L’élection présidentielle au Chili : le retour de la droite dans une « démocratie de consensus » en crise ?

L’élection présidentielle au Chili : le retour de la droite dans une « démocratie de consensus » en crise ?

Le second tour de l’élection présidentielle chilienne aura lieu le 17 décembre prochain, opposant Sebastián Piñera, ancien président de droite, et la gauche, divisée entre Alejandro Guillier, successeur de Michelle Bachelet, et Beatriz Sánchez, issue de la gauche radicale du Frente Amplio. Les sondages donnent Sebastián Piñera gagnant, laissant envisager un retour de la droite dans ce pays façonné par la lutte contre l’héritage de la dictature.

Cette élection est la septième depuis la fin du régime militaire orchestré par Augusto Pinochet. Malgré ces presque 30 années écoulées depuis le rétablissement de l’état de droit en 1990, la démocratie chilienne est loin de s’être débarrassée des vestiges de la dictature qui continue d’être au centre des débats politiques. Le 11 septembre 1973, le général d’armée Augusto Pinochet prend le pouvoir par un coup d’État et renverse le gouvernement socialiste de Salvador Allende. Il met en place une dictature militaire brutale et réprime les opposants politiques et la liberté d’expression. Avec la bénédiction de l’Etat américain et encouragé par les Chicago Boys, il s’engage dans des réformes ultra libérales forçant une croissance au prix d’immenses inégalités sociales. A partir de 1983, avec la crise économique, des manifestations s’organisent dans le pays pour demander davantage de liberté, de prospérité et d’ouverture sans que Pinochet réussisse à les empêcher malgré leur répression sévère. Il  est contraint d’accepter une certaine ouverture et le retour d’exilés politiques. En 1988, un référendum est organisé sur l’acceptation de la prolongation du mandat de Pinochet pour huit années de plus et le “No” l’emporte avec 54 % des voix. Des réformes constitutionnelles limitant le rôle du Conseil de sécurité national et la durée du mandat présidentiel à 4 ans sont approuvées l’année suivante. La Concertation des partis pour le “non” qui militait pour la fin de la dictature forme la Concertation pour la démocratie, coalition composée de 17 partis politiques pour soutenir la candidature de Patricio Aylwin qui sera élu président le 14 décembre 1989 sur la promesse du rétablissement de la démocratie. Jusqu’en 2010, les candidats choisis par la Concertación seront systématiquement élus. Les institutions chiliennes gardent cependant la marque de la dictature avec par exemple des rues baptisées 11 septembre, des lois du travail sans droit de grève, une éducation privée très inégalitaire et, bien entendu, la Constitution de 1980 qui garantit l’impunité des militaires, toujours en vigueur actuellement. De plus, si Augusto Pinochet a quitté le pouvoir en 1990, il est resté commandant en chef des forces militaires jusqu’en 1998 et est mort en 2006 à 91 ans sans avoir été jugé pour les crimes du régime militaire qui a fait plus de 3 200 morts et 28 000 torturés. Malgré cela, aujourd’hui encore, quelque 12 % de Chiliens considèrent Pinochet comme « l’un des meilleurs présidents que le pays ait connus » selon un sondage du Centre des études publiques (CEP).

