Élections présidentielles : le Brésil confronté aux fantômes de son passé

Élections présidentielles : le Brésil confronté aux fantômes de son passé

 

Le premier tour des présidentielles brésiliennes a eu lieu le 7 octobre. Jair Bolsonaro le candidat d’extrême droite membre du Partido Social-libéral a obtenu 46% des voix, loin devant le candidat du traditionnel Parti des Travailleurs (PT) Fernando Haddad qui en a obtenu 29,2%. Le duel du deuxième tour, qui aura lieu le 28 octobre 2018,  n’a été une surprise pour personne tant les enquêtes d’opinions se mettaient d’accord pour placer ces deux hommes en tête du scrutin.

Le premier bilan que l’on peut tirer du scrutin est la prévalence du vote utile qui a poussé les Brésiliens à se tourner vers les favoris. Si les enquêtes plaçaient effectivement les deux hommes en tête, ils ont tous les deux obtenu des scores plus importants que ceux attendus par les spécialistes. Les événements dramatiques et la tournure rocambolesque qu’ont pris les dernières semaines de campagne semblent ainsi avoir joué en  faveur des deux candidats de tête. Jair Bolsonaro a été violemment poignardé le 6 septembre 2018, alors qu’il se trouvait au milieu d’une foule de partisans. Incapable depuis de mener campagne, cet événement lui aura permis d’échapper aux différents débats télévisés prévus, tout en s’érigeant en martyr. Fernando Haddad lui n’a été déclaré officiellement candidat que quelques semaines avant le scrutin, quand la candidature de son mentor, l’ex président Lula actuellement en prison pour corruption, a été définitivement invalidée malgré le fort soutien populaire dont il jouit encore au Brésil. Sa progression fulgurante dans les sondages lui laisse un infime espoir de rattraper son retard.

La polarisation de la société brésilienne

L’opposition du second tour témoigne de la polarisation de la société brésilienne, qui n’a jamais été aussi divisée depuis le retour de la démocratie en 1985. Si Jair Bolsonaro a réussi à recueillir 46% des votes et se trouve en très bonne voie pour devenir le prochain président du Brésil, ses positions radicales, homophobes, machistes et racistes, lui ont valu d’être détesté par une large partie de la population. D’importantes manifestations féministes ont éclaté dans tout le pays ces dernières semaines au signe de ralliement de «  Ele Nao ! » « Pas Lui !» pour protester contre la possible arrivée du capitaine de réserve à la tête de l’État. Son opposant Fernando Haddad semble cependant tout aussi détesté à cause de l’héritage politique qui est le sien. Si le Parti des Travailleurs n’est pas le seul parti à être accusé de corruption, il a cependant été érigé en symbole de ce phénomène qui gangrène la société brésilienne, à l’image de la destitution de Dilma Rousseff en 2015 et de l’incarcération récente de la figure historique du parti, Lula Da Silva. Le candidat du PT n’a d’ailleurs rien fait pour éviter cet héritage qu’il revendique au contraire. Son entrée tardive dans la campagne électorale l’a conduit à essayer de reproduire le schéma qui a conduit à l’élection Dilma Rousseff en 2010.

À l’époque peu connue des électeurs, celle qui a été Présidente du Brésil jusqu’à sa destitution en décembre 2015, avait réussi à récupérer une grande partie de la popularité de Lula. S’il a été ministre de l’éducation, Fernando Haddad était surtout connu pour avoir été maire de São Paulo la capitale économique du pays, mais sa notoriété ne dépassait guère cette région avant qu’il ne soit propulsé sur le devant de la scène le 11 septembre, soit moins d’un mois avant le premier tour. Le passage de flambeau a lui-même été très symbolique, puisque la campagne du candidat a commencé devant la prison de Curitiba, où Lula est enfermé. L’ancien métallurgiste avait écrit une lettre, lue par son avocat pour l’occasion, où il adoube son ancien ministre de l’éducation. Ce fut un pari réussi pour le PT puisque Haddad a grimpé de façon vertigineuse dans les sondages, pour passer de 4% d’intentions de vote à 29,2%, allant jusqu’à dépasser les 28% dont pouvait se targuer Lula avant l’invalidation de sa candidature. Mais si l’influence et la popularité de l’ancien président ont été déterminantes pour qu’Haddad puisse accéder au second tour, ce dernier va sans doute désormais devoir s’éloigner de l’ombre de Lula pour réussir à rassembler largement, et dépasser ainsi le profond rejet que le PT provoque en dehors de ses partisans.

De fait, si Jair Bolsonaro a réuni autant de voix, c’est en grande partie parce qu’il a cristallisé le vote anti PT et le vote anticorruption, au détriment du parti de droite traditionnel le PSDB dont le candidat, Geraldo Alckmin n’a obtenu que 4% des votes. Il faut dire que s’il est député depuis 29 ans, le candidat d’extrême droite affilié au  Parti Social Libéral n’a pas été l’objet de soupçons majeurs en la matière. La récente affaire qui semble lier le candidat à la diffusion massive de messages anti-PT sur le réseau de communication Whats’app ne semble par ailleurs pas affecter sa popularité outre mesure. Comparé à Trump pour son caractère outrageant, Jair Bolsonaro malgré sa longue vie politique a réussi à apparaître aux yeux de tous comme un outsider, différent de toute la classe politique traditionnelle à laquelle appartient Haddad.

Les enjeux au cœur de la campagne : insécurité croissante et crise économique

Cette tentation de l’extrême droite s’explique par l’état économique et sécuritaire du pays. La situation sécuritaire du pays est catastrophique. Plus de 61 000 personnes ont connu une mort violente en 2016, soit l’un des taux d’homicide les plus élevés au monde. Si cette violence n’est pas nouvelle, elle connaît cependant une dynamique croissante. La situation à Rio de Janeiro est particulièrement dramatique. Généralement limitée aux favelas, la violence prend de nouvelles proportions jusqu’à devenir politique. Ainsi la société brésilienne avait été choquée par le meurtre d’une conseillère municipale de l’État de Rio, Marielle Franco, militante de la cause noire et LGBT en mars 2018. La population s’était mobilisée donnant lieu à des marches gigantesques dans Rio et dans le reste du pays.

Pour faire face à cette situation, le gouvernement a pris des mesures particulièrement radicales : en février 2018, Michel Temer avait créé un ministère de la Sécurité publique, au même moment où il donnait à l’Armée le commandement des forces de police de l’État de Rio de Janeiro. Le commandement des forces de police est en effet traditionnellement décentralisé au niveau des 27 États qui composent le pays. Michel Temer a signé le 26 juillet 2017 un décret autorisant l’emploi des forces armées dans l’État de Rio de Janeiro pour lutter contre le crime organisé et le narcotrafic dans les favelas. Ce sont pas moins de 8 500 militaires qui ont depuis été mobilisés dans la ville de Rio de Janeiro, pour intégrer une force mixte de 10 000 hommes, conjointement avec la police locale. En l’occurrence à Rio, les forces de police sont désormais sous les ordres de Walter Souza Braga Netto, directement subordonné au président Temer et non plus aux autorités locales de Rio. Cette mesure avait été particulièrement polémique, dans un pays où l’intervention des militaires sur le territoire national renvoie à la sombre période de la dictature militaire (1964-1985). Mais pour Jair Bolsonaro il faut aller encore plus loin pour lutter contre ce fléau. Le candidat d’extrême droite a fait de l’insécurité son sujet de prédilection. Pour faire face à la situation, il propose de réduire la majorité pénale à 16 ans. De plus il veut assouplir le port d’armes à feu. Les ports d’armes avaient été interdits par une loi datant de 2003. Jair Bolsonaro a promis de revenir sur cette réforme au nom de la légitime défense du citoyen. Le lobby des armes reste fort au Brésil, et a donc pris fait et cause pour le candidat d’extrême droite.

