Les accords Sykes-Picot

Les accords Sykes-Picot

Le 30 novembre 2016 s’est tenue à l’Institut Libre d’Étude des Relations Internationales (ILERI) une conférence sur les accords Sykes-Picot de 1916. Henry Laurens, agrégé d’histoire, docteur d’État et professeur au Collège de France, a ainsi traité de façon générale du partage du Moyen-Orient et de la naissance des États modernes. Il a divisé son propos en plusieurs parties, que nous allons retranscrire ici.

La question d’Orient

La question d’Orient est un terme du XIXème siècle qui interroge le sort de l’Empire ottoman. Il apparaît pour la première fois vers 1832, dans des ouvrages en français et en anglais. A cette époque, l’Empire ottoman était « l’homme malade de l’Europe », expression forgée la première fois pour décrire la situation ottomane. La route de l’Inde, dessinée par les Britanniques, interdisait aux autres empires de se placer sur cette région. Par ailleurs, la route de la Russie jusqu’à la mer chaude, vers le sud, représente une autre source de conflit dans la région. Enfin, on peut aussi noter la présence des Autrichiens dans les Balkans.

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Puisque les Européens ne pouvaient se partager l’Empire ottoman, ils se répartirent la tutelle de la région, par le biais du « Concert Européen ». Ils mirent en place des traités de capitulations qui donnaient des privilèges fiscaux, juridiques et économiques aux Occidentaux. Les États-Unis en profitaient aussi.

Cette situation avait tout intérêt à demeurer telle quelle, car l’Empire ottoman profitait plus aux Européens en restant uni. Ainsi, en 1890, lorsque les grands massacres d’Arméniens commencent, les Européens ne font rien pour les faire cesser, car la disparition de l’Empire ottoman leur poserait plus de problèmes qu’autre chose. De même, en 1912, durant les guerres balkaniques, les Européens ne soutiennent pas les pays des Balkans qui veulent se libérer du joug ottoman.

Par la suite, d’autres accords sont peu à peu mis en place, divisant l’Empire ottoman en zones d’influence. On accorde la Syrie, qui englobe la Palestine actuelle, à la France. L’influence française sur la Syrie dérangeait les Anglais. Présents en Égypte depuis 1882, ils tenaient à conserver leur influence sur la région, en particulier sur la Palestine, pour protéger le Canal de Suez. L’Allemagne obtient la région de l’Anatolie jusqu’à Bagdad. Les Britanniques, quant à eux, exercent leur influence de Bagdad à Bassorah (ce qui correspond à l’Irak d’aujourd’hui). Les Russes ont aussi un territoire. Ces zones d’influence incluent aussi des accords économiques et des concessions pétrolières. Les grandes sociétés européennes Shell, l’Anglo-Persian Oil Company (l’ancêtre de Beyond Petrolum – BP), et la Deutsche Bank ont ainsi des concessions dans l’Empire ottoman, mais elles n’exploitent pas encore les ressources pétrolières.

Les outils culturels et mentaux

Le 8 septembre 1914, l’Empire ottoman abolit unilatéralement les traités de capitulation. C’est une catastrophe pour l’ensemble des Européens. Ce moment marque aussi la naissance du « Jihad made in Germany ». Ce jihad allemand est proclamé à partir de l’Empire ottoman pour déclencher des révoltes dans tous les empires coloniaux au Moyen-Orient. Français, Britanniques et Russes sont paniqués. Dès décembre 1914, la France et la Grande-Bretagne veulent mettre en place un contre-jihad, mené par le Chérif de la Mecque et de Médine, avec la volonté sous-jacente de le faire devenir un calife par la suite. Le Haut-Commissaire d‘Égypte, McMahon et le Chérif Hussein, suite à une longue correspondance, établissent un accord dont les versions finales, rédigées en anglais et en arabe, sont très différentes. Ces accords préparent le démantèlement de l’Empire ottoman et la naissance des premiers États arabes indépendants. Ainsi, le Chérif Hussein comprend qu’on lui donne tous les territoires arabophones jusqu’à la mer, tandis que les Anglais pensent avoir tout promis sauf les littoraux. On décide quand même de constituer des États arabes sous tutelles française et britannique.

