La Turquie de l’AKP face à la crise syrienne : une étape charnière ?

La Turquie de l’AKP face à la crise syrienne : une étape charnière ?

Le jeudi 5 mai dernier, après la réunion du Comité central de direction de son parti, le Premier ministre turc a annoncé sa démission. C’est ainsi que le dimanche 22 mai, Ahmet Davutoğlu, principal théoricien de la politique étrangère turque de l’AKP (1), a remis sa démission au congrès exceptionnel du parti. Cette crise politique interne dévoile un refroidissement des relations entre le Président et son Premier ministre depuis que ce dernier a pris de plus en plus de place dans le paysage politique national et international, notamment sur la question syrienne. En effet, la presse affirme que c’est Davutoğlu qui, sans s’être concerté avec le Président Erdoğan, aurait proposé à la chancelière allemande, Angela Merkel, que la Turquie reprenne tous les migrants arrivés en Grèce depuis le 20 mars. C’est donc que la crise des réfugiés et plus globalement la crise syrienne ont leur importance dans l’orientation de la Turquie actuelle tant au niveau national que régional et international. Cette crise est l’occasion pour la Turquie de s’essayer à une multiplicité de rôles combinés à un comportement et une rhétorique de « réaction »: c’est une situation que la Turquie « subit » malgré sa volonté de mener une politique pro-active.

Rappelons que la nature changeante des relations entre la Turquie et la Syrie doit être prise en compte dans la lecture de ce dossier. Durant la première décennie des années 2000, la relation est enfin devenue amicale entre les deux pays au point que le 6 février 2011, soit un mois avant les premières manifestations en Syrie, Erdoğan déclare: « Nous avons toujours dit qu’il ne devait pas y avoir de problèmes entre deux frères ». En mars 2011, la révolution syrienne éclate. La Turquie, qui n’a rien vu venir, est préoccupée par un changement de régime étant donné qu’elle partage une frontière de 1000 km avec ce pays. Le premier mois de soulèvement est l’occasion pour la Turquie de pratiquer une diplomatie de couloir pour pousser Assad à mettre en place une réforme de « thérapie de choc », selon Erdoğan. Finalement, on bascule dans une posture foncièrement anti-Bachar de la Turquie. En août 2011, Erdoğan, alors Premier Ministre, annonce que « la situation syrienne est devenue une affaire intérieure turque » tandis que le Président, Abdullah Gül, déclare son soutien à la lutte du peuple syrien. En septembre 2011, Istanbul accueille même la première réunion publique du Conseil national syrien. En effet, le départ du président syrien est désormais une priorité pour la Turquie, qui estime qu’une solution n’est pas pensable avec un maintien d’Assad au pouvoir.

Avec le revirement radical de l’AKP qui accueille les réfugiés syriens en masse et tente de s’imposer comme un acteur du dialogue, ces cinq années marquent aussi le temps des élections en Turquie et d’une certaine dérive autoritaire du régime. Les élections rapprochent Erdoğan de son projet de présidentialiser le régime: il est lui-même élu Président en août 2013. Ces cinq dernières années ont aussi vu la possibilité d’un aboutissement du processus de paix avec le PKK qui a finalement terminé en guerre dans le sud-est contre les « terroristes ». Ces événements peuvent-ils être compris comme des effets de la gestion turque de la crise syrienne?

Quels sont les intérêts mis en jeu dans la gestion turque de la crise syrienne?

L’action ou le laisser-faire de la Turquie: une politique pro-active ou une politique de frustration ?

« Ankara’s Syrian policy — basically an attempt to topple Assad and install Islamists to power in Damascus — collapsed a long time ago », Kadri Gürsel.

Une politique d’accueil des réfugiés ambiguë

Les 23 et 24 mai derniers, le sommet mondial de l’humanitaire s’est tenu à Istanbul, l’occasion pour le chef d’Etat Erdoğan de rappeler au monde de l’humanitaire que la Turquie a besoin d’aide pour continuer à accueillir ces 3 millions de réfugiés.

