L’Instance Equité et Réconciliation au Maroc : quels héritages (II)

L’Instance Equité et Réconciliation au Maroc : quels héritages (II)

Classe Internationale se penche sur la première commission de vérité du monde arabe, l’Instance Équité et Réconciliation (IER) du Maroc. Après un premier article introductif notre série continue et s’intéresse ici aux réussites de la commission. Les deux prochains articles porteront sur les limites et échecs de l’IER, et sur ses héritages.

Les réussites de l’IER

Composition de l’instance

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une réussite apportée par la commission aux victimes, il est nécessaire de souligner la composition de l’IER. Comme nous l’avons expliqué dans la partie 1, 6 des 17 commissaires sont d’anciens prisonniers politiques, dont le président Driss Benzekri. Deux des commissaires avaient été exilés, dont Mbarek Bouderka. Il a été condamné à mort par contumace. Le fait que les membres de l’instance chargée de mettre en lumière les exactions du régime soient des anciens détenus et des activistes pour les droits de l’Homme légitime son travail.

Travail de recherche et d’archivage

L’Instance Equité et Réconciliation a effectué un travail de recherche et d’archivage très important qu’il faut mettre en avant. Elle a réussi à collecter des informations auprès des victimes, pour ensuite « décrire, classer, collecter et analyser une quantité impressionnante de témoignages et de dépositions »[9].

José Zalaquett, juriste et membre de la commission chilienne de vérité, a mis en avant différents points pour la réussite des commissions de vérité. Il note notamment l’importance de ce travail de collecte et d’archivage des informations et surtout des témoignages. Selon lui, il ne faut pas uniquement travailler avec les archives gouvernementales (d’autant plus que celles-ci ne sont pas toujours accessibles), il faut aussi écouter les témoins. Susan Slyomovics, qui présente la pensée de Zaqualett, résume ainsi : « Laissons les historiens continuer le travail plus tard et laissons-les parler entre eux ». Le premier pas vers la réconciliation est de laisser les gens s’exprimer. C’est ce qu’a fait, dans une certaine mesure, l’IER au Maroc, en récoltant les témoignages des victimes de disparition forcée et de détention arbitraire pendant les années de plomb.

Travail élargi

Bien que dans ses statuts, l’IER devait travailler uniquement sur les disparitions forcées et la détention arbitraire, elle a élargi ses recherches. Driss Benzekri disait ainsi : « [Notre mandat pour] chercher la vérité signifie que nous pouvons aller bien plus loin »[10]. Il a mis en avant le fait que la détention arbitraire concerne le sort réservé aux prisonniers détenus sans procès et/ou après un procès inéquitable. En outre, les réparations ont également concerné les victimes de torture, les « assassinats et les morts pour cause d’utilisation disproportionnée de la force publique durant les émeutes », puisque celles-ci entrent dans le champ des « violations massives et systématiques ».

Découvertes

Aussi bien grâce au travail d’archivage et à l’élargissement du domaine de compétence de l’IER, l’instance a pu avancer dans son travail d’éclairage sur les années de plomb. Elle a déterminé une chronologie des périodes de répression et les principaux centres de détention :

31 personnes sont décédées pendant leur détention à Tazmamart, 32 à Agdez, 16 à Kal’at Mgouna, ou encore 8 à Tagounite.

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Régions du Maroc – Tazmamart Source : Wikipedia

325 personnes, dont certaines étaient jusqu’alors considérées comme disparues (aucune information sur leur sort), sont décédées pendant des émeutes urbaines à cause de « l’usage disproportionné de la force publique ». Par exemple, 114 personnes sont ainsi décédées à Casablanca en 1981. Sur ce point, il faut cependant noter que les chiffres diffèrent. L’IER a tranché sur un nombre de 114 décédés à Casablanca en 1981, alors que d’autres sources évoquent 142 victimes. L’IER a découvert l’identité de certaines victimes décédées et leur lieu d’inhumation ; ou bien des lieux d’inhumation ; ou encore l’identité de certaines victimes. Elle a révélé les traitements infligés aux prisonniers, comme le recours systématique à la torture physique et mentale pour punir les détenus ou obtenir des aveux. Les récits douloureux des rescapés et les archives ont révélé quelles menaces étaient utilisées : menaces de viol, de mort, injures systématiques. Les tortures physiques allaient aussi bien de la simulation de la noyade qu’aux balles tirées dans le corps des détenus à certains endroits pour ne pas les tuer mais les blesser.

Les conditions de mort ont aussi été mises en lumière. La plupart du temps, les prisonniers décédés étaient enterrés pendant la nuit, dans des fosses communes, sans en avertir les familles ni le parquet. Aucun respect n’était accordé aux défunts, aucun rituel religieux n’était fait.

Des points restent à éclaircir : pour le sort des 173 personnes décédées à Dar Bricha, Dar Al Baraka, Tafnidilte, Courbiss, Derb Moulay Chérif, il n’a pas été possible de découvrir les lieux d’inhumation.