Dès décembre 1914, le front est bloqué dans la guerre de position. Les Français et les Anglais décident d’attaquer Constantinople, par le biais de Dardanelles, pour rétablir la relation géographique avec la Russie et attaquer l’Autriche et l’Allemagne. Les Russes acceptent de coopérer à condition de recevoir Constantinople. Il est alors décidé de se partager l’Empire ottoman, en commençant par accorder Constantinople à la Russie.

Les accords

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François-Georges Picot, 1870 – 1951

François-Georges Picot est un diplomate français qui a été Consul de France à Beyrouth. Sir Mc Sykes est un député conservateur qui a beaucoup voyagé. Considéré comme étant orientaliste, il a surtout le mérite d’être l’homme de Lord Kirchner, ministre de la Guerre anglais. Les deux hommes discutent entre 1915 et 1916, principalement par correspondance. La lettre d’instruction de Picot stipule qu’il doit définir les frontières entre l’Arabie (zone anglaise) et la Syrie (zone française). La France veut une Syrie francophone, et l’Angleterre veut une grande Arabie qui lui assure les voies de communication avec l’ensemble de son empire. En 1916, chacun fait des concessions, mais les Anglais et les Français essuient une défaite aux Dardanelles. Les accords sont signés par les ambassadeurs français et anglais Paul Cambon et Sir Edward Grey. Le nom Sykes-Picot a été attribué aux accords lorsque les deux parties prenantes ont arrêté de les reconnaître.

 

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Il est entendu que la zone A sera sous contrôle indirect français, et que des conseillers français seront présents. La zone bleue fait l’objet d’un contrôle direct par la France.

Il en va de même pour la zone B, si ce n’est que l’influence britannique sera exercée indirectement par des conseillers britanniques. La zone rose est administrée directement par les Britanniques.

La Palestine est internationalisée, sans que son statut ne soit précisé. L’enclave autour d’Acre et Haïfa est britannique. Elle permet aux Anglais d’avoir accès à la Méditerranée, qui ont pour projet de construire un chemin de fer à travers leur zone.

En avril 1917, un autre accord secret est signé entre la France, l’Angleterre et l’Italie. Il s’agit de l’accord de Saint-Jean-de-Maurienne. L’Italie se voit allouée le sud-ouest de l’Anatolie, dont la ville de Smyrne. Les Russes obtiennent la partie est de l’Anatolie, qui est arménienne à l’époque. Cependant, fragilisées par la Révolution qui menace, les forces tsaristes ont de plus en plus de mal à contrôler les territoires récemment reçus.

Se partager la peau de l’ours sans l’avoir tué

Les Français et les Britanniques, après s’être partagés théoriquement l’Empire ottoman, devaient asseoir leur autorité sur les nouveaux territoires qu’ils contrôlaient. Les Britanniques, présents en Égypte, traversent le Sinaï et arrivent en Palestine en deux ans, en 1917. Cependant, ils se heurtent à la présence des Ottomans à Gaza, d’où ils sont repoussés.

Les Français, pour leur part, veulent garantir une voie vers la Mecque, pour permettre aux musulmans de l’empire français de s’y rendre en pèlerinage. En effet, H. Laurens souligne que la République laïque française organise tous les ans, jusqu’en 1962, un pèlerinage à la Mecque. Il s’agissait de montrer que la France était du côté de l’Islam de France et des musulmans d’Afrique du Nord.

Par ailleurs, les Britanniques veulent arriver en Syrie avant les Français. H. Laurens mentionne ici l’histoire de T. Lawrence, racontée dans le film Lawrence of Arabia (David Lean, 1963).

La question sioniste

Sykes travaille avec Chaim Weizmann à la création d’un état juif, collaboration qui aboutit à la déclaration Balfour du 9 novembre 1917. Cela a permis de remettre en cause l’accord de 1916, qui ne prenait pas en compte la création d’un État juif. Ici, les Britanniques s’appuient sur la dimension internationaliste de la religion juive. Ils espèrent à la fois obtenir le soutien des Juifs étasuniens, mais aussi éviter que les Juifs russes ne prennent part à la révolution qui se joue à ce moment-là en Russie.