Les réfugiés syriens ont commencé à arriver dès avril 2011 alors qu’Ankara essayait de négocier avec Damas pour une mise en œuvre de réformes et le retour des Frères musulmans syriens dans la politique. Ce sont d’abord 250 villageois syriens qui viennent se réfugier dans la région de Hatay, près de la frontière. Alors Ministre des Affaires étrangères, Davutoğlu a annoncé la tenue d’une réunion d’urgence au cours de laquelle il a déclaré que la Turquie était prête à accueillir « tous les Syriens qui ne sont pas heureux chez eux ». Il faut rappeler ici que la Turquie a signé le Protocole de 1967 concernant le statut des réfugiés mais a gardé une des deux clauses mises en place par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés de 1951. Ainsi, la Turquie a levé la clause temporelle qui remonte à avant 1951 mais a conservé la clause géographique qui ne parle de réfugiés que pour les ressortissants européens. Ainsi, les Syriens qui sont aujourd’hui en Turquie sont considérés comme des « invités » (misafir): ce qui peut poser problème pour la mise en application de la protection internationale. Cependant, l’Etat turc a mis en place un régime de protection temporaire pour les Syriens qui inclut officiellement une politique d’ouverture des frontières pour ceux qui viennent demander l’asile, le principe de non-refoulement et un accès aux structures d’enregistrement qui comprend une prise en charge des besoins immédiate.

Dans les premiers mois, c’étaient surtout des aller-retour à travers la frontière: les Syriens rentraient dans leur village dès que le danger était passé ou une fois qu’ils avaient été soignés. C’est durant l’été 2012 que la Turquie a connu le plus grand exode de Syriens; on a alors fait construire une quinzaine de camps de réfugiés qui sont largement financés par la Turquie elle-même.

La Turquie est connue pour sa position de « safe haven », une zone tampon, justement pour dégager des zones sûres à l’intérieur de la Syrie où les déplacés syriens seraient en “sécurité”, en tout cas exemptés de bombardement. C’est ce qui avait été fait pour l’Irak; seulement, la Turquie n’oublie pas que les zones irakiennes avaient servi de camps d’entraînement pour le PKK et c’est la même peur qu’Ankara ressent vis-à-vis des Kurdes syriens. Le gouvernement turc a d’ailleurs accusé le régime d’Assad de « jouer sa carte kurde » lorsque l’armée du régime s’est retirée des zones kurdes à l’été 2013.

Le soutien aux oppositions d’obédience islamiste

 La Turquie accueille non seulement les réfugiés mais aussi les premiers déserteurs qui mettent en place les prémisses de l’opposition. Alors qu’Ankara se vante d’avoir assuré la survie d’une opposition modérée en accueillant les premiers sommets de l’opposition dès l’été 2011, on voit surtout que la Turquie a choisi de soutenir des groupes islamistes parmi l’opposition en exil et sur le terrain.

Il faut évidemment revenir ici sur le phénomène Daech, étant donné que beaucoup considère qu’il y a eu complicité entre le gouvernement turc et Daech. Il est certain que cette complicité a au moins été tacite, laissant des frontières étonnamment perméables qui permettent aux djihadistes de se faire soigner et de se reposer en Turquie. A noter que cette complicité est plus développée avec le groupe Al-Nusra. Cependant, l’affaire des camions arrêtés à la frontière contenant des armes et des munitions à destination des rebelles syriens en janvier 2014 a démontré le cafouillage entre plusieurs appareils d’Etat. En effet, un journal proche de l’opposition a écrit que les services de renseignement turcs (MIT) ont loué deux bus qui ont servi le 9 janvier 2014 à faire illégalement entrer en Syrie à partir du poste-frontière de Reyhanlı (sud-ouest) plusieurs dizaines de rebelles islamistes hostiles au régime de Damas.

Selon Bayram Balcı, chercheur spécialiste de la Turquie, le contexte de la guerre en Syrie et des considérations sécuritaires et stratégiques ont dû amener la Turquie à laisser faire, voire à soutenir Daech, afin de provoquer la chute du régime de Bachar el-Assad. En outre, si la Turquie a agi ainsi, c’est également « afin que la question kurde en Syrie ne devienne pas un nouveau boulet pour la Turquie, déjà confrontée au problème kurde sur son sol ».

