La Russie, entre peurs et défis

La Russie, entre peurs et défis

La Russie, entre peurs et défis, Jean Radvanyi, Marlène Laruelle 

 

Dans cet ouvrage commun, La Russie, entre peurs et défis (2016), Jean Radvanyi et Marlène Laruelle unissent leurs analyses respectivement géographique et politico-historique pour étudier les peurs de la Russie qui constituent pour elle autant de défis à relever.

Jean Radvanyi est professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) où il codirige le Centre de recherches Europe-Eurasie (CREE). Ses recherches se concentrent principalement sur la géographie et la géopolitique de la Russie et des Etats post-soviétiques, la société soviétique et russe ainsi que le cinéma soviétique et post-soviétique. Dans son dernier ouvrage sur la Russie, La nouvelle Russie (2010), il s’attache déjà, à partir d’une analyse géographique, à présenter les forces et les faiblesses de la Russie ainsi que les défis qui se présentent à elle.

Marlène Laruelle est professeure à l’Institut des études européennes, russes et eurasiennes de l’Université George Washington (Washington, DC) et codirige le Programme sur les nouvelles approches relatives à la recherche et à la sécurité en Eurasie (PONARS). Ses recherches portent en particulier sur la philosophie politique et les idéologies nationalistes de la Russie contemporaine. Dans son dernier ouvrage portant sur la Russie, Le nouveau nationalisme russe : des repères pour comprendre (2010), elle s’intéresse au rôle structurant du nationalisme dans la Russie contemporaine.

 

Au cours des sept chapitres qui composent l’ouvrage, les auteurs identifient plusieurs peurs qui peuvent être regroupées en quatre catégories : la première catégorie rassemble les peurs de nature identitaire (chapitres 1 à 3), la seconde les peurs de nature politique (chapitre 4), la troisième les peurs de nature économique (chapitre 5) et la quatrième les peurs de nature géopolitique (chapitre 6). Dans l’ultime chapitre du livre (chapitre 7), les auteurs font une ouverture sur la place de la Russie dans le monde.

Les peurs de nature identitaire

Elles tiennent en premier lieu aux caractéristiques géographiques et démographiques de la Russie. Cette dernière est en effet toujours aux prises avec la définition de son territoire comme le montre la question des frontières. En particulier, la Russie fait toujours preuve de multiples hésitations s’agissant de la ratification des traités de démarcation des frontières avec les anciennes républiques soviétiques et l’annexion de la Crimée renforce l’idée que la Russie ne parvient pas à se concevoir « hors de la pensée impériale » selon les termes de Natalia Narotchnitskaïa, fondatrice de l’Institut de la démocratie et de la coopération. Pourtant, dans le même temps, l’immensité du territoire russe pose à la Russie des difficultés : les réseaux de communication sont « fragmentaires ou vétustes » et les inégalités entre les régions sont extrêmement prononcées (Moscou et sa région représentent le quart du PIB de toute la Russie). Par ailleurs, la Russie est confrontée au problème du déclin démographique qui va se poursuivre selon les services statistiques russes et onusiens, la politique nataliste mise en place par les autorités ne traitant pas la cause principale du déclin, à savoir la surmortalité masculine. Si les flux d’immigration, principalement en provenance des anciennes républiques soviétiques, permettent d’atténuer les effets du déclin, ils demeurent difficiles à gérer pour les autorités russes. Celles-ci peinent en effet à définir une politique migratoire répondant aux problèmes posés par l’immigration : conditions de vie et de travail particulièrement difficiles pour les migrants, corruption des services de police et des services migratoires, alimentation par les migrants de l’économie parallèle, prise en compte des migrants souhaitant s’installer définitivement en Russie avec leur famille (ce qui nécessite notamment une adaptation du système éducatif puisque les enfants des migrants ne parlent pas forcément le russe). De plus, l’immigration provoque une hausse de la xénophobie en Russie : aujourd’hui, environ deux tiers des Russes sont xénophobes et l’idée que les migrants sont responsables des réactions violentes qu’ils suscitent et que la Russie est menacée d’« islamisation » s’impose de plus en plus dans l’espace public.

