Allemagne : une victoire en demi-teinte pour Angela Merkel

Allemagne : une victoire en demi-teinte pour Angela Merkel

En fonction depuis le 22 novembre 2005, la chancelière fédérale Angela Merkel a connu quatre Présidents français, trois Présidents américains, quatre Premiers ministres britanniques, et tant d’autres chefs d’État ou de gouvernements. Presque douze ans après, celle que les Allemands surnomment « Mutti » [1] est toujours fidèle au poste. Suite à l’annonce des résultats des élections législatives allemandes du 24 septembre, la chancelière devrait sans aucun doute débuter un quatrième mandat, grâce à la victoire de son parti issu de l’alliance historique CDU/CSU [2] (32,9% des suffrages). Mais ce succès a des accents amers pour la dirigeante : loin d’obtenir la majorité absolue au Bundestag [3] – la chancelière a même reconnu un score décevant – la CDU va devoir composer avec les forces politiques en place pour former un nouveau gouvernement de coalition.

Le SPD [4] a d’ores et déjà annoncé qu’il ne participerait plus à cette coalition et qu’il se situerait dorénavant dans l’opposition au Bundestag. Mais c’est surtout la percée électorale – à la fois inédite et historique – du parti AfD (Alternative für Deutschland), qui marque profondément les esprits outre-Rhin. Bien plus en tout cas que le score historiquement bas (20,5% des suffrages) du SPD dirigé par l’ancien président du Parlement européen, Martin Schulz. Cette situation politique inédite annonce des tractations de grande ampleur dans les prochaines semaines et un immense défi pour la chancelière qui va devoir manier l’art de la diplomatie.

Une victoire relative aux accents de défaite pour la CDU

Tout, ou presque, pouvait sourire à la chancelière. En remportant un quatrième mandat, Angela Merkel se hisse au niveau des plus grands : Konrad Adenauer, Helmut Kohl, eux aussi élus quatre fois et dont les noms restent associés à des grands moments de l’histoire récente allemande (la fondation de la RFA pour l’un et la réunification pour l’autre). Cette longévité est d’ailleurs perçue outre-Rhin comme un gage de stabilité qui contraste avec le reste de l’Europe. La CDU ne pouvait espérer mieux. Plusieurs événements majeurs du troisième mandat de la chancelière sont cependant venus fragiliser sa position : la crise migratoire durant laquelle la dirigeante allemande a essuyé bon nombre de critiques, même dans son propre camp, ou encore l’inefficacité de la grande coalition avec le SPD. Il s’agissait donc pour Angela Merkel de faire campagne avant tout sur son bilan en matière de politique économique, après douze ans à la tête de l’Allemagne, et sur une vision d’une Allemagne forte « où il fait bon vivre » selon son slogan (« In einem Land, in dem wir gut und gerne leben »). Avec un score inférieur de huit points par rapport aux élections de 2013, Mme Merkel et son parti vont devoir composer avec les forces politiques qui entrent au Bundestag. L’alliance la plus logique (et la seule envisageable) à ce stade devrait être une coalition « jamaïcaine », du nom des couleurs des partis qui la compose : les conservateurs de la CDU/CSU (noir), le FDP [5] libéral (jaune) et les Verts. Mais là encore, rien n’est gagné, si le FDP a toujours été considéré par la droite comme un partenaire fiable et un allié naturel de coalition, la présence des Verts reste encore en suspens du fait des divergences de fond entre les écologistes, les libéraux et les conservateurs sur des sujets comme l’Europe, la politique énergétique et l’immigration. 