La situation économique du pays a également joué son rôle dans les résultats du premier tour. La crise économique qui touche le pays depuis 2014 est l’une des plus graves que le Brésil n’ait jamais connue. Le PIB a chuté de plus de 10% entre 2014 et 2016. L’inflation a grimpé jusqu’à 10% avant de se stabiliser autour de 5%. La dette publique inquiète également, puisqu’elle est passée de 54% en 2014 à 74% en 2018. La réforme des retraites est un point essentiel, la retraite constituant une part très importante du budget national, et atteignant 2,8% du PIB en 2017. Le chômage a presque doublé entre 2011 et 2018 passant de 6,7 à 12 %. Pour faire face à cette question, Jair Bolsonaro souhaite privatiser massivement et passer à un État minimal. Derrière cette politique se cache en réalité Paulo Guedes, un ultra-libéral bien connu des milieux d’affaires brésiliens, partisan de l’école de Chicago. Si Bolsonaro est élu président, Guedes est pressenti au ministère de l’économie. Mais cette approche économique peut cependant laisser sceptique quand on sait qu’au Brésil, privatiser les entreprises publiques demande l’aval préalable du Congrès au sein duquel Jair Bolsonaro a peu de chances d’avoir une majorité absolue. Cependant ces idées lui ont permis de recevoir le soutien des marchés financiers qui ont accueilli avec enthousiasme son score du premier tour. Le lundi suivant le premier tour, la bourse de São Paulo clôturait avec une hausse de 4,57%. De son côté, Fernando Haddad est dans la droite lignée de la politique économique historiquement menée par le PT, et souhaite augmenter les dépenses publiques dans l’espoir de faire repartir l’économie par la consommation et l’investissement public.  

Bolsonaro : une menace pour la démocratie ?

Désormais le candidat du PT tente de former un front républicain pour rattraper son opposant, et insiste sur la menace que Bolsonaro ferait peser sur la jeune démocratie brésilienne. Il insiste ainsi sur la défense des minorités. Jair Bolsonaro a en effet un discours qui se veut volontairement outrageant à l’égard de celles-ci. Là encore la société brésilienne est divisée. Les propos homophobes du candidat, qui a notamment déclaré « Je serais incapable d’aimer un fils homosexuel. Je préférerais qu’il meure dans un accident de voiture » au magazine Playboy, en 2011, lui attire les faveurs des puissants mouvements évangéliques. Ces derniers, ultraconservateurs, sont son plus grand soutien. Bolsonaro s’est d’ailleurs fait baptiser en 2016 par un pasteur en Israël et a depuis adopté un discours profondément anti-avortement. Il a ainsi reçu le soutien du célèbre pasteur Silas Malafaia, le chef spirituel de l’Assemblée de Dieu, l’Eglise d’Irene, et l’une des voix les plus conservatrices du champ évangélique, demandant notamment une marche arrière sur le mariage pour tous.

Mais surtout Jair Bolsonaro ne cache pas sa nostalgie de la dictature militaire. Son élection marquerait un retour à la militarisation du pays. Les candidats à l’élection présidentielle doivent se présenter avec un vice-président à l’image du modèle américain. Jair Bolsonaro lui-même militaire de carrière et capitaine de réserve, a choisi pour ce poste le Général Hamilton Mourão. L’attachement à la démocratie du candidat peut être questionné quand on sait que le Général Mourão a publiquement exprimer qu’il soutiendrait un recours à l’armée dans le cas où une situation d’anarchie éclaterait au Brésil. Lors du vote de destitution de Dilma Rousseff, le candidat avait alors dédié son vote à « la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ultra », connu pour avoir été le premier responsable militaire à avoir été reconnu coupable de torture pendant la dictature militaire et désigné comme héros par le général Antonio Hamilton Mourao. Il faut dire qu’au Brésil la dictature n’a pas été rejetée avec autant de force que dans d’autres pays d’Amérique Latine comme le Chili ou l’Argentine. Si cette période reste douloureuse pour une partie de la population ayant été victime de la répression, la plupart des citoyens brésiliens ont vécu cette période autoritaire comme celui de l’âge d’or de la croissance économique du pays, et n’ont pas été personnellement inquiétés par le pouvoir. En votant Jair Bolsonaro, les Brésiliens montrent aussi la déception qu’ils ressentent à l’égard d’une démocratie gangrénée de l’intérieur par la corruption.