La syntaxe du droit international

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Sir Mark Sykes, 1879 – 1919

Mark Sykes comprend que l’ère de l’impérialisme est révolue et que les zones d’influence sont terminées. Il veut construire un nouveau projet politique dans lequel intégrer l’idée du président étasunien Wilson du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les Britanniques aideraient alors les peuples arabes à créer leurs États souverains. En contrepartie, les intérêts britanniques seraient privilégiés par ces États nouvellement formés. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est peu à peu intégré dans les accords, que l’on rend publics. En 1917, les États-Unis entrent en guerre, mais ils ne reconnaissent pas les accords secrets des Européens.

 

A partir de 1918, une nouvelle série de textes bouleverse les choses.

« Dieu s’était contenté de dix commandements » – Clemenceau

Le président Wilson prononce son discours en quatorze points le 8 janvier 1918, devant le congrès américain. Le 12ème point stipule :

« Aux régions turques de l’Empire ottoman actuel devraient être assurées la souveraineté et la sécurité ; mais aux autres nations qui sont maintenant sous la domination turque on devrait garantir une sécurité absolue de vie et la pleine possibilité de se développer d’une façon autonome ; quant aux Dardanelles, elles devraient rester ouvertes en permanence, afin de permettre le libre passage aux vaisseaux et au commerce de toutes les nations, sous garantie internationale. »

Le terme autonome pose de nombreux problèmes, et les pressions américaines se font de plus en plus insistantes sur les Français et Britanniques. Par ailleurs, la déclaration Hogarth fait suite à la déclaration Balfour, mais elle mentionne pas de foyer juif. Ces nombreuses contradictions amènent chaque partie prenante à ne considérer que les accords qui préservent au mieux leurs propres intérêts.

La fin de la Première Guerre mondiale

Les Allemands manquent de pétrole, alors que les Alliés en ont. L’armée allemande semble être restée figée au XIXème siècle, lors de l’apogée du chemin de fer. Les Français, au contraire, font l’usage des tanks et des camions, grâce au pétrole que leurs fournissent les Alliés. A cette époque, les États-Unis sont les premiers producteurs de pétrole tandis les Britanniques garantissent leur approvisionnement grâce à l’Anglo-Persian Company. Les Français aimeraient aussi avoir du pétrole, notamment celui qui se trouve à Mossoul. Cependant, les concessions ont été accordées à la Turkish Petroleum Company, dont la majorité des parts est britannique.

A la fin du mois de septembre 1918, l’Empire ottoman ne parvient plus à repousser les attaques anglaises sur le front de Gaza, tandis que les Français attaquent Constantinople. Suite à la victoire des Européens en novembre 1918, le général anglais Sir Allenby divise le Moyen-Orient en trois zones. La Palestine reste sous influence anglaise, de même qu’une bonne partie de la Syrie. Les littoraux syriens et la Cilicie sont attribués aux Français.

Le 1er décembre 1918, Clemenceau rencontre Lloyd George, premier ministre anglais, qui veut la Palestine et Mossoul. Clemenceau ne s’intéressait pas aux lieux saints. Les conditions de la France prennent la forme d’un accord pétrolier. Des territoires sont concédés au Royaume-Uni tandis que la France espère obtenir des concessions pétrolières. Par ailleurs, Clemenceau ne s’intéresse qu’à l’Allemagne, et pas au Moyen-Orient. Il souhaite simplement que la situation soit réglée avant la venue de Wilson à Paris, pour la conférence de la paix de 1919.

