Adeeb Khalid, Islam after communism

Adeeb Khalid, Islam after communism

Adeeb Khalid est né au Pakistan en 1964. Il a étudié à l’Unversité McGill de Montreal, puis a achevé son doctorat à l’Université du Wisconsin en 1993. Il a fait de nombreux séjours de recherche et d’enseignement à Moscou (Russie), Tachkent (Ouzbékistan), et Doshambé (Tadjikistan). Son expérience internationale lui permet d’avoir une maîtrise parfaite de l’anglais et de l’urdu, mais aussi la capacité de travailler sur des sources primaires en russe, ouzbek, turc et français. L’ouvrage Islam after communism est d’ailleurs également disponible en russe.

Ses travaux se concentrent sur les réformes culturelles, religieuses et politiques de l’Asie Centrale à l’époque contemporaine. Il a par exemple publié The Politics of Muslim Cultural Reform: Jadidism in Central Asia en 2000, et travaille sur un ouvrage au titre provisoire de Between Empire and Revolution: The Making of Soviet Central Asia, 1917-1932. L’essentiel de ses articles porte sur la relation entre islam, communisme et « modernisme », ou, plus largement, entre religion et politique en Asie Centrale. Il enseigne aujourd’hui l’histoire de la Russie, du Moyen-Orient et de l’Asie Centrale à l’Université de Wisconsin-Madison.

La période étudiée va, globalement, de 1805 à 2011, avec un bref retour sur l’histoire plus ancienne. L’objectif est de rejeter la vision essentialiste de l’Islam qui prédomine aujourd’hui, en montrant l’influence énorme des 70 ans de domination soviétique sur la perception de l’Islam par les centre-asiatiques et leurs dirigeants aujourd’hui. Près des deux tiers de l’ouvrage racontent l’islam pendant le communisme. Le titre paraît donc trompeur, mais ce retour historique est plus que nécessaire pour comprendre les évolutions qui suivent la chute de l’URSS en 1991.

Mr Khalid nous rappelle que depuis l’islamisation (Xème Siècle) et jusqu’au XIXème Siècle, l’Islam est avant tout un instrument de légitimation des souverains, sans liens directs avec le Golfe et la Mecque notamment. De nombreuses villes sont sacralisées par des hadith, et les souverains revendiquent une filiation directe avec Mahomet. L’historicité de l’arrivée extérieure de l’islam n’est nullement prise en compte, et la connaissance profonde des « textes sacrés » importe peu pour l’essentiel de la population. Pour bien gouverner, on se réfère à des Miroirs de Prince inspirés de l’Occident plutôt qu’au Coran.

Il constate, en parallèle, du XIIIème au XVIème Siècle, l’émergence d’une grande culture musulmane et persane dans la région, essentiellement grâce au commerce fructueux de la route de la soie. Des madrasas ouvrent, en particulier à Bukhara et Samarcande. Le Coran est peu étudié, réservé aux étudiants les plus brillants. On y enseigne la science, l’histoire, la grammaire, la métaphysique notamment. Les oulémas se constituent alors en une caste dominante, élitiste et respectée. En 1869, l’Asie Centrale entre dans une nouvelle ère : pour la première fois, les Russes annexent une ville majeure en son sein, Tachkent. Le reste de la région se soumet, et des protectorats sont instaurés. Ce sont alors les confins de l’Empire Russe, qui ne voit pas d’utilité à intervenir dans les affaires religieuses de la population.

Face à cette domination nouvelle, un mouvement réformateur a rapidement gagné en popularité : les djadidistes, pour qui un islam sincère doit accumuler des connaissances à l’image des Européens, pour mieux servir leurs idéaux religieux. Jeunes et critiques des oulémas, ils ont néanmoins gardé une place d’outsiders. Tout change avec la révolution Bolchévique de 1917 : les djadidistes se perçoivent comme les leaders naturels d’une nouvelle ère, dans le cadre du nouveau régime. Mais les Bolchéviques avaient, eux, la volonté de « construire la culture » en Asie Centrale. Les premières réformes sont faites en coopération avec les djadidistes : on apporte l’alphabet latin, et les oulémas traditionnels perdent en influence.

Dans les années 1920 en revanche, l’URSS adopte une nouvelle stratégie : un respect apparent des « nationalismes », en fait construits par l’URSS, et une réalité quotidienne fortement influencée par les idées et projets socialistes et communistes. En 1924, les Républiques d’Asie Centrale sont fondées, correspondant aux frontières actuelles, dans le but de créer des ensembles ethniques homogènes. De nouvelles élites formées par l’URSS sont mises « au pouvoir ».