Michelle Bachelet, entre espoir et déception

Le second mandat de Michelle Bachelet s’achève sans avoir résolu les éternels problèmes liés à l’éducation privée et l’échec des réformes constitutionnelles. Son image est aussi écornée par les soupçons de corruption qui ont frappé son fils aîné Sebastian Davalos et son épouse Natalia Compagnon, accusés de trafic d’influence à hauteur de 9 millions d’euros. Elle ne peut pas briguer un nouveau mandat immédiatement (deux mandats consécutifs sont interdits au Chili) d’autant plus que sa côte de popularité a atteint le seuil le plus bas depuis le retour de la démocratie, soit 30 % d’avis positifs contre 84 % à la fin de son premier mandat. Première présidente femme au Chili, militante torturée pendant la dictature, condamnée à l’exil en Allemagne de l’Est, beaucoup espéraient qu’elle en finisse définitivement avec l’héritage de la dictature. Pourtant, elle n’a pas su modifier le système économique ultralibéral qui a fait du Chili « le tigre de l’Amérique latine » mais qui a engendré des inégalités sociales profondes. Elle a cependant obtenu le versement d’allocations retraite pour les mères de famille, un élargissement de la couverture santé, le droit de vote pour les Chiliens résidents à l’étranger (En 2017, ils sont 450 000 à avoir pu voter pour la première fois depuis 1980 à une élection présidentielle), une union civile pour les couples homosexuels et récemment, probablement sa plus grande victoire, la dépénalisation partielle de l’avortement. Mais sa promesse d’une éducation gratuite et accessible à tous n’a pu être instaurée que de manière partielle, seuls 25 % des étudiants bénéficient aujourd’hui de cette gratuité et les réformes du système de santé n’ont pas non plus abouti. Les dernières élections municipales du 23 octobre 2016 ont d’ailleurs prouvé que son aura n’est plus suffisante pour porter les candidats de son camp vers la victoire, puisque la droite les a largement remportées. L’ensemble de la classe politique a perdu en crédibilité, la gauche ayant beaucoup déçu, en témoignent les 65 % d’abstentions aux élections municipales et les 53,30 % au premier tour de l’élection présidentielle, la première où le vote n’est plus obligatoire.

La constitution militaire de 1980, héritage persistant

Après la vague de réformes lancées en 2005 suite à des mobilisations importantes de la population qui réclamait une démocratie « de vérité » « pour un Chili juste », le renouvellement de la Constitution demeure un enjeu de taille. Michelle Bachelet avait critiqué une Constitution qui « trouve ses origines dans la dictature, ne reflète pas les besoins de notre temps et ne promeut pas notre démocratie » et promis de la démanteler, ce qu’elle n’a pas réussi à faire. D’après un sondage de 2015 de CADEM (équivalent de l’INSEE au Chili), 77 % des Chiliens pensent que le pays a besoin d’une nouvelle Constitution. Si Michelle Bachelet n’a pas tenu sa promesse de campagne, elle a commencé des réformes que son successeur à gauche Alejandro Guillier s’est engagé à respecter et à approfondir. A l’inverse Sebastián Piñera, comme beaucoup des représentants de la droite, ne considère pas ce renouvellement comme essentiel à la démocratie, il n’y avait ainsi pas touché lorsqu’il était au pouvoir entre 2010 et 2014. Il a d’ailleurs d’ores et déjà annoncé qu’il n’approfondirait pas les réformes constitutionnelles engagées par Bachelet.

La gauche en pleine recomposition face à Sebastián Piñera

Sebastián Piñera est avant tout un homme d’affaires, il a fait fortune en achetant et en revendant des parts dans des entreprises, d’abord dans l’immobilier puis dans le secteur financier, le transport aérien et les médias. Les sondages portent gagnant ce « Berlusconi chilien », malgré les accusations de sexisme et d’évasion fiscale qui l’ont éclaboussé ces dernières années. Sa fortune personnelle est l’une des plus importantes du pays, et est estimé par Forbes en 2010 à plus de 2 milliards de dollars. Président du Chili entre 2010 et 2014, c’est le seul président de droite que le pays ait connu depuis Pinochet. En 2010, il avait ainsi réussi à « décomplexer » la droite pour la débarrasser de son empreinte pinochétiste. Il affirme par exemple avoir voté pour le No lors du référendum de 1989. Il entretient cependant une certaine confusion sur son avis du régime de Pinochet : il a déclaré qu’avoir « travaillé pour la dictature n’est pas en soi un péché » et l’un de ses frères, José Piñera, a été ministre du Travail sous Pinochet où il a mis en place un système de retraite par capitalisation très critiqué. Sebastián Piñera incarne une droite libérale, proche du patronat, et a axé sa campagne sur la croissance économique, l’entreprise et l’ascension individuelle.

