Fiche de lecture : Matthieu Anquez, Géopolitique de l’Iran : puissance dangereuse ou pays incompris ?

Fiche de lecture : Matthieu Anquez, Géopolitique de l’Iran : puissance dangereuse ou pays incompris ?

Matthieu Anquez, Géopolitique de l’Iran : puissance dangereuse ou pays incompris ?, Paris, Argos édition, 2014, 159 p. ISBN 978-2-366-1-401-32

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« Un loup déguisé en mouton ». Voilà comment le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou dénonçait le président iranien Hassan Rohani, fraichement élu, lors de l’Assemblée Générale de l’ONU en Octobre 2013. A la différence de nombreux diplomates européens ou américains, l’Iran semblait pour « Bibi » davantage une puissance dangereuse qu’un pays incompris. Il est vrai que la question des véritables intentions iraniennes fait l’objet de virulents débats. C’est bien l’enjeu de l’ouvrage de Matthieu Anquez de nous éclairer sur l’identité iranienne et de sortir de la vision caricaturale d’un pays dirigé par une clique de dangereux religieux rétrogrades régnant sur une population fanatique. Cela ne constitue d’ailleurs pas sa première étude sur l’Iran puisqu’il a publié en 2008, La stratégie de l’Iran : entre puissance et mémoire. Il s’agit ainsi d’un spécialiste du sujet comme en témoigne sa fonction d’analyste au sein du cabinet de conseil CEIS dans le domaine de la prolifération nucléaire et de l’évolution des rapports de forces au Moyen-Orient. Publié en février 2014 dans un contexte où les tensions entre l’Iran et l’Occident apparaissent moins prégnantes qu’auparavant (élection du modéré Rohani, négociations avancées pour un accord sur le nucléaire), ce livre tente de démythifier le « régime des Mollahs » à travers l’étude des traits fondamentaux de l’histoire et de la culture iranienne.

 

  • L’identité  aux fondements de la stratégie iranienne

Durant les quatre premiers chapitres, Matthieu Anquez présente les caractéristiques fondamentales de l’Iran, au cœur de son identité, permettant de mieux comprendre la politique étrangère de Téhéran.

Il faut dire que les iraniens ont conscience d’appartenir à une civilisation millénaire et de descendre de l’un des plus grands empires jamais bâti, l’empire Achéménide. En dépit des influences arabes, turques ou parfois occidentales, l’Iran a toujours conservé cette idée de posséder une culture riche et très présente au Moyen-Orient. Par exemple, le persan a longtemps fait figure de référence au sein de l’administration, malgré la conquête arabe au VIIIe siècle ou turque au XIe siècle. L’Iran demeure un pays multiethnique et « il est difficile de définir l’iranité selon des critères européens » (p.50). En effet, la diversité prédomine dans la nation iranienne avec différentes origines ethniques (azéri, perse, kurde, turque…). Pourtant, grâce au sentiment d’appartenir à un héritage commun, à des traditions communes, les différences ethniques sont surpassées. A ce titre, on note qu’il n’existe pratiquement pas de mouvements indépendantistes vraiment puissants en Iran, à la différence de ses voisin Turcs (PKK) ou Indiens (cachemiris).

Ainsi, l’histoire demeure un moyen de cohésion d’une population qui se pense, davantage que la Chine par exemple, comme l’Empire du Milieu, le centre du monde. Dans cette histoire, la religion chiite demeure un vecteur identitaire majeur. Elle reste majoritaire dans le pays depuis la conquête Safavide (un peuple issu des Turcomans) qui convertit la population au chiisme duodécimain au début du XVIe siècle. Avec la Révolution Islamique de 1979, un nouvel élan a été donné à la place de la religion dans la société. Plus ou moins marginalisé à l’époque des Shahs du fait de l’influence occidentale, l’Islam chiite reprend toute sa place avec l’avènement de l’ayatollah Khomeiny. En témoigne les institutions politiques qui érigent le Guide en puissance supérieure, notamment en ce qui concerne la défense et la politique étrangère. Il dispose en particulier le pouvoir de nommer le Conseil suprême de sécurité nationale et de démettre, s’il le juge nécessaire, le président de la République. Ce dernier et le Parlement ne jouent dès lors que des rôles restreints bien qu’ils soient élus au suffrage universel (les femmes ayant également le droit de vote).