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Angela Merkel au congrès de la CDU en 2014 (Olaf Kosinsky / Wikipedia)

 

Le SPD en très grande difficulté

Au-delà du sentiment de défaite qui habite la droite chrétienne-démocrate allemande, le grand perdant de cette élection est le parti social-démocrate (SPD) qui essuie son score le plus faible à une élection fédérale depuis 1945 (20,5%), un résultat encore inférieur à celui qu’il avait obtenu, il y a quatre ans, en septembre 2013 (25,7%). Pour son président Martin Schulz, la défaite est cinglante, d’autant plus qu’il était au coude à coude avec Angela Merkel dans les sondages en février. D’ailleurs celui-ci ne veut plus entendre parler d’une « Großkoalition », entre le SPD et la CDU, déjà en place de 2005 à 2009 et depuis 2013. Cette lourde défaite tient en partie du fait de l’incapacité du président Schulz à inverser la tendance (qui a été vérifiée par le score d’hier) depuis plusieurs mois, mais surtout du fait d’une campagne axée sur la justice sociale avec le slogan « Zeit für mehr Gerechtigkeit! » [6] qui n’a peu ou pas convaincu les Allemands qui vivent dans une économie relativement forte. En outre, la faiblesse du SPD est renforcée par la concurrence de plus en plus rude entre le parti et son rival de la gauche radicale Die Linke – une situation comparable récemment à la séparation entre le Parti socialiste et le Front de Gauche en France – pour savoir lequel des deux partis incarnera la « vraie gauche » dans l’opposition à venir face au gouvernement Merkel, les deux formations ayant depuis longtemps refusé l’idée même d’une alliance. Die Linke se démarque des autres partis de la gauche allemande comme le SPD ou les Verts en prônant une ligne anti-libérale et résolument socialiste. Ils ont également des divergences en matière de politique étrangère : Die Linke ne cache pas ses sympathies pour la Russie de Poutine. Par exemple, le parti s’est toujours positionné en faveur d’une levée intégrale des sanctions européennes à l’égard de Moscou. 

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Martin Schulz au congrès du SPD en mars 2017 (Olaf Kosinsky / kosinsky.eu)

 

La percée électorale de l’AfD, grand vainqueur des élections

Outre la victoire relative de la CDU et la fragilité du SPD, c’est la poussée du parti populiste, parfois qualifié d’extrême droite, l’Alternative pour l’Allemagne, qui reste dans les mémoires de la soirée électorale. Déjà présente au niveau local principalement à l’Est, avec 152 représentants dans les différentes assemblées régionales ou Landtage, la formation remporte avec brio une victoire politique majeure. Avec près de 13% des suffrages et 94 députés au Bundestag, le parti fondé en 2013 devient la troisième force politique du pays et son triomphe relègue les autres informations au second plan, comme le retour au Bundestag du FDP, absent de la scène fédérale depuis 2013. Cette victoire est lourde de conséquences politiques mais aussi historiques : depuis la fin du Troisième Reich, aucun parti populiste d’extrême droite n’avait eu de représentation au niveau fédéral, qui plus est, un groupe politique au Bundestag. Eurosceptique, climato-sceptique ou encore national-conservateur, le parti AfD a pour projet de devenir un véritable parti de gouvernement, et défend plusieurs mesures fortes comme la sortie de l’Allemagne de la zone euro, l’abandon de l’Accord de Paris sur le climat ou le rétablissement des contrôles aux frontières. Ces thèmes concordent avec ceux défendus par d’autres partis populistes européens comme le FPÖ autrichien ou le Front National de Marine Le Pen, laquelle a d’ailleurs félicité sur le réseau social Twitter ses « alliés » de l’AfD pour leur score historique, caractérisant cette victoire de « symbole du réveil des peuples européens ».

Toute la classe politique allemande traditionnelle encaisse donc ce score avec amertume et culpabilité. Dans certains Länder allemands situés à l’Est, où le sentiment de déclassement est très fort, comme la Saxe, le parti populiste a obtenu des scores similaires à celui de la CDU au niveau fédéral. Selon un éditorialiste du journal allemand Der Spiegel, Jakob Augstein, cette percée de l’AfD serait la responsabilité entière de la chancelière, qu’il a baptisée « Mère de l’AfD » (Angela Merkel, die Mutter der AfD). Cette dernière représente vingt-cinq années d’une politique qui a, selon lui, causé l’émergence des populismes d’extrême droite en Allemagne, dont le parti AfD. Une progression que l’ensemble de la classe politique allemande – et Angela Merkel la première – n’a pu endiguer.

 

Quelles conséquences pour l’Europe?

Cette année, les élections britanniques, françaises et néerlandaises ont été analysées en fonction des conséquences qu’elles pouvaient avoir sur le futur de l’Europe. Les élections allemandes n’y échappent pas. Paradoxalement, l’Europe n’a pas été un thème central de la campagne même si les sympathies européennes de Martin Schulz et Angela Merkel n’étaient une surprise pour personne. Dans l’immédiat, il sera difficile pour Angela Merkel de faire mieux sur le plan économique interne. En revanche, sur le plan extérieur, la chancelière possède peut-être une marge de manœuvre. Cette forme de stabilité outre-Rhin a permis au président français Emmanuel Macron de dérouler son plan de réformes de l’Union européenne devant les étudiants de la Sorbonne le 26 septembre 2017, la plus importante étant la création d’un véritable budget de la zone euro. Mais les annonces du président de la République ont sûrement gêné la chancelière, souhaitant d’abord régler la formation de son gouvernement et donner des garanties à ses alliés pour ensuite aborder le thème de l’Europe. De plus le FDP refuse d’adhérer à certaines propositions de la France sur le sujet épineux de la zone euro. Le probable nouvel allié de la CDU aurait pour projet de verrouiller le ministère des Finances, suite au départ annoncé de l’actuel ministre Wolfgang Schäuble, en route pour la présidence du Bundestag.

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Wolfgang Schäuble, ministre des Finances et futur président du Bundestag, en compagnie de la chancelière Merkel (Tobias Koch / 2014)

Si ce retrait facilite la tâche de la chancelière, il montre également la volonté du FDP de peser sur les décisions financières, tant au niveau fédéral qu’au niveau européen. La position française avait d’ailleurs reçu une fin de non-recevoir de la part du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, lors de son discours sur l’État de l’Union le 13 septembre. Ce dernier a reproché au président français de soutenir l’idée d’une Europe à deux vitesses [7]. Il y a certes beaucoup de convergence entre Paris, Bruxelles et Berlin sur le futur de l’Union européenne, même si l’Allemagne ne pourra suivre ses partenaires sur tous les sujets, car la chancelière entame dès maintenant des négociations difficiles avec ses futurs alliés. Ainsi, l’heure n’est donc pas à un projet franco-allemand de refonte de l’Europe. Quoiqu’il advienne dans les prochaines semaines, le résultat des élections législatives envoie un signal fort aux dirigeants européens, qui n’en n’ont pas fini avec la vague populiste. Le résultat de l’AfD va de pair avec les résultats obtenus par Marine Le Pen (près de dix millions de voix au second tour de l’élection présidentielle française), ou encore par Geert Wilders aux Pays-Bas, et c’est maintenant toute l’Europe qui est touchée par la vague des populismes, même si aucun parti n’a (encore) réellement atteint les portes du pouvoir.

Les prochains jours s’annoncent donc compliqués pour la cheffe du gouvernement allemand. Celle que le magazine Forbes a titré dix fois « femme la plus puissante du monde » va devoir employer tout son calme et toute sa diplomatie pour composer avec le FDP et les Verts pour former un nouveau gouvernement. Les tractations risquent d’être rudes, et la situation difficile pour la CDU, qui – même si elle est en position de force – se trouve considérablement affaiblie. Si les discussions échouent et si le SPD ne change pas d’avis, de nouvelles élections seraient immédiatement convoquées : une situation risquée inenvisageable pour la chancelière, d’autant plus que des éventuelles élections anticipées profiteraient probablement à l’AfD.

Valentin Fauvel

[1]  Signifie “Maman” en allemand.

[2] Désigne la force politique issue de l’alliance fédérale entre la CDU (Christlich Demokratische Union Deutschlands) : Union chrétienne-démocrate d’Allemagne et la CSU (Christlich-soziale Union in Bayern) : Union chrétienne-sociale spécifique à la Bavière, réputée plus conservatrice. Les deux “partis-frères” sont alliés depuis 1949.