Si Haddad s’évertue donc à se poser en défenseur de la démocratie, les citoyens semblent cependant prêts à faire des sacrifices de leur modèle démocratique pour manifester leur mécontentement face à la corruption et l’insécurité. Il est peu probable qu’un front républicain se mette en place avec assez de force pour renverser la situation. Haddad a axé ses dernières semaines sur des thèmes comme l’écologie, totalement méprisés par Bolsonaro qui compte supprimer le ministère de l’environnement pour l’intégrer au ministère de l’agriculture. Il faut dire que là encore, le candidat d’extrême droit bénéficie de l’appui des grands propriétaires, puisqu’il a reçu le soutien du très puissant lobby agro-business brésilien. De son côté Haddad a promis d’éradiquer la déforestation d’ici à 2030.

Jair Bolsonaro également reçu le soutien de plusieurs grandes figures de la droite brésilienne, notamment du candidat au poste de gouverneur de Sao Paulo : João Doria. Le PSDB avait été crédité d’à peine 4,76 %, une défaite historique pour l’un des grands partis traditionnels de la vie politique brésilienne. De son côté Haddad peut compter sur le soutien du candidat du PSB (partido socialista brasileiro), dont le candidat Ciro Gomes a obtenu 12,5% des voix. La situation s’annonce compliquée pour Haddad qui n’est pas sûr de bénéficier d’un report de voix complet de la part de Ciro Gomes. Si Bolsonaro réussit à attirer l’intégralité des 4,76% d’électeurs du PSDB, il aura gagné. Quelle que soit l’issue des prochaines élections, le prochain mandat s’annonce très compliqué. L’élection n’est qu’une pièce de l’édifice. Il faudra que le prochain président réussisse à s’appuyer sur le congrès et les gouverneurs des 27 États. Étant donnée la polarisation de la vie politique brésilienne, le prochain candidat devra forcément procéder à des alliances, ce qui semble hors de portée des deux favoris, tellement les antagonismes à leurs égards sont forts.

ESTEBAN LOPEZ

Bibliographie :

LeMonde, “Brésil : ce que contient le programme du candidat d’extrême droit Jair Bolsonaro”, 10/10/2018 : https://abonnes.lemonde.fr/ameriques/article/2018/10/09/bresil-le-flou-et-la-fureur-du-programme-de-jair-bolsonaro_5366731_3222.html

Gazeta Do Povo, “ « Quem foi Brilhante Ustra, o primeiro militar reconhecido como torturador pela Justiça, 18/10/2018 :

https://www.gazetadopovo.com.br/ideias/quem-foi-brilhante-ustra-o-primeiro-militar-reconhecido-como-torturador-pela-justica-504br0rhl21rxfxsjkqjygv79/

Observador, “ PSB vai apoiar Haddad na segunda voita”, 10/10/2018 :

https://observador.pt/2018/10/10/brasil-psb-vai-apoiar-haddad-na-segunda-volta-das-presidenciais-brasileiras/

Globo, “Doria declara apoio a Bolsonaro e diz que derrotará ‘esquerda’ em São Paulo”07/10/2018 : https://g1.globo.com/sp/sao-paulo/eleicoes/2018/noticia/2018/10/07/doria-declara-apoio-a-bolsonaro-e-diz-que-derrotara-esquerda-em-sao-paulo.ghtml

Veja, “Bolsonaro, sobre desencontro com Doria: ‘Não sei quem combinou’”, 13/08/2018 : https://veja.abril.com.br/politica/bolsonaro-sobre-desencontro-com-doria-nao-sei-quem-combinou/

Site de l’OCDE, Consulté le 16/10/2018 :

https://data.oecd.org/fr/bresil.htm

Site Trading Economics : Consulté le 17/10/2018: https://tradingeconomics.com/brazil/unemployment-rate

 

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