Comme l’explique Matthieu Anquez, il existe deux sources de légitimité au pouvoir : d’une part la légitimité religieuse, théocratique, qui repose sur le principe du velayat-e faqih (« tutelle du docteur en loi »). En un mot, cela signifie « qu’en l’absence du douzième imam, seul détenteur légitime du pouvoir politique, celui-ci doit être exercé par un docteur en religion dont la tutelle serait reconnu par la majorité des croyants » (p.52). D’autre part, la légitimité populaire s’exprime par le biais des élections, où s’observe l’influence de la Ve République, qui n’ont jamais été remises en cause même au plus fort de la guerre Iran / Irak. Ces deux aspects apparaissent prépondérants pour comprendre la logique du pouvoir iranien. Entre théocratie intolérante (le Président doit être nécessairement musulman) et démocratie autoritaire, le régime de Téhéran parvient à trouver une stabilité et à consolider sa domination sur la masse iranienne.

Cette domination est rendue possible par une milice politique redoutée, le Bassidj, composé de plus de cent mille hommes contrôlés par les Pasdaran (gardes prétoriens du régime). Parmi ses attributions, celle de faire respecter la norme islamique en public mais surtout d’exécuter les « basses œuvres » du régime. On ne compte plus les intimidations de certaines personnalités, la censure intellectuelle ou la capture d’opposants comme ce fût le cas lors de la répression de la Révolution Verte en 2009. Cependant, avec la Révolution Islamique, certaines structures étatiques ont été dupliquées ce qui concourt au désordre institutionnel, à des tracasseries administratives généralisées et à une moindre efficacité. On retiendra l’exemple de la différence entre la police et le bassidj qui demeure une milice du régime. De même avec les gouverneurs de province et les représentants provinciaux du Guide. Ces doublons sont issus de la volonté d’annihiler les structures antérieures à la Révolution, suspectées de ne pas être entièrement fidèles au nouveau régime. Le système politique reste donc assez complexe mais sa connaissance semble indispensable pour comprendre comment se prennent les décisions et surtout qui prend les décisions en Iran.

  • La politique étrangère, entre pragmatisme, religion et volonté de puissance

La République islamique ne fut pas, durant ses premiers mois, farouchement anti-occidentale. Mais rapidement, le nouveau régime initia une rupture radicale motivée par l’idée selon laquelle la révolution devait s’étendre à toutes les terres d’islam, renversant au passage les régimes considérés comme impies. On retiendra l’épisode de la prise de l’ambassade américaine (1979-1981) par des étudiants islamistes qui marqua le début de l’anti-américanisme désormais traditionnel de l’Iran. La guerre Iran / Irak (1980-1988) accentua l’opposition à l’Occident, en raison de son soutien assez marqué à Saddam Hussein. Il faut rappeler que l’Iran s’est toujours nourrie d’un complexe d’encerclement. La nation iranienne, de par son histoire, ressent la sensation d’être oppressée, menacée par les occidentaux et les pays arabes. Rappelons le coup d’Etat de 1952 fomenté par la CIA et le MI-6 afin de destituer le Premier ministre tout juste élu Mohamed Mossadegh. Cette schizophrénie, parfois justifiée, se traduit aujourd’hui par une volonté plus ou moins dissimulée d’obtenir l’arme nucléaire afin de sanctuariser le territoire national et d’assurer la survie du régime. Cette idée se conjugue à la volonté iranienne de prendre en main son destin pour ne plus être soumise aux influences étrangères.

