Le coupé-décalé : Entre diversion et construction d’un nouveau mode politique dans l’Afrique francophone des années 2000

Le coupé-décalé : Entre diversion et construction d’un nouveau mode politique dans l’Afrique francophone des années 2000

Les origines du mouvement du coupé-décalé sont assez obscures, comme ce qui en relève exactement. Pour le définir, il est primordial de préciser les revendications particulières d’artistes qui ne sont pas formellement organisés. Nous pouvons tenter de caractériser ce mouvement comme un mouvement musical qui naît dans les boîtes de nuit de Londres et de région parisienne, créé par des artistes principalement d’origine ivoirienne, réimporté en Afrique francophone. Il incorpore des rythmes différents des rythmes occidentaux, qui s’inspirent à la fois du zouglou ivoirien et du n’dombolo congolais, deux styles de musique traditionnelle dans leurs pays d’origine. Douk Saga, un DJ ivoirien qui se produit en région parisienne avant de revenir à Abidjan en 2002 et  figure emblématique du mouvement, revendique sa création. L’une de ses caractéristiques essentielles est de rendre hommage aux grands Hommes d’Afrique de l’Ouest, dans une langue alliant français, dérivés locaux du français et des langues locales.

 

Le nom même du mouvement musical fait appel à ses origines étrangères, et à l’acceptation des héritages de la colonisation tout en les dénonçant. « Couper », signifie escroquer en ivoirien, et « décaler », prendre le large, en référence aux jeunes qui quittent le pays et qui y ramènent les richesses de l’étranger obtenues par des activités illégales. Ces deux notions se lient à la pratique du « travaillement », qui renvoie au fait de dépenser de façon ostentatoire des sommes importantes d’argent dans les clubs pour prouver sa réussite.

La déferlante du coupé-décalé en Afrique francophone est plus qu’une anecdote sur le monde de la nuit dans ces pays. Il porte des revendications identitaires et politiques d’une jeunesse qui n’a pas connu la colonisation mais est influencée par l’Europe, qui cherche un espace d’expression dans des systèmes politiques verrouillés et un monde qui s’ouvre.

 

Un mouvement culturel révélateur d’un changement de modèle social

 

Le coupé-décalé fut un mouvement qui se construisit en parallèle des transformations politiques et économiques de l’Afrique de l’Ouest après les indépendances des années 1960.

Ces pays ont une tradition d’émigration économique, en particulier vers la France et l’Angleterre, alors que le rapport entre nouveaux pays Africains et anciennes puissances coloniales devient surtout commercial.

L’importance de la diaspora en Europe occidentale est aussi liée à des crises de débouchés après l’espoir des indépendances.

De plus, après la fin de la guerre froide, le seul modèle alternatif à l’économie capitaliste de marché est défait. Le néocolonialisme économique est synonyme de grandes désillusions. En parallèle, la jeunesse de ces pays d’Afrique francophone, ne trouvant pas d’espace pour s’exprimer dans des pseudo démocraties verrouillées par les mêmes figures depuis les années 1960 et 1970, commencèrent à redécouvrir les figures qui avaient fait la fierté de l’Afrique dans ces années. Ils en ont fait une relecture au vue de leur situation : oppression de fait, domination d’une puissance néocoloniale qui pourtant est le seul débouché dans l’économie capitaliste de marché pour eux.

Cette ambivalence nourrit les revendications au sein du mouvement qui glorifie les héros africains d’avant la colonisation, et l’argent comme facteur d’une réussite sociale. Les coupeurs mobilisent le registre du « travaillement »,  le fait de capter des richesses des élites à travers des arnaques et autres activités, et de les dépenser de façon ostentatoire dans le monde de la nuit en Afrique de l’Ouest. Ils le revendiquent avec une fierté particulière, celle de la revanche, celle d’avoir repris son argent à l’oppresseur, d’avoir « travailler le système ».

Il s’agit d’un moteur d’ascension sociale par le « dehors », c’est-à-dire d’un mode d’ascension sociale qui se construit en dehors des modes de promotion classiques promus par  l’État : l’éducation, les affaires ou le parti dominant. La proéminence de ces modes de promotion, créant un espace vécu par cette jeunesse comme ultime débouché, qui passe par l’illégal et par l’étranger est symptomatique des transformation que connaissent ces pays, en premier lieu la Côte d’Ivoire où il est importé en premier, au tournant du siècle.

Cette réussite sociale alternative concentre les enjeux pour cette population jeune : utilisation de la globalisation et des liens avec les anciennes puissances coloniales pour construire à travers l’art et la fête un modèle en défaut, avec une réappropriation des mouvements de libération d’un passé reconstruit et idéalisé, avec le registre de la revanche et de la réparation à l’encontre des anciennes colonies. Cette réparation va servir de légitimation sociale au fait de « couper et décaler », exhibé dans le « travaillement » : certes, les activités promues par le mouvement sont illégales, mais l’argent des oppresseurs est dépensé pour le plaisir des Africains. Le « travaillement » devient alors essentiel à la légitimation : en dehors de l’exhibition de sa richesse qui permet d’établir son statut, un coupeur qui ne « travaille » pas en soirée est vu comme un traître, car « couper » et « décaler » n’est acceptable que dans la revendication politique de la redistribution des richesses captées. On voit alors par le « travaillement » un rôle social multiple des figures du coupé-décalé : rôle de modèle, de consommateur qui fait tourner une économie locale importante avec l’argent de l’étranger, un rôle politique de redistribution, car on coupe et décale pour sa famille, en premier lieu, et sa communauté d’origine à travers le travaillement, mais aussi de régulateur. Face à un sentiment de trahison des pouvoirs publics et d’injustice mondiale, les jeunes d’Afrique de l’Ouest ont pu à travers ce phénomène social pacifier leur réaction et réorienter leurs attentes dans un référentiel social nouveau de la nuit et de la célébrité.

Ainsi, cette pratique permet aussi aux jeunes de se poser sur la scène publique, grâce à leur discours et à leurs activités. Si le coupé-décalé s’établit hors du débat public légitime, dans l’informalité du monde de la nuit, il joue sur une ambivalence avec le pouvoir qui permet aux DJ les plus influents de prendre une place importante sur la scène publique. Par leur discours pacifiste et la sacralisation du collectif qui s’opère par l’activité commune de fête, ces musiciens ont acquis une légitimité pour évoquer des problèmes de leurs pays, et donc une certaine reconnaissance informelle, due à la pacification des moeurs que prône leur musique.

Cette musique joue le rôle de totem au sens de Marcel Mauss, car à travers la sacralisation de figures, on sacralise le collectif. Le coupé-décalé est capable de s’adapter, de contourner les difficultés du quotidien et de tirer avantage d’une périphérisation de fait : ce que son public a connu toute sa vie. Passer par le monde de la nuit permet d’exprimer une revendication nationaliste et africaniste, qui se revendique comme apolitique, et donc ne pose pas de danger à l’ordre établi. Dans leur musique, ils opèrent une sorte de catharsis, opposant les frustrations populaires à un imaginaire plus grand, celui de la grande civilisation africaine et des héros de la colonisation. L’apolitisme crée un registre de revendication et de publicisation alternatif mais pas concurrent. Les textes sont un appel à la célébration de l’africanité. Dans la forme, les chansons combinent trois éléments particulièrement révélateurs : la langue, les rythmes et les références aux héros.

Au niveau de la langue, il s’agit du français, des langues locales et enfin des dérivés locaux du français. Le français est à la fois langue de l’officiel, de l’école, de l’Etat et aussi de l’ancien colonisateur dont l’ombre ne semble pas s’effacer.Les langues locales constituent un registre de revendication d’un particularisme qui a avorté au moment des indépendances, on y retrouve des langues utilisées par la famille, et des éléments de langues perdues dont seuls des fragments perdurent. Les dérivés locaux français sont eux hérités de la période coloniale et sont témoins d’une hybridation qui nous invitent à dépasser l’idée de passivité des populations colonisées d’Afrique de l’Ouest.