A gauche de l’échiquier politique, la mobilisation s’est effondrée. Michelle Bachelet réunissait plus d’1,5 million de voix dans des primaires où participaient presque 3 millions de Chiliens. Aujourd’hui, Alejandro Guillier, désigné comme son successeur, n’a réussi à obtenir que 22,67 % des suffrages, lui assurant tout de même sa place au second tour. Ancien journaliste, ce sénateur de gauche défend la protection de l’environnement, le droit des Indiens Mapuches et la continuité des politiques de Michelle Bachelet. Sa notoriété s’est construite autour des émissions politiques et d’investigation qu’il a présentées durant une vingtaine d’années. La surprise de cette élection provient de Beatriz Sánchez, à qui les sondages ne promettaient que 8,5 % des voix et qui a finalement obtenu 20,27 %, surprenant tous les médias et s’offrant une troisième place décisive pour le résultat final du 7 décembre. Candidate de la nouvelle formation de gauche radicale alternative issue des mouvements étudiants de 2011/2012, le Frente Amplio (FA) a réussi à incarner une alternative de gauche crédible sur le plan électoral. Aujourd’hui, Alejandro Guillier a une chance de l’emporter au second tour grâce au report des voix acquises à Beatriz Sánchez, mais nombreux sont les militants du FA qui refusent d’endosser son programme.

Garance Muñoz

BIBLIOGRAPHIE

L’introuvable démocratie autoritaire, Jean-Marc Coicaud, éd. L’Harmattan (1996)

L’Amérique latine à l’époque contemporaine, Olivier Dabène, éd. Armand Colin (2016)

Le réveil démocratique du Chili, Marie-Christine Doran, éd. Karthala (2016)

Élections présidentielles 2010 au Chili : enjeux de la fin des gouvernements de la Concertation et installation d’une nouvelle coalition de droite au pouvoir, Daniel Grimaldi, Problèmes d’Amérique latine, vol. 79, no. 1 (2011)

La politique en Amérique latine, Bérengère Marque-Pereira, David Garibay, éd. Armand Colin (2011)

Le printemps chilien. Les mobilisations des étudiants en 2011, Camila Ponce Lara ,Savoir/Agir, vol. 22, no. 4 (2012)

L’expérience chilienne face aux élections, Jaime Ruiz-Tagle, Gallica

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k441879b.image.r=j%C3%A9sus.f67.pagination.langFR

SITOGRAPHIE

https://www.legrandsoir.info/chili-perspectives-et-attentes-des-elections-presidentielles-et-legislatives-du-19-novembre-2017.html

https://carnetsduchili.wordpress.com/2017/07/05/presidentielle-au-chili-les-candidats/

http://abonnes.lemonde.fr/ameriques/article/2016/11/21/chili-le-crepuscule-de-michelle-bachelet_5035059_3222.html

http://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-41923937

https://www.opendemocracy.net/democraciaabierta/claudio-fuentes-saavedra/chile-elections-why-progressives-will-not-win

http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve?codeEve=1071

http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2017/11/16/au-chili-la-fin-d-une-epoque_5215707_3232.html

https://www.franceculture.fr/emissions/le-choix-de-la-redaction/le-choix-de-la-redaction-jeudi-16-novembre-2017

http://www.lejournalinternational.fr/Chili-debats-autour-de-la-nouvelle-Constitution_a3389.html

http://www.milenio.com/internacional/chile-elecciones-candidato-oficialista-alejandro_guillier-periodista-milenio_0_1067293367.html

https://npa2009.org/actualite/international/chili-election-presidentielle-un-premier-tour-plein-de-surprises

ClasseInternationale

Sur un sujet similaire

Mali, Burkina Faso, Guinée Conakry : sur le chemin d’une politique régionale commune

Mali, Burkina Faso, Guinée Conakry : sur le chemin d’une politique régionale commune

L’échiquier africain

L’échiquier africain

La Tunisie de Kaïs Saïed : les ressorts d’un autoritarisme nouveau

La Tunisie de Kaïs Saïed : les ressorts d’un autoritarisme nouveau

Six ans après le référendum sur le Brexit : comment s’en sortent nos voisins britanniques ?

Six ans après le référendum sur le Brexit : comment s’en sortent nos voisins britanniques ?

1 Comment

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *