Bosnie : des violences logiques ?

Bosnie : des violences logiques ?

Depuis plusieurs jours, de violentes manifestations agitent les principales villes de Bosnie-Herzégovine. De nombreux bâtiments ont été incendiés et plusieurs autorités cantonales ont présenté leur démission. Certains considèrent ces violences comme un début de « printemps bosnien », d’autres les résument à leur seule dimension économique. Aujourd’hui sur le terrain car en stage à Sarajevo, je vous propose de revenir plus en détails sur les événements actuels afin de mieux comprendre ce qui se déroule actuellement.

UNE STRUCTURE ÉTATIQUE COMPLEXE ORGANISÉE SUR DES BASES ETHNIQUES

La fédération de Bosnie-Herzégovine (BiH) actuelle est largement issue des « accords de Dayton »1 de 1995 qui visaient à mettre fin à la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995). Ces accords précisent notamment la forme et l’organisation juridique du pays par la présence d’une constitution dans son annexe IV. Ainsi, la constitution d’aujourd’hui n’est pas le fruit d’un vote populaire mais le résultat d’une négociation internationale. Il faut donc noter que la Bosnie-Herzégovine est davantage un État né de la « nécessité de mettre fin à la guerre » qu’autre chose ; le but de Dayton était d’assurer la paix et la stabilité sur le territoire tout en promouvant un cadre juridique égalitaire entre les différentes communautés du pays. Pour cela, trois entités coexistent :

  • la Fédération de Bosnie-Herzégovine, la Federacija Bosne i Hercegovine (à savoir une entité croato-musulmane)

  • la République serbe de Bosnie, Република Српска/Republika Srpska

  • le district de Brčko, entité neutre née post accords de Dayton du fait de l’incapacité des deux entités précédentes à mettre fin aux disputes concernant ce territoire

En bleu ciel la fédération de Bosnie-Herzégovine, en rose la Republika Srpska et en vert le district de Brcko (Source : Wikipedia)
En bleu ciel la fédération de Bosnie-Herzégovine, en rose la Republika Srpska et en vert le district de Brcko (Source : Wikipedia)

L’organisation administrative de la Bosnie est très complexe. À titre d’exemple, la Republika Srpska possède son propre parlement, gouvernement et capitale. La fédération de Bosnie-Herzégovine est quant à elle partagée en 10 cantons possédant chacun leur propre gouvernement ; il en résulte ainsi un maillage administratif extrêmement poussé complexe qui rend toute prise de décision ou coordination à l’échelle nationale difficile. De même, les accords de Dayton prévoient un système de présidence collégiale tournante (Article 5 de la Constitution), la fonction de chef de l’État est assurée par une présidence tournante de 4 ans assurée par un croate et un bosniaque2 de la fédération de Bosnie-Herzégovine et un serbe de la Republika Srpska. Ce système de « partage sur des bases ethniques » se retrouve en outre aussi au niveau de la « chambre des peuples ». Pourvue de 15 membres, elle doit être obligatoirement composée de 5 bosniaques, 5 croates et 5 serbes afin de préserver les équilibres entre entités territoriales et communautés du pays. La Bosnie-Herzégovine est donc un État organisé et divisé sur des bases ethniques dont la stabilité n’existe que par le maintien d’un certain équilibre entre ces différentes communautés.

UN BLOCAGE POLITIQUE CHRONIQUE

Les difficultés récentes rencontrées par le programme ERASMUS constituent en soi un parfait exemple de la difficulté de faire émerger toute décision nationale dans le pays. La Bosnie-Herzégovine ne possède pas de ministre de l’éducation nationale ; tout accord national passe donc par l’accord à l’unanimité des treize autorités responsables. Or le ministre de l’éducation de la Republika Srpka Goran Mutabžija a refusé le 17 décembre 2013 de signer l’accord « car la participation à Erasmus impliquerait la création d’un bureau de coordination nationale, une condition inacceptable pour les autorités de Banja Luka »3

