Une abondance problématique : le paradoxe du Sahel

Une abondance problématique : le paradoxe du Sahel

Selon la légende, le roi Midas mourut de faim car tout ce qu’il touchait se transformait en or, l’empêchant de manger. Le Sahel est, à sa manière, un Midas moderne, puisqu’il enrichit nombre d’acteurs du monde entier tout en souffrant de famines chroniques. Contrairement aux croyances, le Sahel n’est pas une région déserte et sans ressources.

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Le Sahel, zone comprenant la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger, le Tchad et le Soudan, ainsi que le sud de l’Algérie et du Maroc est un espace charnière entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne. Agriculture, minerais, hydrocarbures : tous les éléments y sont présents pour permettre l’enrichissement et l’élévation du niveau de vie local. Pourtant, les pays sahéliens comptent parmi les 40 plus pauvres du monde[1], et plus de la moitié de leurs habitants vivent avec moins de deux dollars par jour. L’intérêt géopolitique pour le Sahel augmente depuis plusieurs années suite à l’accroissement des menaces sécuritaires, économiques et humanitaires. Dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme », les États-Unis considèrent le Sahel comme le deuxième front après l’Afghanistan[2] depuis les années 2000. Cependant la situation sécuritaire critique du Sahel n’est que la partie émergée de l’iceberg, les nombreuses crises qui secouent le Sahel ont pour but principal l’attribution des ressources naturelles. Il en ressort un paradoxe sahélien : les ressources naturelles sont sources de tensions destructrices pour la région.

La famine au cœur du « grenier à mil » de l’Afrique

La plupart des habitants du Sahel tirent leur subsistance de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche. Les cultures de coton, d’arachides et de mil représentent la majeure partie du revenu des populations locales. Ce mode de production en monoculture est très sensible aux aléas climatiques : les fréquentes sécheresses (1968, 1974, 2011…) touchent directement la sécurité alimentaire de ces pays. Même si le changement climatique ne doit pas être surévalué dans le Sahel, la diminution des quantités d’eau présentes dans les fleuves et les lacs est avérée. Le Lac Tchad a ainsi perdu plus de 90% de sa surface en 40 ans, et les conséquences négatives sur la pêche sont réelles[3].
Selon les chiffres de l’OCDE pour la période 2002-2010, concernant la couverture moyenne des besoins alimentaires, le Burkina Faso est auto-suffisant à 116%, le Mali à 99% et le Niger à 94%. Ces chiffres tranchent avec les nombreux appels à l’aide internationale (au printemps 2012 par exemple) pour ces pays menacés par la famine. De tels écarts entre la couverture assurée et les taux réels d’auto-suffisance peuvent s’expliquer par les disparités régionales entre zones de production excédentaires et déficitaires. L’absence d’investissement étatique dans les infrastructures de communication et l’enclavement de certains territoires, notamment au nord de la bande sahélienne, empêchent une égale répartition des denrées. De plus, la priorité est donnée à l’exportation des céréales au détriment des locaux : la bonne santé des marchés céréaliers, au Niger par exemple, peut cacher la malnutrition des habitants. Avec un accroissement démographique deux fois supérieur à la moyenne mondiale qui est de 1,1%, ce qui permet de nuancer l’idée de désert humain, les ressources naturelles vitales peuvent être source de tensions accrues à l’avenir.