En second lieu, les peurs identitaires de la Russie tiennent à la fragmentation de la société russe. Cette fragmentation s’explique premièrement par la remise en cause du consensus russien. Ce consensus visait à intégrer tous les citoyens à la Fédération de Russie qu’elle qu’ait été leur nationalité par la création d’une identité civique russienne mais il est remis en cause depuis le début des années 2000 par le discours patriotique de Vladimir Poutine essentiellement fondé sur la réhabilitation du passé soviétique, par l’émergence de l’Eglise orthodoxe comme bras droit de l’Etat alors que le consensus russien suppose la laïcité de l’Etat, et enfin par les mouvements nationalistes convaincus que la Russie est menacée de « dérussification », de sorte que les minorités et les républiques nationales ne se sentent plus intégrées. La fragmentation de la société russe s’explique deuxièmement par les disparités économiques, sociales et spatiales qui caractérisent la société russe. En effet, depuis la chute de l’URSS, les inégalités entre les « extrêmes pauvres » et les très riches « nouveaux Russes » se sont creusées. Les régions russes sont quant à elles marquées par d’importants écarts de développement conduisant à distinguer Moscou (et sa périphérie) qui « constitue la capitale incontestée sur tous les plans » (mais abritant elle-même des tensions sociales entre le centre où vivent les couches les plus aisées de la société et la périphérie où se concentrent la classe moyenne inférieure et les migrants économiques d’Asie centrale), les régions dynamiques, les régions intermédiaires et les régions dépressives. Les contradictions économiques et spatiales de la société russe conduisent à une situation paradoxale sur le plan des valeurs culturelles : bien que la société russe ait largement adopté les valeurs et modes de vie occidentaux (commerce, alimentation, architecture, modes de pensée, religions), les sondages révèlent une montée de l’anti-occidentalisme. Ainsi, à la question « Quel chemin historique la Russie doit-elle emprunter ? », 46% des personnes interrogées répondent que la Russie doit « choisir sa propre voie, particulière » contre 21% pour « le chemin de la civilisation européenne ». Ainsi, entre fascination pour l’Europe et volonté de préserver son identité particulière, la Russie semble avoir des difficultés à se déterminer.

Les peurs de nature politique

Celles-ci sont liées aux changements qui affectent la Russie dans les années 1990 (effondrement de l’URSS, bras de fer entre Eltsine et la Douma qui aboutit à une répression sanglante à l’automne 1993, Tchétchénie) : la société russe a peur de l’inconnu, de la sécession territoriale, de la guerre civile, du terrorisme. Vladimir Poutine a su alors apparaître comme le symbole de la réconciliation nationale à un moment où le besoin d’unité nationale se faisait particulièrement sentir. Depuis lors, les autorités entretiennent les peurs de la société russe afin d’accroître sa demande de sécurité et légitimer ainsi l’adoption de lois restreignant la liberté d’expression et la liberté de réunion (lois sur les ONG, lois sur Internet). Pour isoler l’opposition, outre l’arrestation de ses principaux représentants, le régime s’appuie également sur la partie conservatrice de la population. C’est ainsi que Vladimir Poutine insuffle une dynamique conservatrice au régime en louant les valeurs chrétiennes de la Russie, valeurs qu’elle partagerait avec l’Occident mais que celui-ci aurait reniées. Dans cette optique sont adoptées des lois contre les homosexuels et des lois restreignant le droit à l’avortement.

Le pouvoir instrumentalise donc les peurs de la société russe, s’en servant à la fois pour maintenir un consensus autour du régime et pour légitimer une forme de violence d’Etat s’exerçant à l’encontre de ceux qui tentent de remettre en cause ce consensus. L’idéologie conservatrice et autoritaire du régime se heurte toutefois à des résistances, comme en témoigne la hausse du taux d’émigration depuis 2012.

Les peurs de nature économique se fondent sur les mauvais indicateurs de l’économie russe (en 2015 baisse du PIB estimée à 4%, budget en déficit de 4-5%) résultant à la fois des effets tardifs de la crise économique mondiale, de l’inversion des cours du pétrole et des sanctions appliquées par les pays occidentaux à l’encontre de la Russie suite à l’annexion de la Crimée.

Les auteurs démontrent qu’il existe ce qui pourrait être qualifié de « syndrome russe » ou de « maladie russe » qu’ils définissent comme « un ensemble de défauts structurels qui handicapent sa croissance ». Ils s’accordent avec Julien Vercueil pour considérer que le « syndrome russe » « associe des réalités économiques […] à une configuration institutionnelle et politique elle-même sous-tendue par la gestion de la rente des matières premières. »