Cela passe par une référence au chiisme qui demeure depuis 1979 l’un des invariants de la politique extérieure de l’Iran. On se souvient e Mahmoud Ahmadinejad qui, en 2006, devant l’Assemblée générale de l’ONU, avait annoncé l’imminence du retour du douzième imam, Al Mahdi. Il s’agissait ainsi d’instrumentaliser la religion à des fins politiques. Le retour de l’Imam constitue un prétexte qui doit justifier la volonté de puissance de Téhéran. Un autre invariant de la politique étrangère iranienne apparait d’être « le porte-drapeau des opprimés » (p.108). Effectivement, la Révolution islamique a vocation à se répandre dans tout le Moyen-Orient. L’objectif est de « nettoyer » le Dar-El-Islam des mécréants et des dirigeants musulmans corrompus (Roi Abdullah en Arabie Saoudite, général Al Sissi en Egypte ou encore la monarchie Bahreïni). A ce titre, on note que l’Iran fit un accueil favorable aux Printemps arabes qui avaient vocation à émanciper les masses arabes de leurs régimes autoritaires. Enfin, le dernier aspect de la politique extérieure iranienne se caractérise par un antisionisme et un antiaméricanisme d’Etat. Il s’agit selon Matthieu Anquez, de « mobiliser les foules autour d’un slogan » (p.109). En un mot, la lutte contre « Satan », s’explique moins par une lutte religieuse contre le christianisme et le judaïsme que par une lutte contre l’impérialisme et le colonialisme dont seraient victimes les palestiniens mais aussi la plupart des nations arabes. Ce combat passe par un soutien iranien à des organisations terroristes telles que le Hezbollah ou le Hamas qui ne jurent que par la destruction de l’Etat hébreu. En ce qui concerne l’opposition à l’Amérique, elle passe en particulier par des relations étroites avec des ennemis déclarés de l’Oncle Sam. Citons notamment le président vénézuélien Hugo Chavez (décédé en 2013 et remplacé depuis par Nicolas Maduro), le bolivien Evo Morales ou encore le cubain Fidel Castro. On constate que le positionnement iranien se justifie par une idéologie religieuse mais aussi par un certain pragmatisme qui ancre l’Iran dans la réalité géopolitique du Moyen-Orient et plus largement du monde.

Face à cette ambivalence, l’ouvrage tente, dans une dernière partie, d’analyser et de répondre aux accusations portées contre l’Iran. Tout d’abord, on peut affirmer qu’il considère l’élection d’Hassan Rohani, un « conservateur modéré », en 2013 comme un tournant. Les excès d’Ahmadinejad ne seront plus reproduits comme en témoigne le message de Rohani souhaitant une bonne nouvelle année aux Juifs du monde entier. En revanche, sur la question nucléaire, Matthieu Anquez ne prend pas véritablement position. Oui, l’Iran poursuit probablement un « agenda militaire secret » (p.143). Mais, non, l’Iran n’a pas d’intérêts, ni même de capacités (lié à la capacité de riposte israélo-américaine) pour attaquer Israël. La présence de la Mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’Islam à Jérusalem, empêcherait également toute action nucléaire iranienne du fait de la contiguïté du territoire israélien. En outre, du fait des conséquences indirectes (course à l’armement, humiliation de l’ONU et des Occidentaux, mort du TNP) qu’entrainerait l’acquisition de l’arme atomique, l’ouvrage doute de la volonté réelle du régime de l’obtenir. Enfin, pour ce qui est du conflit syrien, l’Iran ne semble pas prête à lâcher Bachar El-Assad. Pas tant pour des raisons religieuses que parce qu’il s’agit d’un moyen d’accroitre l’influence iranienne au Moyen-Orient. En Irak, on peut faire le même constat quant au soutien marqué de Téhéran aux chiites face aux sunnites. Le soutien au Hamas, groupe terroriste sunnite palestinien, s’explique par une volonté de prestige au sein du monde musulman. L’Iran souhaite se poser en leader de la lutte face à Israël, puissance militaire majeure de la région. Le prestige perse au sein de la population palestinienne et même d’une partie de la rue arabe reste donc important du fait de la rhétorique très anti-israélienne de la République islamique.

Notre avis

Avec sa Géopolitique de l’Iran, Matthieu Anquez livre un ouvrage abouti qui fournit les clés pour comprendre la logique d’un pays trop souvent caricaturé et méconnu. En analysant les aspects historiques, politiques et sociaux, il parvient à nous introduire à la question iranienne. Car il ne faut pas se méprendre, bien que très documentée, cette synthèse de 159 pages s’adresse à un large public. Toutefois, on peut regretter un optimisme quelque peu abusif, en particulier dans la croyance, certes prudente, à un accord raisonnable sur le nucléaire grâce à l’élection d’Hassan Rohani. Si la forme change, le fond reste le même puisque c’est bien le Guide suprême, Ali Khamenei qui a la mainmise sur la politique étrangère et les questions de défense. En témoigne sa déclaration du 9 novembre 2014, appelant avec virulence à la destruction pure et simple d’Israël, « régime barbare, de loups et d’infanticide ». Comme l’a écrit, il y a peu, le professeur Emmanuel Navon, c’est le Yémen qui apparait comme la prochaine cible de « l’hégémonie iranienne » au Moyen-Orient, Téhéran soutenant activement les rebelles chiites (Houtis) avec l’idée d’en faire une force majeure sur les plans politiques et militaires.

Emmanuel Bercault

ClasseInternationale

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