En terme de rythme, on observe le même type d’hybridation : entre rythmes électriques qui traversent la scène musicale internationale, des morceaux de musique inspirés de musiques traditionnelles des pays d’origine des DJ et rythmes propres aux scènes où ils ont été formés, parisiennes ou londoniennes. Ces multiples influences témoignent d’un changement de modèle social qui se construit à la fois par rapport au monde, à la colonisation et à l’imaginaire de ce qu’était l’Afrique de l’Ouest avant la colonisation. Il faut aussi penser ce caractère composite comme preuve de ce que Jean-François Bayart appelle des “concaténations” : l’idée qu’il n’y a pas de ruptures nettes dans l’histoire, que les périodes qui s’enchaînent s’influencent mutuellement en permanence. Ce moment que vit l’Afrique de l’Ouest au début des années 2000 est la continuation d’une histoire longue pour des pays qui cherchent leur place dans un monde post-Guerre Froide et où la mémoire de la colonisation est omniprésente.

Néanmoins, ce changement de modèle de valorisation sociale et de construction d’une image n’a pas inspiré de violences. Au contraire, ce fut un moment avec peu de soulèvements compte tenu de la grande instabilité des régimes dans ces pays alors. Voyons comment la scène musicale du coupé-décalé a permis de construire un espace d’expression alternative à contre courant de l’air du temps.

 

Derrière l’espace de revendication, un dispositif de construction de la paix sociale « à l’africaine » empreint d’ambivalence

 

Le mouvement du coupé-décalé se crée dans un contexte d’instabilité en Côte d’Ivoire, dans un contexte où des mouvements indépendantistes dans le nord du pays commencent à se faire entendre. Les capacités de l’Etat et du pouvoir central à revendiquer avec succès le monopole de la violence physique légitime sont remises en causes, en particulier à cause de son incapacité à créer de la cohésion sociale. Dans ce contexte, on remarque alors que le mouvement est empreint de continuité de pratiques anciennes qui avaient elles aussi émergé lors de crises. On peut citer le cas de la « S.A.P.E. » (Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes) au Congo, qui faisait écho à la zaïrianisation lancée par le président Mobutu. Ce dernier ayant décrété l’ « abacost », principe de bannissement du costume européen, les sapeurs ont pris le contre-pied d’un costume africain artificiel, très proche de costumes traditionnels asiatiques par ailleurs, pour se réapproprier le costume européen. Ils en changent alors les couleurs, les tissus, en utilisant abondamment la wax, tissus à motif traditionnel en Afrique de l’Ouest, et s’inspirent des dandys européens de la fin du XIXème siècle pour créer leur version du costume africain. La S.A.P.E. s’est ensuite exporté dans toute l’Afrique Centrale et de l’Ouest.

De la même manière, le coupé-décalé est caractérisé par son origine hybride et son caractère composite. S’il a du succès dans le monde de la nuit et s’il s’exporte à partir d’Abidjan, c’est  aussi parce qu’il venait des anciennes puissances coloniales, dont les goûts et les pratiques importées constituait une base commune de normes valorisées. En somme, contrairement à leurs aînés, les coupeurs prennent pleine possession de leur passé colonial. Il s’agit d’une reconstruction a posteriori d’un idéal africain, qui n’oublie pas son lien avec l’ancienne métropole. Il ne cherche pas à nier un siècle et demi de colonisation mais à se réapproprier, au vu de ce moment dans leur africaine, des pratiques plus anciennes, et de les reconstruire au vue d’une aspiration à la mondialisation, à des standards mondiaux, notamment en termes de reconnaissances. De plus, les coupeurs sont conscients du fait que leur lien à une métropole déjà pleinement mondialisée est une chance de reconnaissance. Leur objectif est aussi d’utiliser cette relation privilégiée et d’en tirer profit. Dès lors, l’expression « coupé-décalé » prend un autre sens : couper devient utiliser le statut, l’image et la dette de l’ancienne colonie, et décaler devient alors se dégager de la domination de l’ancien colonisateur, en passant par le canal de l’informel, et en revenant au pays pour y réinvestir les richesses qui y ont été prises. Les coupeurs parlent de « réparations », la légitimité de l’activité illégale qui a servi à financer le « travaillement » vient d’une dette quasiment infinie que l’Europe aurait envers l’Afrique pour un siècle et demi de colonisation. Cette dette donne un caractère moral à l’illégal, et qui est à la source d’une perception de redistribution. Grâce à ces réparations, l’Europe peut espérer alléger ses torts, donnant lieu à la deuxième partie du discours sur l’Europe des coupeurs, révélateur d’une nouvelle relation. Le coupé-décalé est une occasion de maîtriser l’ailleurs. Les ambitions de ces DJ sont mondiales, ils mixent partout en Afrique francophones et dans certains clubs européens mais ne veulent pas s’arrêter là. Ce mouvement musical est l’occasion de mondialiser l’Afrique, et pour la première fois d’être à l’origine, et non la cible, d’exportations culturelles.

