La nouvelle vague « rose-rouge » : clé de l’intégration du continent Sud-américain ?

La nouvelle vague « rose-rouge » : clé de l’intégration du continent Sud-américain ?

“Viva Sudamérica Unida! ”: depuis une dizaine d’années réapparaissent en Amérique du Sud des gouvernements de gauche, qui se réapproprient ce vieux slogan bolivarien. Chavez (Venezuela), qui vient d’être réélu pour la troisième fois, se veut le leader d’une gauche radicale fondée sur la « révolution bolivarienne ».  Il est en cela soutenu par les gouvernements de Correa (Équateur) et de Morales (Bolivie). D’autres gouvernements de gauche, ceux de Kirchner (Argentine), Roussef (Brésil) ou Mujica (Uruguay), sont quant à eux plus modérés dans leurs discours mais ne restent pas moins sensibles au désir d’intégration régionale. Dans ces conditions, une entente est-elle possible?

 

Famille unie ? Les chefs d'Etat des pays du Mercosur réunis à Mendoza lors du dernier sommet, le 29 juin 2012.
Famille unie ? Les chefs d’Etat des pays du Mercosur réunis à Mendoza lors du dernier sommet, le 29 juin 2012.

Parallèlement au réveil politique de la gauche, on assiste à l’émergence de mouvements sociaux transnationaux. Lors d’un séjour en Amérique du Sud, qui tend l’oreille entend des phrases issues tout droit de l’imaginaire bolivarien telles que: « El pueblo unido jamás será vencido » (« Le peuple uni ne sera jamais vaincu »), ou « Alerta que camina, la espada de Bolívar por América Latina » (« Alerte qui avance, l’épée de Bolivar pour une Amérique Latine unie »). Parmi ces revendications transnationales, on trouve les luttes en faveur de l’éducation et des droits des indigènes. Une illustration de cette solidarité transnationale : la reprise par les Kichwa[1] de l’Équateur des grèves de la faim initiées au Chili par les Mapuches[2] pour la reconnaissance de leurs droits. Ces mouvements sociaux agitent aussi les derniers États ancrés à droite tels que le Chili ou la Colombie et menacent potentiellement la majorité. La vague rose-rouge inonderait alors tout le Sud américain.

Une intégration fondée sur la lutte contre les États-Unis

L’intégration économique a été promue par les États-Unis avec le lancement du Mercosur[3] en  1991. Mais la récente entrée du Venezuela dans cette organisation en juillet 2012 risque de transformer son orientation, voire sa nature. Chavez dénonce en effet régulièrement le modèle néolibéral et inégalitaire importé des États-Unis, ainsi que l’implantation de multinationales occidentales en Amérique du Sud. De tels propos illustrent la guerre qui fait rage entre socialisme et libéralisme au sein des institutions sud-américaines. Frappant encore plus fort, Chavez a lancé avec le gouvernement cubain des projets d’union latino-américaine tels l’ALBA (Alliance pour les peuples de notre Amérique) en 2005 et l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines) en 2008. L’objectif est tout autant de défier la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques), que de créer une nouvelle identité sud-américaine. Renforcer cette identité « latino » est indispensable à l’intégration régionale ; elle est également une arme défensive face à l’expansion de l’identité « nord-américaine ». La volonté politique a supplanté l’orientation économique de cette intégration.

Dans le cadre des négociations de paix actuelles entre les FARC et le gouvernement colombien à Oslo, le contient sud-américain montre qu’il est capable de mettre un terme à un conflit régional sans l’intervention des États-Unis: le Venezuela et le Chili sont en effet les maîtres de la négociation.

L’intégration sud-américaine semble se construire autour de la commune opposition des pays latinos à l’influence prépondérante des États-Unis. Mais cette volonté d’indépendance vis-à vis des États-Unis est-elle suffisante pour garantir une réelle unité du continent sud-américain?

Entre tensions et volonté : les espoirs de l’intégration

Des freins à cette intégration existent, entravant ainsi le processus. La division politique au sein même des gauches au pouvoir constitue le premier obstacle sur le chemin de l’intégration. D’un côté, les radicaux (Chavez, Correa, Morales), et de l’autre, les sociaux démocrates (Roussef, Kirchner, Mujica…). La joute verbale est rude : les gouvernements modérés sont qualifiés de « social-traitres » par la gauche radicale qui leur reproche leurs positions frileuses et leur incapacité à honorer leurs promesses.