Les réalités économiques renvoient tout d’abord à la part disproportionnée des matières premières dans les exportations.  Face à un marché intérieur en chute libre au moment de l’effondrement de l’URSS, les industries d’extraction et de transformation de matières premières se sont tournées vers l’exportation qui leur était d’autant plus profitable qu’à partir de la fin des années 1990, les cours étaient à la hausse. Si la place importante des secteurs d’extraction et de transformation des matières premières est normale pour un pays comme la Russie en raison de l’étendue de son territoire et des ressources naturelles qu’il contient, il n’en demeure pas moins que, pour jouer un rôle de premier plan sur la scène économique internationale, la Russie doit combler les lacunes de son secteur industriel résultant de l’effondrement du système soviétique. Par ailleurs, la place prépondérante des matières premières dans les exportations russes entraîne pour la Russie un déséquilibre de son commerce extérieur. Le solde extérieur est en effet très sensible à la fluctuation des cours ; la Russie achète une très grande quantité de biens de consommation et d’équipement tandis que la gamme de ses produits d’exportation est limitée. Les réalités économiques renvoient également aux contraintes qui pèsent sur les entreprises et qui font obstacle à la nécessaire modernisation et diversification de ces dernières. S’ajoute à la lourdeur administrative (qui n’est pas spécifique à la Russie) la corruption généralisée qui pèse en permanence sur le fonctionnement des entreprises. Ces facteurs sont des facteurs de blocage réel qui menacent la pérennité des entreprises, la sauvegarde de leurs bénéfices, de leurs droits de propriété et de leurs brevets et sont l’une des principales causes de la fuite des capitaux et des réticences à investir. La faiblesse des investissements empêche les entreprises de se moderniser et d’innover.

S’agissant de la configuration institutionnelle et politique, celle-ci est « sous-tendue par la gestion de la rente des matières premières » dès les années 1990, Boris Eltsine concluant un pacte avec les oligarques. En échange de leur soutien financier et médiatique pour assurer sa réélection, ils peuvent acheter à bas prix les secteurs de l’économie russe qui offrent les meilleures opportunités à l’exportation, notamment le secteur des matières premières. Souhaitant mettre un terme à ces pratiques, Vladimir Poutine renforce le contrôle étatique sur l’économie, en particulier sur les secteurs considérés comme vitaux pour la souveraineté (« champions nationaux ») qui sont placés sous l’autorité de ses proches.

Ainsi, ce n’est pas seulement la part élevée des secteurs de la rente dans l’économie russe qui pose problème mais également la place qu’occupent les dirigeants de ces secteurs dans les structures décisionnelles. En leur donnant la priorité parce qu’il les considère essentiels pour la souveraineté nationale, Vladimir Poutine a favorisé la montée en puissance de ces secteurs. Or, ceux-ci ne sont que peu concernés par la recherche innovante et ont de faibles besoins en recherche et développement, contrairement aux PME.

L’absence de toute forme de contrôle social (Parlement, presse, ONG, opinion publique autonomes) sur ces structures décisionnelles affaiblit l’efficacité du système, ce qui explique en partie la « fuite des cerveaux » et la faiblesse des investissements étrangers.

Ce sont tous ces handicaps à la croissance qui conduisent à parler de « maladie russe » ou de « syndrome russe ».

Les peurs de nature géopolitique

Les auteurs distinguent à cet égard les relations de la Russie avec l’Occident, ses relations avec les anciennes républiques soviétiques et ses relations avec l’Orient.

La Russie et l’Occident coopèrent (adhésion de la Russie au Partenariat pour la paix de l’OTAN en 1994, accord de partenariat avec l’UE en 1994, adhésion au Conseil de l’Europe en 1996) mais leurs relations sont marquées par de profondes divergences, en particulier concernant le rôle de la Russie dans l’espace post-soviétique. Cette dernière souhaite en effet continuer à y jouer un rôle majeur comme le montre la création de la Communauté des Etats indépendants (CEI) le 8 décembre 1991, tandis que les Occidentaux utilisent toutes les ressources de leur soft power pour faire reculer l’influence russe dans ces pays. D’autres sujets de désaccord importants concernent notamment l’instrumentalisation par la Russie des conflits qui se déroulent dans son environnement proche (soutien à des mouvements sécessionnistes en Transnistrie, en Crimée, au Sud-Caucase) et la maîtrise des armements en Europe (la Russie s’inquiète de l’élargissement de l’OTAN vers ses frontières, tandis que l’Occident souhaite que la Russie ferme certaines de ses bases).