En effet, lors de l’épisode de Kobanê, on a pu parler du « double » voire du « triple jeu » de la Turquie. Or, Kobanê a justement été l’application à petite échelle de la gestion globale du conflit syrien par la Turquie qui pose comme ennemi principal Bachar Al Assad. Autrement dit, « Kobanê c’est bien triste, mais le responsable des 200 000 morts, c’est Bachar » disaient certains haut-responsables. On n’a donc aucune ambiguïté dans cette politique qui est largement assumée.

Dans les camps, on remarque le rôle actif de l’association IHH (Fondation pour l’Aide Humanitaire), clairement affiliée à une idéologie islamiste et qui peut afficher des drapeaux de l’Etat Islamique lors de ses manifestations. A l’été 2012, le parti de l’opposition, CHP, a voulu visiter un camp mais l’AKP s’y est clairement opposé. On suspecte alors ce camp d’abriter des déserteurs syriens qui recevraient des armes du pouvoir turc. L’affaire a fait un scandale et finalement le gouvernement a autorisé la visite du camp mais le temps écoulé aurait permis d’évacuer les preuves s’il y en avait.

De leur côté, les citoyens turcs sont devenus de plus en plus suspicieux et font le constat de l’arrivée de personnes très religieuses, portant la barbe, qui bénéficient de soins gratuits et trouvent même du travail rapidement. Certains témoignages affirment ensuite qu’il n’y a pas que des Syriens mais qu’on peut distinguer d’autres accents: certains ont un accent maghrébin, on pense que ce sont des djihadistes venus de Libye…Surtout, la colère monte chez les Turcs après les attentats attribués à Daech; on peut citer l’exemple du massacre de Suruç. Lundi 20 juillet 2015, 31 jeunes ont perdu la vie à Suruç, ville turque située à la frontière syrienne, dans une attaque suicide menée par un jeune homme agissant fort probablement sur ordre des hommes de Daech. Après l’attentat, les réseaux sociaux ont été saturés de messages de solidarité aux familles des victimes et de dénonciation de la politique syrienne de l’AKP. « Nous connaissons les assassins ainsi que leurs soutiens »: les slogans soulignaient ainsi la responsabilité évidente de la politique d’Erdoğan vis-à-vis de Daech.

Une crise qui réveille les fractures internes et impulse le projet d’Erdoğan?

Effets socio-économiques sur la Turquie

La lire turque connaît un affaiblissement inédit depuis 2011, révélant une perte de confiance dans les marchés turcs qui peut être due à ses multiples rôles dans la crise syrienne. Les difficultés économiques vont grandissant avec un conflit qui s’étend et touche désormais le Nord-Kurdistan qui constitue un marché clé pour le pays.

En effet, les activités commerciales de la Turquie ont largement été affectées par la crise dans la mesure où cela a provoqué un déclin massif du commerce avec la Syrie. On peut préciser que le commerce entre les deux pays à la fin de 2012 représentait 5 milliards de dollars US, environ 450 millions de véhicules qui passaient de Turquie en Syrie et la grande industrie turque de ciment dans la ville syrienne de Raqqa.

Ce sont aussi les villes-frontière qui ont souffert de ce renversement de situation, comme la ville de Gaziantep qui avait profité de cet essor d’échanges avec une augmentation du nombre d’entreprises et d’hommes d’affaires. On remarque ainsi que, depuis la militarisation de la crise et l’exode massif des Syriens, les Turcs de cette région migrent aussi vers l’ouest et quittent leurs emplois pour plus de sécurité financière et physique. L’accueil et la prise en charge des réfugiés ont coûté à l’Etat turc 4.5 milliards de dollars entre avril 2011 et novembre 2014.

De plus, les conditions de vie actuelles des réfugiés syriens et le manque cruel d’infrastructures scolaires ne vont que renforcer la dégradation des questions sociales sur le long terme. La question de l’accueil massif de réfugiés syriens, peu évoquée lors des campagnes, reste clivante au sein de la société turque et l’AKP est tenu pour responsable de cette arrivée massive. La barrière de la langue vient encore complexifier davantage ce rapport à l’autre, le réfugié syrien.