On observe également de graves fractures politiques au sein même des États, quelque soit la tendance au pouvoir. Celles-ci alimentent le séparatisme, autre frein à l’intégration régionale. Ce phénomène est notable en Bolivie, avec le désir d’autogestion des régions de Santa Cruz, Beni, Tarija ou Paudo;  au Chili avec le peuple Mapuche; ou en Colombie avec le peuple Kogi[4]. En même temps, ces mouvements séparatistes favorisent les regroupements transnationaux entre différentes communautés autochtones et contribuent à l’émergence de blocs sous-régionaux, tels que la Communauté Andine des Nations[5].

Autre obstacle, l’exacerbation du patriotisme au sein des différents États latino-américains. Dans ces conditions, le discours « Vive la Patrie, vive l’Amérique Latine unie » paraît contradictoire. Pourtant, la devise « Vive la France, vive l’Europe » ne choque pas, et la marche vers une union politique n’entre pas en contradiction avec l’identité des États qui la composent. Mais le patriotisme sud-américain est bien plus virulent que celui exprimé en Europe. Son exaltation était déjà à l’origine de conflits territoriaux qui persistent: la Guerre du Pacifique (1879-1884) qui opposa la Bolivie et le Chili et à l’issue de laquelle la Bolivie perdît son unique accès à la mer en est un exemple. En 2003, le président bolivien, Gonzalo Sanchez de Lozada, a décidé de faire passer le gazoduc bolivien « Pacific LNG » par cette région « sensible » du Chili. Ce projet a provoqué un mécontentement général des Boliviens, hostiles à ce que les Chiliens puissent profiter de ce gazoduc de quelque manière que se soit. Le président a ainsi été contraint à démissionner. En outre, les très fortes disparités économiques entre les pays de la région sont un handicap majeur. Rappelons que le Brésil et l’Argentine représentent à eux seuls 80% des échanges commerciaux au sein du Mercosur. Le Brésil, avec un PIB de 2 013 milliards de dollars, serait-il prêt à faire partie du même bloc que le Surinam dont le PIB est seulement de 3,4 milliards de dollars ?  Cependant, il ne faut pas oublier les nombreuses avancées communes aux niveaux politique, social et environnemental. Il n’y a qu’à voir la multiplication des institutions interrégionales (UNASUR, ALBA, Conseil de défense, Plateforme interaméricaine des droits de l’homme), des forums ou encore des réseaux et infrastructures transnationales (Telesur, Radio interaméricaine, Petrosur, autoroute Panaméricaine). Toutes ces avancées sont à interpréter comme un dépassement des tensions persistantes.

Des progrès sont également visibles en matière de respect de la démocratie : rappelons l’exclusion du Paraguay du Mercosur et de l’UNASUR suite au coup d’État du 22 juin 2012 fomenté par le Sénat paraguayen qui a destitué le président élu Lugo pour mettre à sa place Frederico Franco. Le rétablissement du président déchu est la condition sine qua non de la réhabilitation du Paraguay au sein de la communauté économique. Si des critiques se sont élevées chez les dirigeants de la région, seuls deux pays sont restés silencieux : la Colombie et le Chili.

L’élément aujourd’hui déterminant pour l’émergence d’une « Union de l’Amérique du Sud » reste la volonté des dirigeants. Kirchner ne scandait-elle pas encore il y a quelques semaines sur Twitter, après la réélection de Chavez : « Ta victoire est notre victoire. La victoire de l’Amérique du Sud et des Antilles » ?

 

Emmanuelle Stein

 


[1] Peuple indigène des Andes réparti entre la Colombie, l’Équateur, et le Pérou. Il s’agit de la plus nombreuse des treize nationalités indigènes de l’Équateur.

[2] Peuple indigène établi au Sud du Chili et de l’Argentine.

[3] Communauté économique regroupant l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay, et le Venezuela. Elle prévoit la libre circulation des biens et services, la création d’un tarif extérieur commun, le rapprochement des politiques économiques et l’harmonisation des législations entre États membres.

[4] Peuple amérindien de Colombie situé dans la Sierra Nevada de Santa Marta.

[5] Cette communauté est née en 1969 suite à la signature de l’Accord de Carthagène. Son objectif est de créer une nation andine sur les anciens territoires des Incas.

 

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  1. Il est clair que l’evolution de l’Amerique latine va en ce sens, mais n’oublions pas que ces pays restent fortement lies aux Etats-Unis par les traites commerciaux et financiers (l’Equateur de Correa garde notamment une economie dollarisee), la plupart conclus dans les annees 1980 et 1990, qui les empechent d’effectuer une reelle prise de distance. Il en va de même pour les echanges commerciaux comme la vente de petrole venezuelien aux Etats-Unis.

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