En résumé, toutes catégories confondues, 742 cas ont été élucidés grâce au travail de l’IER. Ces découvertes ont permis à de nombreuses familles de connaître le sort réservé à leur(s) poche(s). Cette connaissance de la vérité était essentielle et reste l’une des réussites les plus significatives de l’IER.

Indemnisations

L’IER a reçu 20 046 dossiers, dont 16 861 étaient recevables pour les indemnisations. Celles-ci sont aussi bien privées que collectives, et sont distribuées selon des critères déterminés par l’IER. Les victimes avaient alors le droit à une indemnisation financière, à un suivi psychologique et médicale (ce que l’on appelle la réadaptation), à l’aide à la réintégration sociale (la restitution), et enfin à une aide administrative, juridique et professionnelle dans certains cas.

D’après le rapport final réalisé par l’instance, les indemnisations individuelles ont été financières, mais pas seulement : régularisation de la situation professionnelle, administrative, et judicaire ; réinsertion sociale ; réhabilitation médical et psychologique ; restitution des biens.  58 % des 16 861 dossiers recevables ont conduit à une indemnisation (financière et autres, ou recommandation). Les 42 % restants n’ont pas reçu d’indemnisation ou de recommandation d’indemnisation pour différentes raisons (irrecevabilité, dossiers incomplets, non compétence de l’IER …).

Enfin, concernant les réparations collectives, elles ont concerné les régions particulièrement affectées par la répression et celles où se trouvaient les centres de détention. Elles ont pris la forme de projets économiques et sociaux.

Se souvenir

L’IER, par les réussites précédemment énoncées et par son travail de mémoire, a permis au peuple marocain de ne pas oublier le sort réservé à certains de leurs concitoyens. Elle l’a fait pendant son mandat et a souhaité amener les citoyens marocains et le gouvernement à poursuivre ce travail de mémoire dans les recommandations qu’elle a faites.

L’instance a voulu « créer les conditions d’un débat pluraliste libre et responsable »[11] en proposant des rencontres, des débats et des colloques thématiques ou généraux. On peut par exemple citer le colloque sur la violence de l’Etat à Marrakech en janvier 2004, ou celui sur les écrits de la détention politique à Rabat en mai 2004. Elle a fait appel à différents intervenants, de la société civile, des professionnels (médecins, juristes, journalistes, universitaires), des victimes. Cela dans le but de comprendre les violations passées et de forger cette histoire pour ne pas l’oublier. Ce travail a été essentiel et très symbolique dans la mesure où il n’avait jamais été réellement fait auparavant.

En outre, les auditions menées par l’IER, thématiques ou non, ont permis aux victimes de s’exprimer et de réfléchir au travail à faire dans le pays pour garantir la non-répétition des violations. Cela a eu un double impact : permettre la libération des victimes, et avancer sur le chemin de la démocratisation en proposant les recommandations au gouvernement marocain. Cinq auditions thématiques ont été organisées en 2005 et retransmises à la télévision. Les thèmes abordés ont été les suivants : La transition démocratique au Maroc ; Le dépassement de la violence comme modalité de gestion politique ; Les réformes politiques, économiques et sociales ; Les réformes pédagogiques et culturelles ; et enfin, Les réformes législatives, exécutives et judiciaires.

L’instance a permis aux victimes de s’exprimer, devant elle ou sur la scène publique, de raconter leurs expériences. Pour Amnesty International, « ces auditions, en donnant aux victimes et à leurs familles la possibilité d’être entendues en public, contribueront à leur rendre leur dignité et à faire avancer la lutte qu’elles mènent depuis plusieurs décennies »[12], à savoir leur combat pour la reconnaissance de violences subies et pour les droits humains. La Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme a quant à elle noté que ces auditions publiques « marquent une étape importante dans la réconciliation nationale au Maroc » ajoutant que « pour la première fois, la parole des victimes sera véritablement entendue ».

Le cas des femmes

Les femmes ont subi des violences particulières, et de ce fait, l’IER a voulu intégrer la notion du genre dans son travail et dans son plan d’action. Elle l’a mis en avant dans son rapport final et dans ses réparations (financières, psychologiques et médicales).

L’instance a écouté les femmes, alors que jusque-là, elles n’étaient pas reconnues pour leurs actions politiques. Fatna El Bouih disait ainsi : « Rappelez-vous que le modèle pour toutes les femmes marocaines est la femme qui baisse ses yeux, n’élève jamais sa voix, dont la langue ne sort pas de sa bouche […] Les filles sont élevées dans le principe Samt hikma u-mennu tfarraq ilhikayem (le silence est sagesse et il est la source de toutes les sagesses) »[13].

L’IER n’a pas pris une approche complètement genrée, mais elle a permis de dénoncer les différences de traitement et les discriminations subies par les femmes. Dans ses réparations, l’IER n’a pas appliqué les lois de succession traditionnelles qui empêchent par exemple à la femme d’un disparu d’obtenir pour elle une indemnisation. Au contraire, l’instance a utilisé le principe non-discriminatoire, en accordant aux femmes des victimes des réparations.

Lisa Verriere

Retrouvez la première partie ici !

[9] SLYOMOVICS Susan, Témoignages, écrits et silences : l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation, L’Année du Maghreb, 2008

[10] Human Rights Watch, La commission marocaine de vérité. Le devoir de mémoire honoré à une époque incertaine, Novembre 2005

[10] SLYOMOVICS Susan, Témoignages, écrits et silences : l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation, L’Année du Maghreb, 2008

[11] ASWAB Mohamed, L’instance équité et réconciliation et la problématique des droits de l’Homme au Maroc, 2006

[12] Mission Maroc, Les Auditions Publiques de l’Instance Equité et Réconciliation

[13] SLYOMOVICS Susan, Témoignages, écrits et silences : l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation, L’Année du Maghreb, 2008

Bibliographie

Rapports

Amnesty International, « Maroc. La torture, endémique, est utilisée pour arracher des « aveux » et étouffer les voix dissidentes », Rapport Amnesty International, 15 mai 2015 : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2015/05/morocco-endemic-torture/

Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme, « Maroc. Etat des lieux du suivi des recommandations de l’Instance Equité et Réconciliation à l’occasion du 5e anniversaire de la publication de son rapport. Sur les réformes institutionnelles et législatives protectrices des droits humains : des intentions exprimées sans suivi concret », n° 556f, Février 2011. URL : https://www.fidh.org/IMG/pdf/Notemaroc556f-1.pdf

Instance Equité et Réconciliation, « Synthèse du rapport final », Royaume du Maroc, Commission nationale pour la vérité, l’équité et la réconciliation, 2006/1778. URL : http://www.cndh.ma/sites/default/files/documents/rapport_final_mar_fr_.pdf

Instance Equité et Réconciliation, « Rapport Final », Publications du Conseil Consultatif des Droits de l’Homme, 2010 MO 1702. URL : http://www.cndh.ma/sites/default/files/documents/IER_volume_5.pdf

Rapport du séminaire régional de la FIDH « Les commissions de vérité et de réconciliation : l’expérience marocaine », 25-27 mars 2004. URL : https://www.fidh.org/fr/regions/maghreb-moyen-orient/maroc/Les-Commissions-de-verite-et-de

Human Rights Watch, « La commission marocaine de vérité. Le devoir de mémoire honoré à une époque incertaine », Novembre 2005. URL : https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/morocco1105frwcover.pdf

Centre International pour la Justice Transitionnelle / ICTJ, « Morocco Still a Model for Justice in MENA, but Questions Remain », 2 août 2016. URL : https://www.ictj.org/news/morocco-still-model-justice-mena-questions-remain

Mission Maroc, « Les Auditions Publiques de l’Instance Equité et Réconciliation », Mission Permanente du Royaume du Maroc auprès de l’Office des Nations Unies et des autres Organisations Internationales à Genève. URL : http://www.mission-maroc.ch/fr/pages/263.html

Ouvrages

SLYOMOVICS, Susan, « Témoignages, écrits et silences : l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation », L’Année du Maghreb, IV | 2008, 123-148.

VAIREL Frédéric, « Le Maroc des années de plomb : équité et réconciliation », Politique africaine, 2004. URL : https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2004-4-page-181.htm

BOUKHARI Ahmed, Le Secret : Ben Barka et le Maroc, un ancien agent des services spéciaux parle, Michel Lafon, Février 2002

Mémoires

ASWAB, Mohamed, « L’instance équité et réconciliation et la problématique des droits de l’Homme au Maroc », Mémoire Online, Hassan II Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Casablanca, 2006, URL : https://www.memoireonline.com/07/08/1342/instance-equite-reconciliation-problematique-ddh-maroc.html :

Presse

ADELHAMID, Amine, « Maroc : le sombre bilan de l’Instance Equité et Réconciliation », Mouvements, 10 avril 2008. URL : http://mouvements.info/maroc-le-sombre-bilan-de-linstance-equite-et-reconciliation/

ABDELAHAD, Sebti, « Instance Equité et Réconciliation, dix ans après … », Zamane, 23 avril 2014. URL : http://zamane.ma/fr/instance-equite-et-reconciliation-dix-ans-apres/

Afrik, « Maroc : l’expérience de justice transitionnelle : quel bilan ? », 20 septembre 2016. URL :  http://www.afrik.com/maroc-l-experience-de-justice-transitionnelle-quel-bilan

Aujourd’hui Le Maroc, IER : Les indemnités débloquées s’élèvent à près de 2 MMDH, 8 Mai 2018, URL : http://aujourdhui.ma/actualite/ier-les-indemnites-debloquees-selevent-a-pres-de-2-mmdh

Yabiladi, « Rabat : Plus de 17 000 dossiers de l’Instance équité et réconciliation remis aux Archives du Maroc », 10 décembre 2017. URL : https://www.yabiladi.com/articles/details/60059/rabat-plus-dossiers-l-instance-equite.html

Interviews

Tout le monde en parle, Interview d’Ali Lmbaret, 14 janvier 2004. URL : http://www.ina.fr/video/I09019255/index-video.html

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