La révolution universitaire latino-américaine : ! Ay, caramba !

La révolution universitaire latino-américaine : ! Ay, caramba !

Le continent latino-américain est-il sur le point de donner naissance à une révolution silencieuse? En ce qui concerne son système universitaire, tout nous laisse suggérer que plus rien ne sera comme avant. Retour sur ce qui sera probablement la pierre angulaire de l’émergence des pays d’Amérique latine.

     Avec plus de 20 millions d’étudiants en 2017, l’Amérique latine connaît l’une des plus profondes mutations de son histoire en matière de système universitaire. La part des étudiants âgés de 18 à 24 ans représentait 21% du nombre total d’étudiants en 2000, et a grimpé en une dizaine d’années pour atteindre 43% en 2013. La région apparaît dès lors comme la plus dynamique du monde en matière d’éducation, avec une augmentation du nombre d’étudiants qui n’est absolument pas comparable à celle des autres pays, comme le soulignent les données délivrées par la Banque Mondiale. A titre d’exemple, la France connaît un reflux de 7% de ses effectifs dans l’enseignement supérieur en 2017. Du point de vue de l’appartenance sociale des étudiants, une amélioration semble se dessiner : parmi les 50% de la population la plus pauvre de l’aire latino-américaine, 24% avaient accès à l’université en 2012, contre 16% en 2000, soit une augmentation de 3 millions d’étudiants issus de ces milieux les moins favorisés.

            Afin de répondre à cet afflux croissant d’étudiants, plus de 2300 universités ont été construites depuis le début des années 2000, ainsi que de nombreux instituts offrant des parcours diplômants. La plupart de ces établissements sont privés et ne requièrent pas d’examen d’entrée, ce qui pourrait expliquer pourquoi moins de la moitié des étudiants d’Amérique latine soit scolarisée dans l’enseignement public. Ce développement du nombre d’étudiants est signe de progrès socio-économique pour l’Amérique latine, et peut s’expliquer notamment par la généralisation de l’accès au lycée (la Segundaria) et les nouvelles aspirations de la classe-moyenne émergente. Perçue comme un des outils de la démocratisation des pays latino-américains, l’éducation a été au cœur de nombreuses réformes plus ou moins réussies, notamment en ce qui concerne l’enseignement supérieur. Les réformes curriculaires menées en Amérique latine ont longtemps manqué de cohérence, à la fois entre les cycles -décalage entre les niveaux demandés au lycée et à l’université, provoquant de nombreux échecs en première année notamment-, mais aussi entre les voies générales et professionnelles. Ceci peut s’expliquer  par le modèle de développement adopté par certains pays d’Amérique latine, qui ont longtemps pâti de l’exploitation des ressources naturelles (Colombie, Bolivie), de la dette extérieure (Venezuela, Cuba), ainsi que du déséquilibre financier interne (Pérou), qui a longtemps mis l’éducation à l’écart du progrès socio-économique. Les résultats en matière d’enseignement ont bien souvent été déconnectés des activités économiques telles que l’innovation ou bien le progrès technique, qui sont pourtant des éléments moteurs de la croissance à long terme.

           La prise de conscience de cette révolution universitaire en Amérique latine trouve son origine dans l’objectif d’adaptation des curricula aux besoins des élèves de l’enseignement secondaire, qui ont ensuite accès au monde universitaire. En favorisant leur envie d’école et leur motivation, les résultats des élèves peuvent correspondre aux nouveaux besoins de la société, qui tend de plus en plus à s’intégrer dans les échanges mondiaux et dans le système capitaliste. Au Costa Rica par exemple, une partie du curriculum consiste à enseigner le vivre ensemble, l’éthique, l’esthétique, l’art et la citoyenneté. Ces compétences font partie de ce que certaines entreprises qualifient de « soft skills », selon le jargon entrepreneurial moderne. Les nouveaux changements du monde universitaire latino-américain laissent présager une hausse de la main-d’œuvre qualifiée, qui vient à manquer dans de nombreux pays. Selon la Banque Mondiale, 14% de la main-d’œuvre possède un diplôme universitaire en Amérique latine, pour 42% aux États-Unis.

           Néanmoins, la révolution universitaire a ses limites. Près de la moitié des étudiants inscrits à l’université dans les pays d’Amérique latine abandonne leur cursus sans avoir décroché leur diplôme. Ce phénomène de décrochage scolaire est très inquiétant, dans la mesure où il correspond à une perte substantielle de revenus futurs pour les étudiants, mais aussi à la perte de leurs frais de scolarité. Certains étudiants diplômés dénoncent même le gâchis représenté par leur formation, qui ne permettait pas d’accéder à un poste suffisamment rémunéré pour compenser les frais de scolarité engagés auprès des établissements privés. Le décrochage scolaire concerne donc la plupart des étudiants issus de milieux sociaux défavorisés, et ne fait que confirmer la théorie du sociologue français Raymond Boudon, mise en évidence dans son ouvrage L’Inégalité des chances. Boudon affirme que les élèves issus de milieux défavorisés poursuivent leurs études en fonction de leurs ressources financières et les perspectives professionnelles apportées par l’acquisition du diplôme convoité. Dans le cadre de ce que le sociologue appelle « l’individualisme méthodologique » (terme créé par Joseph Schumpeter en 1908), les étudiants prendront moins de risques et abandonneront leur cursus s’ils ne disposent pas de ressources économiques suffisantes (et ce malgré de bons résultats scolaires). A l’inverse, les étudiants issus de milieux plus favorisés pourront choisir des cursus plus sélectifs s’ils ont la certitude d’avoir des ressources financières à disposition. Il faut par conséquent repenser la politique éducative concernant l’enseignement supérieur latino-américain. Pendant trop longtemps, les difficultés économiques ont conduit les dirigeants à faire l’impasse sur les dépenses d’éducation, voire même à réduire les postes budgétaires. En outre, la spécificité du système universitaire latino-américain est de recruter majoritairement les étudiants dans les filières du droit ou des sciences sociales et politiques, alors qu’une main d’œuvre diplômée en mathématiques et en ingénierie est davantage recherchée par les entreprises locales. La question du financement de ces universités est également en jeu : au Chili, la présidente Michelle Bachelet a proposé de réduire la charge financière des études universitaires en établissant la gratuité des frais de scolarité. Le Pérou et la Colombie ont mené des réformes visant également à soutenir les étudiants, par l’octroi de bourses d’études par exemple.

        Pour les étudiants issus de milieux modestes, la révolution universitaire peut être un pari risqué : de nombreuses familles croulent sous le poids des dettes contractées afin de financer les études de leurs enfants. S’il y a « tromperie sur la marchandise » et que le diplôme obtenu à l’issue du cursus universitaire ne garantit pas un retour sur investissement suffisant, les espoirs d’une classe moyenne émergente, qui a soif de démocratie et de progrès social, pourraient voler en éclats.

Alexis FULCHERON



 

Bibliographie

 

  • Rodrigo AROCENA, Judith SUTZ, « Latin American Universities : from an original revolution to an uncertain transition », Higher Education, 2005

 

  • Raymond Boudon, L’Inégalité des Chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Armand Colin, 1973

 

  • Juan Carlos Tedesco, « Educación y nuevo capitalismo en América latina », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 2000 https://ries.revues.org/2387

 

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