La redistribution inéquitable des ressources fossiles et minières

Les pays sahéliens, malgré leurs IDH[4] très bas, sont loin d’être dépourvus de ressources d’origine fossile ou minière. Le Tchad, la Mauritanie et le Niger produisent du pétrole. Le Mali possède d’importantes ressources : sa filière aurifère représente 15% de son PIB et 70% de ses recettes d’exportation. Pourtant, l’enrichissement attendu n’est pas au rendez-vous pour l’ensemble des secteurs économiques : c’est ce qu’on appelle l’économie de rente qui se base sur l’utilisation de revenus issus de l’exploitation des ressources minières ou pétrolières en investissant peu ou pas dans les autres domaines de l’économie. Dans une économie de rente, tous les investissements du gouvernement sont destinés à un secteur précis (les hydrocarbures par exemple), au détriment des autres. Le système pourrait être viable si les ressources générées étaient redistribuées, notamment dans les infrastructures publiques (écoles, hôpitaux…). Mais à cause de la corruption endémique et de l’importance des recettes, l’argent reste dans les poches de quelques heureux élus. La majeure partie de la population n’a ainsi jamais accès aux richesses générées par l’exploitation de son territoire.
Ainsi, l’exemple du Niger, qui possède d’importants gisements d’uranium exploités notamment par le géant français Areva, est symptomatique : les revenus générés vont à la capitale, Niamey, sans être redistribués localement. Comme dans la plupart des pays du Sahel, les capitales ainsi que la majorité de la population se trouvent dans le Sud. La densité moyenne du Mali, Tchad, Soudan, Niger et Mauritanie est de moins de 11 habitants/km2 en 2008 (soit trois fois moins que celle de l’Afrique dans son ensemble)[5], mais ces chiffres cachent une répartition inégale de la population : 12% des Maliens vivent à Bamako par exemple, et de la même façon la plus grande partie des Nigériens vivent sur la bande fluviale au sud du pays. Le Nord est faiblement peuplé, hormis les populations nomades dont font partie les Touaregs. Ces derniers revendiquent une plus grande reconnaissance politique et se soulèvent fréquemment contre le pouvoir central depuis les indépendances, avec une recrudescence des révoltes dans les années 1990. La non-redistribution de la rente issue de l’uranium au Niger augmente les tensions avec les Touaregs qui ont désormais un différend économique avec la capitale. L’enchevêtrement entre revendications politiques, intérêts économiques et positionnement religieux de ces groupes complexifie l’analyse des tensions. Les instabilités découlent donc en partie d’inégalités structurelles dans l’organisation économique du pays et dans la redistribution des revenus.

De nombreux acteurs internationaux aux logiques contradictoires

Les entreprises étrangères, souvent occidentales, exploitent pétrole et gaz dans la région. La mine d’or malienne de Syawa est ainsi dirigée par la firme australienne Resolute Mining Limited, qui en est propriétaire à 80% (contre 20% pour le gouvernement). Cette entreprise a été accusée de pollution, d’augmentation de la pression foncière comme de non redistribution des ressources aux locaux.
La corruption étant monnaie courante, les protestations sont peu écoutées par les autorités. Ces situations sont de plus en plus fréquentes depuis les années 2000, date de l’ouverture de la plupart des marchés énergétiques de la région suite aux pressions des institutions comme le FMI et l’USAID -United States Aid for International Development- qui prônent la libéralisation économique. Les monopoles ont ainsi fait place à une concurrence rude pour les ressources, si bien que les économistes parlent d’un nouveau « hub énergétique » sahélien. De plus, de nombreuses entreprises asiatiques et notamment chinoises sont arrivées sur le marché dans les 20 dernières années.
La conséquence directe de l’arrivée en masse de nouveaux acteurs internationaux est l’accentuation de la faiblesse des États. Déjà grevée par la corruption, l’autorité des gouvernements est toujours plus incertaine du fait d’investissements privés dans les infrastructures publiques. C’est la méthode d’action des firmes étrangères : faciliter l’exploitation du territoire et ainsi se dédouaner des accusations d’autarcie (on reproche ainsi aux Chinois d’importer leur matériel et leurs employés, donc de ne pas faire bénéficier la région de leur activité). Ainsi la China National Petroleum Corporation, principale firme chinoise au Niger depuis 2011, a financé la construction d’un pont pour franchir la rivière Niger[6].
Les acteurs qui exploitent légalement les ressources ne sont cependant pas les seuls présents au Sahel. La région est en effet une plaque tournante du trafic de drogue. Elle sert de zone de passage pour l’héroïne et la cocaïne en provenance d’Amérique du Sud : les cartels de la drogue mexicains ont en effet décidé d’élargir leurs débouchés vers l’Europe et empruntent donc la « voie du 10ème parallèle » à travers le Sahel, passage plus sûr pour faire rentrer la drogue en Europe. De même, la drogue arrive du Moyen-Orient pour être acheminée ensuite vers le nord.
Les migrants internationaux transitent aussi par le Sahel, ce qui pousse l’Union Européenne (UE) à se pencher de près sur la question. La stratégie européenne consiste à favoriser la stabilité et le développement de cette zone pour éviter l’arrivée massive d’immigrants en UE lors de trop fréquentes crises politiques ou humanitaires. Différents programmes d’aide humanitaire ont ainsi été mis en place (avec leur lot de problèmes d’acheminement et de corruption), ainsi qu’une étroite coopération avec la Libye jusqu’en 2011[7]. Il est cependant important de souligner l’écart entre les représentations et les réalités, puisque sur les 5 millions de migrants arrivés en Europe en 2012, 1,5 million seulement venaient d’Afrique subsaharienne[8] et seraient donc passés par le Sahel.