[3]  Chambre basse du Parlement allemand.

[4] Sozialdemokratische Partei Deutschlands : Parti social-démocrate d’Allemagne. C’est la plus ancienne formation politique allemand.

[5] Freie Demokratische Partei : Parti libéral-démocrate.

[6] Traduisible ici par : “Pour une meilleure justice sociale!”.

[7] Issue d’un projet de Jacques Delors qui n’a jamais réellement vu le jour, la formule “Europe à deux vitesses” ou « Europe à plusieurs vitesses » désigne les différents niveaux d’intégration aux grands projets européens (marché intérieur, monnaie commune, etc.) auxquels les pays de l’Union ont choisi d’adhérer. Schématiquement, le terme désigne dans ce contexte la différence entre les pays membres de la zone euro et le reste de l’Union. Le projet français a pour ambition de renforcer l’intégration économique, financière et budgétaire du premier niveau.

« Allemagne : victoire confirmée pour Merkel. Le SPD passe dans l’opposition », Courrier International, 24 septembre 2017, URL : http://www.courrierinternational.com/article/allemagne-victoire-confirmee-pour-merkel-le-spd-passe-dans-lopposition

 

« Législatives en Allemagne : amère victoire pour Angela Merkel », Le Figaro, 24 septembre 2017, URL : http://www.lefigaro.fr/international/2017/09/24/01003-20170924ARTFIG00188-legislatives-en-allemagne-amere-victoire-pour-angela-merkel.php

 

« Merkels vierte Kanzlerschaft. Der Preis des Erfolgs. », Der Spiegel, 24 septembre 2017, URL : http://www.spiegel.de/politik/deutschland/angela-merkel-nach-der-bundestagswahl-2017-klatsche-aber-kanzlerin-a-1169618.html

 

« Schwaches Ergebnis der CDU. Grenzen der merkelschen Normalität », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 24 septembre 2017, URL : http://www.faz.net/aktuell/politik/bundestagswahl/schwaches-ergebnis-der-cdu-grenzen-der-merkelschen-normalitaet-15214857.html

 

« AfD drittstärkste Kraft im Bundestag, herbe Verluste für Union und SPD », Süddeutsche Zeitung, 24 septembre 2017, URL : http://www.sueddeutsche.de/politik/eil-afd-drittstaerkste-kraft-im-bundestag-verluste-fuer-union-und-spd-1.3681197#redirectedFromLandingpage

 

« Alternative pour l’Allemagne, ascension et profil d’un parti populiste de droite », Classe Internationale, 19 mars 2017, URL : https://classe-internationale.com/2017/03/19/alternative-pour-lallemagne-ascension-et-profil-dun-parti-populiste-de-droite/

 

« Emmanuel Macron présente ses projets-clés pour relancer l’Union européenne », Le Monde, 26 septembre 2017, URL : http://www.lemonde.fr/politique/article/2017/09/26/europe-macron-presente-ses-projets_5191330_823448.html

 

« Allemagne : les négociations pour une coalition s’annoncent difficiles pour Angela Merkel », Le Monde, 26 septembre 2017, URL : http://www.lemonde.fr/europe/article/2017/09/26/difficiles-negociations-pour-angela-merkel_5191317_3214.html

 

« Avenir de l’UE : Juncker (et Merkel) en désaccord avec Macron », Libération (Coulisses de Bruxelles), 17 septembre 2017, URL : http://bruxelles.blogs.liberation.fr/2017/09/17/avenir-de-lue-juncker-et-merkel-en-desaccord-avec-macron/

 

« Schäuble to head German parliament, unblocking coalition talks », Reuters,  27 septembre 2017, URL : http://www.reuters.com/article/us-germany-politics/german-fdp-demands-policy-change-as-price-for-coalition-with-merkel-idUSKCN1C20KG?utm_campaign=trueAnthem:+Trending+Content&utm_content=59cb896204d3016fd36ea976&utm_medium=trueAnthem&utm_source=twitter

 

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