Le président Wilson est un homme du Sud des États-Unis. Il est par ailleurs très raciste. Ainsi, s’il soutient le droit des peuples pour les Blancs, il considère que les Noirs n’en ont pas besoin. Pour les « Bruns », on lui suggère de faire établir des mandats par la Société des Nations. Les mandats C sont pour les colonies allemandes. On accorde même un mandat C aux Japonais. La Namibie, le Cameroun et la Tanzanie sont par exemple sous le régime du mandat B, mais leur sort est loin d’être la priorité des Occidentaux. Enfin, les mandats A, prévus à l’article 22, alinéa 4, de la Charte de la Société des Nations, réglaient le sort de nombreux États du Moyen-Orient.

« Certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman, ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement, à la condition que les conseils et l’aide d’un Mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules. Les vœux de ces communautés doivent être pris d’abord en considération pour le choix du Mandataire »

Les accords de Deauville, signés en septembre 1919, laissent un peu plus d’espace aux Français en Palestine. Quant aux Anglais, ils n’ont plus les moyens de garder des soldats au Moyen-Orient. A la conférence de San Remo, qui a lieu entre le 16 et le 19 avril 1920, la France et le Royaume-Uni se mettent finalement d’accord sur le partage du Moyen-Orient. Français, Anglais, Russes et Américains récupèrent chacun 23,75% des parts de la Turkish Petroleum Consortium.

Enfin, les accords de Lausanne sont signés en 1923. Ils marquent la fin de l’Empire ottoman et la naissance de la République turque, avec à sa tête Mustafa Kemal Atatürk.

Mossoul

Le statut de la ville de Mossoul posait déjà problème à l’époque. Les Turcs ne voulaient pas que la ville appartienne à l’Irak, comme le soutenait les Britanniques. La Société des Nations a accepté que Mossoul fasse partie de l’Irak, à condition que les Turcs obtiennent une concession sur les ressources pétrolières et que les droits des Kurdes soient respectés. D’ailleurs, le président turc Erdogan a récemment fait allusion à cette décision de la SDN dans l’un de ses discours.

Dans le même temps, les Britanniques tracent les frontières de l’Arabie Saoudite, du Yémen, du Koweït et du Bahreïn. Ces tracés frontaliers empruntent les anciens tracés administratifs de l’empire Ottoman.

« Les Français et Britanniques ont tracé les contours, et les habitants les ont coloriés », explique H. Laurens. Les peuples et les gouvernements des États se sont appropriés les territoires qui leur ont été attribués, via des conquêtes internes. Les États arabes ont peu à peu pris le contrôle de territoires et de populations.

Les réfugiés palestiniens en 1948

Lorsqu’ils arrivent en Syrie, au Liban, en Tunisie, les États et les populations ont refusé de les intégrer, et les Palestiniens ont gardé leur nationalité. Au Proche-Orient, il est très difficile d’obtenir la nationalité du pays où l’on réside.

Depuis, chaque pays a créé sa propre histoire nationale. Les États souffrent d’un déficit de légitimité dû à leur histoire. L’idée panarabisme commence à se mettre en place. En temps de crise, H. Laurens fait remarquer qu’il y a une arabisation ou une internationalisation des conflits, et des systèmes de coalition, d’alliances, et de contre-alliances se mettent en place.

Laurens soutient par ailleurs que toutes les guerres dans le monde arabe, à l’exception des revendications kurdes, ont pour objectif de s’emparer du pouvoir, afin de contrôler le territoire par le biais de l’État. Ainsi, il n’y a pas de volonté séparatiste, ni de projets de redéfinition des frontières.

De fait, les frontières des accords Sykes-Picot ne sont pas en danger dans la mesure où on ne veut pas les supprimer, mais plutôt les diviser en sous-ensembles. Il faut aussi prendre en compte l’exode rural qui touche les pays arabes. Les capitales et autres grandes villes voient affluer des populations venant de tous les territoires de chaque pays. Cela contribue à créer et maintenir l’instabilité.

Les limites de San Remo ne vont pas être contestées, sauf peut-être pour la question kurde. Mais il est probable que l’on aille vers des formes de fédéralisme, de territoires autonomes, dans lequel les États produiraient les papiers d’identité et géreraient la redistribution selon les rentes et les accords avec les populations.

Odile ROMELOT

Pour aller plus loin : Les Chebabs de Yarmouk

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