C’est aussi le tourisme qui pâtit de cette situation: avec la levée des visas en 2009, les Syriens venaient pour faire du shopping ou en vacances, désormais il n’y a quasiment plus de « tourisme syrien » en Turquie. La reprise de la guerre contre le PKK au sud-est fait aussi baisser le tourisme qui avait été relancé avec les projets de « GAP tur », le cessez-le-feu. De manière générale, la multiplication des attentats dans les lieux touristiques et l’incident diplomatique avec la Russie ont fait baisser les chiffres du tourisme en Turquie.

Le gouvernement encaisse pour l’instant l’accumulation de ces difficultés, en espérant que la nouvelle Syrie se dévoile en tant que nouveau marché fructueux…

Renforcement  du pouvoir : Gezi, élections, attentats et autoritarisme

Ces cinq années marquent aussi un tournant dans les affaires domestiques de la Turquie: le mouvement Gezi, les élections, les attentats et la reprise de la guerre contre le PKK montrent un nouveau visage de l’AKP en action. Ces événements ont un point commun: avoir fait ressortir la face violente et autoritaire de l’idéologie du parti au pouvoir.

On a largement parlé dans les médias de l’affaire des camions turcs interpellés à la frontière syrienne par la gendarmerie, dont le contenu a été dévoilé par le journaliste Can Dündar de Cumhuriyet, qui met une fois de plus un coup de projecteur sur le cafouillage dangereux de la politique syrienne d’Erdoğan. Tandis que les Turcs sont de plus en plus las de la politique syrienne du parti au pouvoir, Can Dündar a diffusé la vidéo dans laquelle on peut voir que le MIT (services secrets turcs) a envoyé des armes aux groupes armés syriens affiliés à Daech, alors que le gouvernement affirme toujours avoir voulu envoyer des médicaments aux Turkmènes. Le journaliste a été arrêté et condamné à 5 ans de prison.

Le mouvement de Gezi qui a commencé en mai 2013 marque aussi une étape importante dans l’exacerbation de la violence dans les rapports de force entre les citoyens et le gouvernement. En effet, les exactions de la police ont causé une dizaine de morts et marqué les esprits.

A cette dérive autoritaire du pouvoir, on peut ajouter la multiplication des attentats sur le territoire turc. Après l’attentat du 13 mars à Ankara, un étudiant de l’Université de Galatasaray originaire d’Ankara déclare: « Erdoğan veut nous montrer qu’on a le choix entre la terreur ou le régime présidentiel ».

En novembre 2015, après l’organisation de nouvelles législatives, l’AKP retrouve la majorité absolue au Parlement. L’extrême hausse des voix pour l’AKP, qui n’avait obtenu que 41% des voix en juin en surprend plus d’un. Halk TV, chaîne de l’opposition, annonce la couleur : « terör, hesapladığı gibi AKP ye yarıyor », “la terreur, comme on pouvait s’y attendre fait le jeu de l’AKP ». Il faut aussi rappeler les conditions de vote des citoyens turcs : fraudes, coupures d’électricité, tentatives d’intimidation par l’armée turque à l’est et des groupes paramilitaires dans certains bureaux de vote…Cette période marque aussi la fin du processus de paix avec les Kurdes, c’est-à-dire la reprise des rafles d’arrestations et la reprise des bombardements. De plus, la levée de l’immunité parlementaire marque clairement la volonté de l’Etat turc de réduire les Kurdes à l’image de terroristes « qui sont descendus des montagnes vers les villes » plutôt que de les envisager comme des partenaires politiques.

Une crise qui permet à la Turquie de s’imposer à l’international ?

« Turkey has assumed a number of roles — from attempting mediation to hosting refugees to sheltering armed opposition groups. This multi-faceted engagement is part of Turkey’s overall effort to position itself as a major player on both the regional and global stage. » (Aslı Ilgit, Rochelle Davis)

Une nouvelle force de levier pour l’international : Erdoğan le modérateur?