Les relations de la Russie et des anciennes républiques soviétiques sont, quant à elles, marquées par l’échec de la CEI. Cet échec résulte, d’une part, de la mise de côté des engagements initiaux pris par les Etats au moment de leur adhésion à la CEI et, d’autre part, du manque d’expérience de la Russie dans la gestion d’une organisation multilatérale, celle-ci étant habituée aux relations bilatérales qui ne nécessitent pas de compromis ou de concessions. De plus, à partir des années 1990-2000, les tensions au sein de la CEI s’accentuent du fait de la réorganisation des grandes voies de communication et du renforcement de la mobilisation de forces « pro occidentales » dans plusieurs pays de la région, ce qui conduira en 2004-2005 aux « révolutions de couleurs ». La Géorgie et l’Ukraine quittent la CEI, respectivement suite à la reconnaissance par la Russie de l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud qui ont fait sécession en 2008 et suite à l’annexion par la Russie de la Crimée en 2014. Par deux fois, la Russie a remis en cause l’intégrité territoriale d’un Etat souverain. L’échec de la CEI montre que la Russie ne parvient pas à définir une stratégie claire s’agissant de ses relations avec les anciennes républiques soviétiques, multipliant tantôt les déclarations d’intention pour un partenariat équilibré et mutuellement avantageux tantôt les tentatives d’imposer sa propre vision des choses. Il s’agit là de l’un des principaux échecs de la politique extérieure de la Russie. Concernant les relations de la Russie avec l’Orient, les auteurs notent en particulier le rapprochement entre la Russie et la Chine, aussi bien sur le plan économique (depuis 2010, la Chine est le premier partenaire commercial de la Russie) que sur le plan politique (opposition à certaines résolutions du Conseil de sécurité). Toutefois, ce rapprochement fait resurgir au sein de la population russe la peur du « péril jaune », c’est-à-dire de l’afflux de migrants asiatiques en Russie. De plus, la Russie ne souhaite pas se laisser enfermer dans cette relation bilatérale et développe ainsi des relations avec d’autres pays asiatiques, notamment au sein de structures régionales de l’Asie-Pacifique telles que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS).  Mais c’est surtout en participant au groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) que la Russie entend jouer un rôle important sur la scène internationale.

Si Vladimir Poutine a réussi à démontrer à l’Occident qu’il n’était plus envisageable de négliger le rôle et les intérêts de la Russie dans les grands dossiers sensibles, comme l’a montré l’intervention militaire russe en Syrie, en revanche, les relations de la Russie avec ses voisins immédiats sont davantage source d’inquiétude car elles se sont détériorées durant ces dernières années, ce que Moscou avait pourtant toujours cherché à éviter.

Pour conclure l’ouvrage et en guise d’ouverture, les auteurs s’intéressent à la place de la Russie dans le monde. Cette place dépend d’abord de la Russie elle-même. A cet égard, les auteurs notent que les médias et le gouvernement russes jouent d’une double vision de la Russie. Tantôt la Russie se présente au monde et à son opinion publique comme une « forteresse assiégée » devant se défendre contre des attaques intérieures et extérieures, tantôt elle se présente comme un « nouveau croisé », un « pays conquérant » jouant un rôle majeur dans les grands dossiers actuels comme en Syrie et prenant des initiatives pour refonder le fonctionnement de la communauté internationale, considéré comme étant au service des intérêts des Occidentaux. Pour comprendre cette double vision, les auteurs étudient la logique du régime poutinien dont ils identifient les principales caractéristiques.

Premièrement, le régime se fonde sur une certaine vision du monde. Celle-ci se veut à la fois suffisamment précise pour pouvoir délégitimer ceux qui remettent en cause le régime et suffisamment floue pour que le plus grand nombre de personnes puisse y adhérer. De plus, elle est flexible afin de permettre aux autorités de la faire évoluer, de l’adapter au contexte et aux nécessités du moment. Elle est fondée sur un socle commun de caractéristiques (patriotisme, nostalgie soviétique, critique de l’Occident, idée que la Russie doit suivre sa propre voie, volonté de refondre la communauté internationale etc.) A partir de ce socle commun, il existe une grande diversité doctrinale au sein des groupes d’influence qui entourent l’administration présidentielle et aucune doctrine en particulier ne se voit reconnaître par les autorités une supériorité.

