luis, « Syrie: à Genève, les négociations de la colère », Le Temps, publié le 28 novembre 2017, consulté le 2 janvier 2019. URL : https://www.letemps.ch/syrie-geneve-negociations-colere.
Clemenceau, François, « Syrie : les difficiles négociations avec Bachar el-Assad à Genève », Le Journal du dimanche, publié le 28 novembre 2017, consulté le 2 janvier 2019. URL : https://www.lejdd.fr/International/Moyen-Orient/syrie-les-difficiles-negociations-avec-bachar-el-assad-a-geneve-3504887.
« Il n’y a pas eu de vraies négociations à Genève sur la Syrie », Le Vif, publié le 14 décembre 2017, consulté le 2 janvier 2019. URL : https://www.levif.be/actualite/international/il-n-y-a-pas-eu-de-vraies-negociations-a-geneve-sur-la-syrie/article-normal-771035.html?cookie_check=1546425088
Bradley, Simon, « Négociations de Genève : la paix en Syrie est-elle possible ? », Swiss Info, publié le 16 mai 2017, consulté le 2 janvier 2019. URL : https://www.swissinfo.ch/fre/politique/pourparlers-6e-tentative-_n%C3%A9gociations-de-gen%C3%A8ve-la-paix-en-syrie-est-elle-possible/43186256
« Syrie : Astana et Genève, deux réunions pour faire taire les armes », Le Parisien, publié le 15 février 2017, consulté le 3 janvier 2019. URL : http://www.leparisien.fr/flash-actualite-monde/syrie-astana-et-geneve-deux-reunions-pour-faire-taire-les-armes-15-02-2017-6682554.php
Lastennet, Zoé, « Syrie : les six raisons pour lesquelles la Russie défend encore le régime de Bachar al-Assad », Le Journal du Dimanche, publié le 16 avril 2018, consulté le 20 janvier 2019. URL : https://www.lejdd.fr/International/Moyen-Orient/syrie-les-6-raisons-pour-lesquelles-la-russie-defend-encore-le-regime-de-bachar-el-assad-3628127
[1] Sans rentrer dans plus de détails sur la Chine, il est en revanche important de rappeler que la Syrie abrite le port de Tartous, seul point d’appui naval des navires russes qui croisent en Méditerranée. La base aérienne de Lattaquié constitue le deuxième accès militaire de la Russie à la région. Moscou veut aussi contrecarrer les velléités du Qatar de construire un gazoduc passant par la Syrie, qui pourrait concurrencer le gaz russe en Europe. S’imposer dans la résolution du conflit syrienne permet aussi à la Russie d’adopter une nouvelle prédominance d’envergure sur la scène régionale (et internationale) et de contrecarrer l’influence occidentale dans la région.
[2] https://undocs.org/fr/S/RES/2042(2012)
[3] Par ailleurs, en novembre 2012, le Conseil national syrien fusionne avec d’autres groupes d’opposition pour former la Coalition nationale syrienne. Celle-ci est reconnue par la Ligue arabe, le Conseil de coopération du Golfe et la Turquie – ainsi que par Paris, Londres et Washington, et par les ministres des Affaires étrangères de l’UE. Cette reconnaissance est primordiale aux yeux de l’opposition syrienne qui voit leur légitimité actée, ce qui souligne encore l’importance des puissances régionales et surtout occidentales dans le conflit.
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