Lors des révolutions arabes en cours en Tunisie, Egypte et Libye, force est de constater que les manifestants ont exprimé de l’intérêt pour l’expérience turque, notamment pour être parvenue à faire coexister démocratie, économie de marché dynamique et islam. Le chercheur Ali Kazancigil précise: « les médias internationaux allèrent jusqu’à parler de « modèle turc », formule accrocheuse mais exagérée. Les dirigeants turcs eux-mêmes récusèrent ce terme, préférant faire de leur pays une expérience et une source d’inspiration pour les sociétés arabo-musulmanes ». Ainsi, on peut dire qu’ « Ankara a élaboré une diplomatie de soft power » qui repose principalement sur la doctrine d’Ahmet Davutoğlu, alors Ministre des Affaires étrangères, de « zéro problème avec les voisins ».

Une fois que la Turquie a tourné le dos à Bachar Al Assad, sa position est claire mais peu à peu, les autorités turques se rendent compte que leur influence est limitée. En effet, la Turquie lance de nombreux appels à l’action internationale, à la mise en place d’une zone tampon, mais rien ne se passe et elle se retrouve plutôt isolée sur la scène internationale. Alors qu’elle pensait représenter un élément incontournable pour la résolution des conflits dans la région, elle se rend compte finalement que la marge de manœuvre dont elle dispose est limitée, bien que réelle. C’est particulièrement dangereux pour le gouvernement turc qui peut perdre du crédit si ses promesses virulentes ne sont pas suivies d’effets. C’est ainsi qu’en 2012, on commence à entendre dans le débat turc des déclarations inquiètes sur les conséquences internes de la crise syrienne. Puis, il y a l’attentat à Reyhanlı, dans l’est de la Turquie, qui fait une cinquantaine de morts en mai 2013: le régime de Bachar est accusé mais l’importance de la censure effectuée sur la presse turque met le doute sur les véritables responsables. Enfin, l’attaque chimique d’août 2013 par le régime syrien dans La Ghouta permet à la Turquie de se repositionner de manière ferme contre Damas. On a donc des fluctuations dans la position.

En fait c’est surtout un alignement sur les positions des Etats-Unis. « Cependant, appuyer les positions de l’Ouest n’est pas la priorité de l’AKP. Ils comptent surtout jouer un rôle de modèle pour le Moyen-Orient et devenir la voix du monde musulman. Ils développent leur propre concept de profondeur stratégique et une diplomatie rythmée qui vise à repositionner la Turquie de la périphérie des acteurs internationaux au centre » (Kadri Gürsel).

Dernièrement, l’accord sur les migrants négocié contre une levée des visas a montré qu’Ankara pouvait encore se mettre en position de force et « il est difficilement imaginable que l’Union européenne recule sur cet accord ». « En effet, la situation chaotique qu’a connu l’Europe semble s’être relativement améliorée depuis la signature du-dit accord, puisque le flux de migrants a considérablement diminué et que la Turquie maîtrise davantage la prise en charge des syriens sur son sol. Cet accord convient ainsi parfaitement aux pays européens et un recul européen dessus paraît peu probable. » (2)

Interventions en Syrie : une Turquie va-t-en guerre ?

La Turquie a longtemps revendiqué une zone de sécurité aérienne et la mise en place de couloirs humanitaires. Parallèlement, le 4 octobre 2012, l’assemblée nationale turque a autorisé le déploiement de forces armées dans les « pays étrangers », lorsque le gouvernement le souhaite. Cette motion est vague et imprécise, mais la cible est claire: la Syrie. En effet, la Turquie subit de nombreux « accidents » à la frontière: de nombreux envois de roquettes dont certaines ont tué cinq Turcs à Akçakale, en ce moment c’est à Kilis ou Antep qu’elles font des blessés. Cette étape franchie en octobre 2012 marque une militarisation de la politique syrienne de la Turquie. Ainsi, en juin 2012, après que la Syrie ait abattu un avion de chasse turc en tuant ses pilotes, la Turquie a définitivement changé les règles de son engagement dans la frontière sud. Désormais, tout matériel militaire syrien qui approche la frontière sera considéré comme une menace. En interne, les laïcs ont vu cette étape comme la volonté de l’AKP d’imposer son leadership dans le monde arabe tout en renforçant son régime. Les critiques pointent surtout du doigt l’absence de suivi de la doctrine « zéro problème avec les voisins » et la non-interférence dans les affaires domestiques des voisins.

