Des cités sur l’océan

Des cités sur l’océan

Un projet inédit dans l’histoire des relations internationales a vu le jour depuis 2006 : la création de cités off-shore flottantes sur les eaux internationales. Pourtant conformes, a priori, à l’idée de la cité utopique et humaniste d’un Thomas More, elles en diffèrent par leur libéralisme revendiqué. À l’heure actuelle, la concrétisation de cette idée américaine se heurte à des difficultés techniques et juridiques monstres. Verra-t-on un jour flotter l’étendard d’une « seastead »[1]? Focus.

 

 

Nouvelles Utopias ?

À première vue, l’idée est simple: créer des territoires étatiques indépendants du continent, sur lesquels des individus de toute provenance géographique auraient élu domicile. Ces villes seraient érigées sur des plates formes fixes, alimentées en électricité par l’éolien et le solaire, offrant une large gamme de possibilité de loisirs et d’emplois. De ce dernier point de vue, les seasteads auraient un avantage: outrepasser les lourdes législations continentales et leur fiscalité désavantageuse. Patri Friedman, initiateur du projet et petit fils du prix Nobel d’économie Milton, chantre de l’ultralibéralisme, explique : « Je trouvais que l’offre de choix entre les différents systèmes politiques existants dans le monde était en définitive assez réduite. Après avoir considéré les aspects économiques et pratiques à la base des nations, je me suis dit qu’avoir l’océan pour seule frontière serait la meilleure façon d’arriver à des gouvernements plus efficaces ». Plus encore: il pourrait exister des communications entre différentes cités-États. De telle façon à ce que l’ensemble devienne un système connecté par des flux migratoires, d’informations et de capitaux. Afin d’assouvir cette soudaine envie d’indépendance s’est structuré en 2006 un think tank, The Seasteading Institute[2], chargé de la récolte des fonds auprès des particuliers et des mécènes privés (Mitsubishi, Samsung), de la coopération avec les ingénieurs et de l’approfondissement du fond idéologique du projet entrepris.

Mais la philosophie n’est pas le cœur du projet. La création d’activités off-shore relativise fortement la visée humaniste, si « humaniste » signifie « désintéressé ». Le développement de ces activités pourrait s’avérer lucratif pour des entreprises dont les forts revenus sont générés par un petit nombre d’employés très qualifiés, et qui sont sujettes à des taxes onéreuses. Le 3 décembre 2011, The Economist affirmait[3]: « Financial trading, gambling and cosmetic surgery are obvious candidates. Private hospitals could provide new treatments that have been approved by other countries but not by America’s sluggish regulators »[4]. Cet espace offshore suscite déjà l’intérêt de PME de cinquante-deux États différents. Toutefois, cette initiative internationale soulève bien des problèmes, au-delà de sa réalisation technique.

De nombreux contentieux juridiques

À l’évidence, les États continentaux ne peuvent pas rester insensibles à ce cas de figure inédit. Il s’agirait de permettre l’implantation de cités-États off-shore non loin des littoraux pour en permettre le ravitaillement en vivres et en eau douce, voire en cas d’avarie, l’évacuation. En plus de modifier la géostratégie et la géopolitique de leurs côtes, les États continentaux permettraient à une force ad hoc, commerciale et financière, de porter une ombre éventuelle sur leurs propres littoraux.

Mais les États connaissent bien leurs avantages : s’ils refusent l’implantation d’une seastead, que pourraient bien faire ses initiateurs ? De facto, une autorisation est requise pour flotter dans la zone économique exclusive, prérogative acquise depuis la conférence de Montego Bay. Un conflit armé est impensable, un conflit financier non moins absurde. Il faut se rappeler de l’attitude du 10 Downing Street vis-à-vis des radios pirates[5] dans les années 1960: le gouvernement a tout bonnement interdit à tout investisseur ou publicitaire de faire affaire avec eux. Il n’y a rien que les cités fragiles, nouvelles-nées, puissent faire contre des États continentaux qui peuvent, dans l’espace de leur ZEE, lever les taxes qu’ils souhaitent. De plus, le temps que s’érigent des institutions banquières ultramarines et indépendantes, les nouveaux pionniers de l’off-shore devront s’en remettre aux banques continentales, à leurs taux d’intérêts et aux systèmes bancaires qui leur correspond. C’est notamment le cas aux États-Unis, où l’on paye l’income tax[6]dès l’instant où l’on possède un compte dans l’espace exécutif américain correspondant au territoire ainsi qu’à ses possessions ultramarines.