De même, ce blocage politique s’est de nombreuses fois manifestée dans le passé pour des sujets de première importance, l’affaire Sejdić-Finci en est un parfait exemple. Pour rappel, Dervo Sejdić (rom) et Jakob Finci (juif) sont venus contester en face de la Cour Européenne des Droits de l’Homme les dispositions constitutionnelles attestant que seuls des bosniaques, des croates et des serbes pouvaient être élus à la présidence ou bien à la chambre des peuples. Par son arrêt de décembre 2009, la Cour a conclu que la constitution bosnienne violait le protocole numéro 12.4 Plus tard, il fut décidé que la mise en conformité de la constitution bosnienne à la Convention Européenne des Droits de l’Homme était un pré-requis nécessaire à la poursuite du processus d’adhésion à l’Union Européenne. Plus de 3 ans après, aucune réforme n’a été mise en place car les politiciens n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une réforme constitutionnelle. Le processus d’adhésion à l’UE est aujourd’hui bloqué du fait d’un système politique qui n’a pas réussi à se modifier de l’intérieur et ceci coûte cher à la Bosnie Herzégovine. En effet, cell-ci a perdu 45 millions d’euros au titre de l’instrument d’aide à la pré-adhésion de l’Union Européenne.

UNE ÉCONOMIE À LA DÉRIVE

La Bosnie-Herzégovine est l’un des États les plus pauvres d’Europe. La Bosnie connaît un chômage considérable (44 % officiellement, 27,5 % si l’on compte le travail au noir) et détient le record européen du taux de chômage des jeunes (60 %)5. La croissance en 2013 a été de 1% (0,5 en 2012) quand le salaire moyen est de 420 euros par mois6. Enfin, la Bosnie-Herzégovine est considérée comme l’un des pays les plus corrompus d’Europe (Transparency International classe le pays à la 72ème sur 177 dans son indice de perception de la corruption de 2013).

Les manifestations ont commencé à Tuzla, ville du nord-est appartenant à la Fédération croato-musulmane où les revendications portaient sur des salaires et des prestations sociales impayés par des entreprises depuis plusieurs mois. Derrière ces arguments économiques se cachent néanmoins des causes plus profondes. Ce sont les politiciens eux même qui sont mis en cause pour avoir décidé dans le passé la privatisation de ces entreprises. Cette contestation s’est alors rapidement propagée au reste du pays et il est intéressant de noter que celle-ci reste pour le moment imperméable à toute dimension ethnique.

Les manifestations actuelles ont ainsi des raisons économiques mais pas que car celles-ci sont nées du sentiment d’abandon et de désespoir des citoyens. Les politiciens élus démocratiquement sont plus intéressés par le maintien du statu quo actuel que par le développement du pays. En effet, ce développement passerait par la réforme du système actuel donc par le renouvellement des élites politiques. Or mis à part la libération des manifestants et la démission des autorités locales et fédérales, peu d’autres demandes politiques ont été formulées par le mouvement. Nul doute alors que les prochains jours seront décisifs pour l’avenir du « printemps bosnien »

Fabien Segnarbieux                                                                                                               Think Tank Populari, Sarajevo

Pour aller plus loin :

« Bosnie-Herzégovine, pas de programme erasmus pour les étudiants », Le Courrier des Balkans, 23 décembre 2013                                                                                                              http://balkans.courriers.info/article23900.html  

« The Sejdic-Finji question », The Economist, 09 octobre 2013 http://www.economist.com/blogs/easternapproaches/2013/10/bosnia 

« The demands of the public of Tuzla, Sarajevo and Bihać », Balkanist, 09 février 2014 http://balkanist.net/the-demands-of-the-people-of-tuzl/

1 Aussi appelé « accords de Paris » signés le 14 décembre 1995

2 Il est important de préciser les termes suivants : un bosnien est un citoyen de la Bosnie-Herzegovine. Un bosniaque est un slave de tradition musulmane par opposition à un slave de tradition orthodoxe (serbe) et un slave de tradition catholique (croate)

3 Auteur inconnu, « Bosnie-Herzégovine, pas de programme erasmus pour les étudiants », Le Courrier des Balkans, 23 décembre 2013 (consulté le 10 février 2014) http://balkans.courriers.info/article23900.html 

4 Portant notamment sur l’interdiction générale de la discrimination

5 Lejla Sedovic, « Record européen en Bosnie-Herzégovine : 60 % des jeunes sont au chômage, Le courrier des balkans, 03 décembre 2013 (consulté le 15 décembre 2013) http://balkans.courriers.info/article23746.html 

6 AFP, Bosnie : la pauvreté et le chômage et plongent le pays dans la violence, Libération, 09 Février 2014 (consulté le même jour) http://www.liberation.fr/monde/2014/02/09/la-pauvrete-et-le-chomage-ont-plonge-la-bosnie-dans-la-violence_978895 

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