Parallèlement, en 1926, l’islam commence à être perçu comme une menace politique forte. On supprime alors les écoles et tribunaux religieux traditionnels, jusqu’au milieu des années 1930. Cette politique active n’a pas permis la destruction de l’islam, mais a permis d’évacuer l’islam comme vecteur principal de réflexion au sein des populations. La connaissance de l’islam s’est également considérablement amoindrie avec la censure des textes théologiques. La religion ne rythme plus les journées.

Entre 1941 et 1945, la donne change : Staline utilise la fibre nationaliste à outrance, et les mobilisations de soldats pour le front permettent d’unifier les populations d’Asie Centrale autour de la « Grande Guerre Patriotique ». Le sentiment d’appartenance nationale est ouvertement soutenu, mais toujours au sein de l’URSS. Aucune place n’est laissée à la religion dans ce nouveau message politique.

Les secrétaires des Partis Communistes des républiques autonomes suivent le même processus gérontocratique que le Kremlin : avec Brejnev viennent des secrétaires aux « mandats » d’au moins 25 ans. Tous chefs de « leur » ethnie, ils étaient considérés comme des représentants et intermédiaires idéaux du pouvoir central. L’histoire de ces républiques était aussi écrite par elles-mêmes. Tout le travail du « roman national » se constitue donc paradoxalement entre les années 1960 et 1980.

Pendant ce temps, l’islam, toléré dans la sphère privée, est simplifié et essentialisé à l’excès. Nowrouz, le nouvel an iranien et pré-islamique, est considéré comme une fête musulmane. Des « verres à vodka nationaux » apparaissent, que même ceux qui se considèrent comme de bons musulmans adoptent. On oublie alors jusqu’aux récitations des prières. L’appartenance religieuse se dissout complètement dans l’appartenance nationale et ethnique.

En 1988, les mosquées, madrasas et prières publiques redeviennent légales. La vie quotidienne reste pourtant « sécularisée » : le porc continue d’être mangé, l’alcool d’être bu. L’islam n’existe que comme un lien communautaire. L’auteur parle à ce titre de « minimalisme religieux ». En matière de politique intérieure, les États nouvellement indépendants continuent de réguler et encadrer l’activité religieuse de sa population. L’identité nationale fixée sous l’URSS est maintenue, avec la même rhétorique presque partout : progrès économique, éducation pour tous, planification.

Les influences extérieures deviennent de plus en plus importantes. En 1990, les Saoudiens envoient 100 000 Corans en URSS, et offrent le Hajj aux volontaires. Gülen, haute figure en Turquie, ouvre des écoles dans le but de former les élites de demain et ainsi accroître son influence sur la région.

L’opposition politique structurée par l’islam n’émerge que timidement. On a souvent présenté la guerre civile au Tadjikistan comme une guerre entre séculaires et islamistes. Cette représentation, erronée, a été créée par les Russes et les Ouzbeks pour légitimer leur intervention militaire. En Ouzbékistan, une menace plus sérieuse apparaît à la fin des années 1990 : le Mouvement Islamique Ouzbek (MIO).

La répression est néanmoins tellement forte que le mouvement a fini par se disperser entre plusieurs pays voisins, puis à s’effacer jusqu’à une quasi-disparition. Cette répression est par ailleurs tout à fait disproportionnée en Ouzbékistan : Karimov(1) a fait fermer presque toutes les madrasas et exige des tests de culture politique pour faire partie du clergé. Autour d’Andijan, par exemple, sur 2200 mosquées existantes, Karimov n’en a autorisé que 42 à être enregistrées officiellement… L’espace politique laissé à l’islam est donc quasiment nul, et si l’opposition au régime va croissante, elle n’est aujourd’hui en aucun cas structurée par un sentiment religieux.

Islam after communism montre bien la diversité des islams en s’attardant sur celui d’Asie Centrale qui s’est maintenu mais a évolué d’une façon considérablement différente de celle du « monde musulman », duquel il a été isolé pendant l’essentiel du XXème Siècle. On peut tirer deux grandes leçons de cet ouvrage. D’abord, essentialiser l’islam en un seul courant uniforme est une erreur importante. L’islam, comme tous les autres courants religieux, n’est pas qu’une idée, mais bien le fruit d’un long processus historique.

Ensuite, croire que l’islam est forcément un vecteur politique empêche de comprendre des régions comme l’Asie Centrale, où, si l’islam se maintient, il ne le fait pas, à cause de l’histoire comme de la répression actuelle, de façon politique. Le travail de recherche d’Adeeb Khalid est impressionnant, et sa force réside dans le fait qu’il s’appuie autant sur des sources historiques que sur des expériences de terrain personnelles, irremplaçables, en particulier pour la période qui va de 1991 à nos jours.

  1. Président de l’Ouzbékistan en poste depuis le 24 mars 1990.

David Grosjean

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