Toutefois, la sérénité des États se perd sensiblement lorsque l’on accoste la question de l’immigration. Si l’ensemble des cités est systémique, s’il existe une législation permissive concernant l’immigration entre les différentes cités, les littoraux continentaux devront accroître leurs moyens de surveillance. M. Mutabdzija, membre du TSI (The Seasteading Institute), admet qu’à l’indétermination formelle du corpus de lois migratoires de ces États s’ajoute la suspicion patente des interlocuteurs continentaux. Il espère qu’ils « les laisseront faire seuls un moment et verront comment ça se passera ». D’une façon générale, comment cette création ex-nihilo de territoire dans les eaux internationales ou territoriales pourrait-elle envisager l’acquisition de la nationalité ? Ces points seront débattus à un niveau international, et promettent de longues nuits aux négociateurs. L’accueil mitigé par les entités étatiques de ce projet se double d’une réalité qui ne l’est pas moins.

Expérience sociale ou libéralisme décomplexé ?

C’est à propos d’une question plus philosophique que se sont interrogés de nombreux détracteurs. De façon doctrinale, l’isolement ne confine que rarement en la souveraineté, et les motifs financiers semblent s’opposer à l’établissement de cités idéales, autarciques, et harmonieuses. Les derniers développements d’une crise financière sans fin confèrent aux institutions financières off-shore une odeur de souffre.

Dans leur sillage, il est possible d’ajouter que d’un point de vue sociologique, ce problème, pourtant très international, est épineux à un niveau local. Une petite communauté peut-elle provoquer l’émulation sociale et culturelle des grandes villes à laquelle sont rompus les employés qualifiés ? Parmi les expériences libertariennes déjà tentées, citons le Free State Project, empire dans l’empire du New Hampshire, qui a mobilisé 20 000 personnes pour un succès très relatif dix ans après sa fondation institutionnelle.

 

Conscients des difficultés à l’encontre desquelles ils se dirigeaient, les membres du think tank ont déclaré le mois dernier à San Francisco lors d’une conférence, avoir été « optimistes » sur les échéances de mise à flot de la première ville. Ils se sont d’abord rabattus sur un « bluesead » plutôt qu’une « seastead », paquebot aménagé spécialement pour le projet. Une façon de tester la faisabilité de leurs objectifs. Avec la procédure s’amoncellent donc les problèmes techniques, juridiques, moraux et sociologiques. Les paris sur l’issue de ce nouveau cas d’école restent ouverts. Qui sera réellement intéressé par des cités-États océaniques, pour y élire domicile, y vivre, y travailler ? Qui se jettera à l’eau ?

 

Pierre Baussier

 


[1]  Ville flottante en français.

[3] , http://www.economist.com/node/21540395

[4]  « Le trading financier, les paris et la chirurgie esthétique sont des prétendants évidents. Des hôpitaux privés pourraient prescrire des traitements autorisés par d’autres pays mais pas par les léthargiques régulateurs américains. »

[5] Dans les années 1960, en Angleterre, les labels indépendants non conventionnés ou non subventionnés par l’État avaient interdiction de diffuser. Ils s’alliaient donc à des radios pirates, hors de la zone d’influence juridique des forces gouvernementales, mais suffisamment proches pour pouvoir émettre sur la terre ferme. Elles connurent un grand succès jusqu’à leur disparition à la fin des années 1960.

[6] Il s’agit de l’impôt sur le revenu. Cet impôt peut concerner tout autant les individus que les groupes. Il existe plusieurs types d’income tax, parfois régressifs ou progressifs selon la politique foncière en vigueur dans la zone d’application de l’impôt. Lorsqu’il est levé pour un groupe ou une société, on parle de « corporate tax ».

pierre baussier

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