« Nous voulons une opération terrestre avec nos alliés internationaux (…), sans opération au sol, il est impossible d’arrêter les combats en Syrie », a déclaré à la presse ce responsable turc qui s’exprimait sous le couvert de l’anonymat. Cependant, les autorités turques n’ont de cesse de rappeler qu’il n’y aura « pas d’opération militaire unilatérale de la Turquie en Syrie ». Il faut quand même relever les interventions qui ont été menées pour des « raisons historiques ». En effet, en février 2015, l’armée turque a mené une incursion en territoire syrien afin d’évacuer la tombe de Suleiman Shah, grand-père d’Osman qui est le fondateur de l’Empire ottoman, qui était occupée par Daech.

En février dernier, l’armée syrienne a bloqué la route d’Alep avec l’appui de la Russie, ce qui a agacé Erdogan qui souhaiterait intervenir en Syrie. Mais Erdoğan et Davutoğlu n’ont pas réussi à mobiliser les puissances internationales ni même leur propre armée qui se montre plutôt réticente à une quelconque incursion en territoire syrien. Finalement, Ankara a reculé, reconnaissant que cela pourrait provoquer une crise sans précédent avec la Russie qui a menacé d’utiliser ses armes chimiques.

Il faut rappeler que la principale préoccupation d’Ankara au niveau militaire est la sécurisation de la frontière vis-à-vis des rebelles kurdes. La Turquie pratique désormais une politique de représailles automatiques; ainsi, le massacre qui a duré du 14 au 17 février dernier a montré qu’Ankara se préoccupait moins de Daech ou de Jabhat Al Nusra que du YPG kurde. La Turquie face aux refus internationaux de venir appuyer sa politique en Syrie se retrouve en fait isolée, depuis 2015 surtout.

Pour ce qui est de la dégradation des relations turco-russes, cela peut être interprétée comme un échec mais c’est aussi la démonstration des rapports de force entre deux puissances qui se disputent le leadership pour la région et tentent toutes deux de s’imposer sur la scène internationale. « Depuis le mois de septembre, ces avions barbares, lâches et cruels bombardent la Syrie sans faire aucune distinction entre les civils, les enfants et les militaires », a ainsi lancé M. Davutoğlu. En février 2015, on est au bord de l’affrontement quand la Russie dénonce les projets d’intervention de la Turquie et convoque le conseil de sécurité. Finalement, il semblerait qu’Ankara ait abandonné l’idée de l’intervention mais la fermeté de ses positions maintient la possibilité d’une confrontation militaire avec la Russie.

Qu’elle soit interprétée comme bénéfique ou néfaste pour le gouvernement AKP, le fait est que la crise syrienne constitue une étape charnière pour le parti au pouvoir et pour la Turquie. Les opposants avaient tendance à voir le dossier syrien comme une partie du grand rêve de leadership régional de Davutoğlu. Maintenant qu’il est parti, à qui cela va-t-il profiter ? L’AKP ne paye-t-il pas aussi le prix de sa politique syrienne ? D’autres envisagent cette crise comme une opportunité pour la Turquie de s’affirmer après 10 ans de croissance économique et une manière de s’arranger un nouveau marché économique fructueux dans la nouvelle Syrie à venir.

Il faut surtout se rappeler que la Turquie a une frontière longue de 1000 km avec ce pays qui représentait son troisième partenaire commercial en 2010. Les enjeux que cette crise renferme au niveau régional et international sont également imbriqués aux questions domestiques auxquelles doit faire face le gouvernement. La crise économique, la question kurde, l’affirmation sur la scène internationale, la lutte pour le leadership régional, le rôle de leader musulman…Pour toutes ces raisons, la Turquie ne peut tout simplement pas se tenir à l’écart de la crise et c’est pourquoi elle s’essaye à plusieurs rôles, au risque parfois de perdre de sa crédibilité.

Solene Poyraz

(1) AKP,  Parti du Développement et de la Justice, islamique modéré, au pouvoir en Turquie depuis 2002.

(2) Hamdi Arslan, “visas: la Turquie menace de bloquer l’accord sur les migrants”, Aujourd’hui la Turquie, 26 mai 2016, http://aujourdhuilaturquie.com/fr/visas-la-turquie-menace-de-bloquer-laccord-sur-les-migrants/

 

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