La problématique sécuritaire recoupe le problème des ressources

La pression démographique ainsi que la problématique de la surexploitation des ressources peuvent être aggravées par des facteurs exogènes tels que les crises politiques régionales. La guerre en Libye a ainsi profondément déstabilisé le Sahel, puisque le général Kadhafi jouait un rôle important dans la stabilité de la région dans les années 2000[9]. L’implosion de la Libye a ainsi donné cours à la dissémination des arsenaux militaires vers le Sahel, un facteur crucial de la montée en puissance des mouvements terroristes (au nord du Mali notamment) depuis 2012.
Ces groupes armés représentent d’ailleurs un autre facteur exogène de déstabilisation. Aux Touaregs présents à l’origine et en rébellion fréquente contre les pouvoirs centraux se sont ajoutées des mouvances extrémistes armées religieuses. Le groupe AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique) s’est ainsi fortement implanté dans cette région propice à la guérilla et a pris le contrôle de certains territoires. Le conflit pour l’occupation des sols oppose donc entreprises et groupes armés. La politique consistant à enlever des Occidentaux et à exiger des rançons pour leur libération est pratiquée depuis maintenant quelques années par certains groupes, instaurant un climat d’insécurité et de terreur dans toute la région. Il faut cependant se méfier de l’« effet AQMI » : Alain Chouet, ancien directeur du service de renseignement de la sécurité extérieure, souligne que « tout contestataire violent dans le monde musulman (…), quelles que soient ses motivations, a vite compris qu’il devait se réclamer d’Al-Qaïda s’il voulait être pris au sérieux (…) et s’il voulait donner à son action un retentissement international. » [10]
Les acteurs occidentaux et particulièrement les États-Unis, engagés dans une « guerre contre le terrorisme », utilisent donc différentes stratégies pour limiter l’étendue de l’influence des islamistes extrémistes au Sahel, entre interventionnisme français (au Mali en 2013) et projets américains comme le Trans-saharian Counter Terrorist Initiative[11] mis en place en 2005 qui prévoit une coopération avec les États d’Afrique de l’Ouest pour lutter contre la montée en puissance des mouvements terroristes.
Les grands acteurs du monde projettent leurs intérêts au Sahel : pour les États-Unis il s’agit d’un enjeu sécuritaire accentué par la « guerre contre le terrorisme » ; pour l’Union Européenne de la problématique migratoire liée à une volonté d’aide au développement ; pour la Chine et de nombreuses entreprises occidentales, d’un nouveau marché économique qui s’ouvre depuis 2000 dans un contexte de compétition pour les ressources concomitant à une hausse des prix du pétrole.

Le paradoxe sahélien

Le Sahel est un espace riche en ressources, à la fois agricoles, minières et fossiles. Leur exploitation donne cependant lieu à des tensions, à l’échelle locale mais aussi régionale et internationale. La multiplicité des acteurs, tant légaux qu’illégaux, et les logiques contradictoires qui les agitent complexifient la donne. Le Sahel est ainsi un espace miroir des luttes d’influence du monde : tous les acteurs y trouvent leur intérêt et les États sahéliens ne sont pas de taille à contrôler les forces qui agissent sur leurs territoires. Le désordre permanent de cette région découle donc paradoxalement de sa richesse. Comme Midas, le Sahel a aujourd’hui la capacité de transformer ce qu’il touche en or. Reste à trouver comment ne pas mourir de faim.

Flore Montoyat
Philippe Eisele

[1] A. Antiel et D. Vigneron, « Le Sahel, entre rentes et économie de subsistance », in « Sahel en crises », Questions internationales, n° 58, novembre-décembre 2012.
[2] F. Deycard, « Une région à l’importance internationale croissante », in « Sahel en crises », Questions internationales, n°58, novembre-décembre 2012.
[3] Ibid
[4] Programme des Nations Unis pour le Développement.
[5] GF Dumont, « Géopolitique des populations du Sahel », Diploweb, 7 avril 2010.
[6] Selon http://openoil.net/wiki/fr/index.php?title=China_National_Petroleum_Corporation_(CNPC)
[7] F. Deycard, « Une région à l’importance internationale croissante », Questions Internationales n°58, novembre-décembre 2012.
[8] Ibid
[9] N. Belalimat, J-Y Moisseron, « La nouvelle Libye et les enjeux sécuritaires sahélo-sahariens », Questions Internationales n° 58, novembre-décembre 2012.
[10] in Vulnérabilité et facteurs d’insécurité au Sahel, M. Taje, OCDE, 2011.
[11] cf. discours du Général Jones devant le Sénat étasunien.

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