Deuxièmement, le régime s’appuie sur un important soft power. Les révolutions de couleur durant les années 2004-2005 ont en effet fait prendre conscience aux autorités russes de la nécessité de développer les technologies de communication politique, leur insuffisance étant tenue pour responsable de la perte de contrôle de la Russie sur la Géorgie et l’Ukraine. Est ainsi créé un « directorat présidentiel pour les relations interrégionales et culturelles » chargé de développer les coopérations universitaires, culturelles et linguistiques, de financer des médias, des ONG et des partis politiques « pro-russes » au sein de « l’étranger proche ». De plus, la politique de « passeportisation » (délivrance de passeports russes aux minorités en lutte contre les autorités dans les pays voisins) permet à Moscou de revendiquer le droit de protéger ses « compatriotes ».  S’agissant de « l’étranger lointain », c’est-à-dire de l’Occident, les autorités russes ont créé un certain nombre d’institutions qui sont autant de relais du soft power russe : le Club de Valdaï créé en 2010 qui réunit chaque année les spécialistes internationaux de la Russie, les deux Instituts de la démocratie et de la coopération (l’un à Paris, l’autre à New-York) créés en 2007 et chargés de promouvoir le conception russe de la « démocratie souveraine », la Fondation de Diplomatie publique créée en 2008 qui finance des projets de promotion de la Russie et de la culture russe à l’étranger, le Conseil russe pour les affaires internationales créé en 2010 et chargé de la coopération internationale entre chercheurs, l’Agence de coopération internationale Rossotrudnichestvo qui encadre les projets de soft power financés par Moscou dans « l’étranger proche » mais aussi en Amérique Latine et au Moyen-Orient. Moscou a par ailleurs repris contact avec les partis communistes d’un certain nombre de pays (notamment Die Linke en Allemagne). Depuis les révolutions de couleur, Moscou a beaucoup misé également sur les technologies de l’information (création de la chaîne de télévision Russia Today en 2005, radio Spoutnik, Russia Beyond the Headlines s’agissant de la presse écrite). Le but des autorités russes est d’offrir une vision alternative des faits dénonçant les « mensonges de l’Occident » ; cette guerre de l’information entre la Russie et l’Occident a atteint son apogée lors de la crise ukrainienne.

Troisièmement, le régime poutinien, exploitant un aspect particulier du soft power, présente la Russie comme le dernier rempart protégeant les valeurs conservatrices et l’héritage chrétien de l’Europe. S’appuyant sur une législation anti-homosexuelle et sur une propagande nataliste et moralisatrice, la Russie parvient ainsi à séduire une partie de la droite américaine (leaders républicains, membres du Tea Party, activistes pro-life) ainsi que la droite populiste et l’extrême-droite européenne. Celle-ci est également sensible au discours critique de Vladimir Poutine à l’égard des institutions européennes et à ses propos ambigus concernant l’identité nationale et l’immigration qui soulignent à la fois l’échec du multiculturalisme européen et la nécessité de protéger l’identité chrétienne de l’Europe. Ceci place la Russie dans une position délicate dans la mesure où, en même temps que les autorités encensent l’URSS dans la victoire de 1945 et dénoncent la « junte fasciste » à Kiev, elles soutiennent les héritiers des ennemis de l’URSS. La contradiction est résolue dès lors qu’on prend en compte le fait que la Russie cherche à établir un nouvel ordre mondial au sein duquel tous ceux qui contestent l’ordre occidental libéral se retrouveraient, quelles que soient leurs convictions. En effet, pour la Russie, l’ordre mondial est fondé sur un « deux poids deux mesures » en vertu duquel les Etats-Unis et leurs alliés peuvent violer les règles qu’ils ont eux-mêmes créées sans être sanctionnés. C’est la raison pour laquelle la Russie souhaite le remettre en cause en proposant des alternatives. Elle cherche pour cela à s’appuyer sur des alliés, comme les BRICS et surtout la Chine avec laquelle elle a mis en place une Banque de développement et un Fonds de réserve en 2014 pour concurrencer le rôle du FMI et de la Banque mondiale. Dans le domaine du cyberespace, elle veut, à l’image de la Chine, prendre le contrôle sur son « segment national » d’Internet afin notamment de mieux lutter contre son opposition interne.

Se pose cependant la question de savoir si la Russie a les moyens de ses ambitions. Compte tenu de sa faiblesse économique et financière, elle ne peut être une « grande puissance transformatrice du monde » ; en revanche, elle apparaît comme une « puissance du statu quo » grâce à son veto au Conseil de sécurité des Nations-Unies et à son arsenal nucléaire. Elle peut également jouer un rôle dans l’espace eurasiatique mais doit faire face aux résistances croissantes d’un certain nombre de pays qui contestent son droit de regard. Dans tous les cas, elle reste « une puissance clef pour l’Europe », tantôt partenaire, tantôt adversaire de cette dernière selon les enjeux considérés.

Pour conclure, les auteurs insistent sur le fait que la place de la Russie dans le monde ne dépend pas uniquement d’elle-même mais aussi des évolutions qui affecteront les autres grands acteurs internationaux, en particulier la Chine, les Etats-Unis et l’Union européenne. A ce titre, les puissances occidentales ont une responsabilité : leur politique peut soit renforcer la tendance de la Russie à s’enfermer dans ses peurs, soit, au contraire, l’aider à relever les défis qui se posent à elle, ce qui ouvrirait un nouveau cycle de coopération rendant le monde plus stable.

 

 Héloïse Abdalan

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