Enfin le coupé-décalé a un rôle de pacificateur local. Les textes des chansons se concentrent beaucoup sur le comportement des Hommes politiques ouest-africains. Dans des pays empreints de corruption et où les leaders restent les mêmes depuis des décennies, les artistes du coupé-décalé utilisent leur médium pour créer un dialogue ouvert autour des problèmes de leur pays. Par exemple, Gadji Celi, ancien footballeur international ivoirien reconverti dans le coupé-décalé à la fin de sa carrière, dans Ne touchez pas à mon pays, chante « Un fauteuil présidentiel n’est pas un banc », s’adressant alors directement au président ivoirien pour lui demander de sortir de son immobilisme. Dominik Kohlhagen met en exergue le caractère de défoulement des nuits à Abidjan dans l’ère du coupé-décalé. Les artistes n’ont pas peur de parler des problèmes que connaissent les populations d’Afrique de l’Ouest, ils les dénoncent ouvertement, cherchant une validation populaire et obtenant leur statut du monde de l’informel. Il met aussi en évidence l’ambivalence de ce rapport. Si les coupeurs dénoncent les limites et les échecs de l’Etat et de ses dirigeants, ils permettent aussi à des passions qui donneraient lieu à des révoltes d’être exprimées dans l’art.Ils ont conscience de leur rôle de pacificateurs , si bien qu’en 2004, Douk Saga demandait, à la télévision ivoirienne, à être décoré par le président pour service rendu à la Nation. L’ambivalence est doublement visible dans cet exemple. Elle se fait d’abord vis-à-vis de l’Etat qui est dénoncé mais auquel on demande une reconnaissance. Elle se fait ensuite vis-à-vis de l’officiel, du formel, en défaut duquel le mouvement s’est construit publiquement mais dont la reconnaissance constitue néanmoins un honneur supérieur que celui reçu de la part du monde de la nuit. En 2006, quand ce musicien qui se faisait surnommer le « Président » décède, des milliers de personnes sont présentes lors de son enterrement, preuve de l’institutionnalisation du courant musical partout en Afrique de l’Ouest.

 

 

 

En définitive, empreint des tensions multiples qui traversent l’Afrique au début du XXème siècle, le coupé-décalé, bien plus qu’une danse et un mouvement musical, est un moyen d’expression de frustrations économiques et sociales par l’informel. Plus qu’un débouché pour une jeunesse africaine qui se sent alors coincée, il s’agit d’un ordre politique alternatif trans-africain originant de l’Europe qui se construit alors, avec ses normes, ses règles, ses valeurs. Il remplit un rôle de pacification et constitue un espace d’intégration et de mondialisation d’une partie de la population mondiale qui était jusqu’alors mise aux bancs de ses périphéries.

Aujourd’hui, des artistes comme Douk Saga sont perçus comme ringards par la jeunesse africaine qui déverse son énergie dans un nouveau phénomène musical : la « trap ». Reste à savoir si les trappeurs remplissent le même rôle politique que les coupeurs.

Rémy Gendraud

Bibliographie

J-F. Bayart, « Les études postcoloniales. Une invention politique de la tradition ? », Sociétés politiques comparées, vo., n°14, 2009.

« Figures de la réussite et imaginaires politiques », Politique africaine, n° 82, juin 2001, p. 5-132.

N’Goko, « Les origines du “Coupé-Décalé” : un mouvement musical né de l’escroquerie », Le Matinal [Porto-Novo], 10 mars 2004

J.-D. Gandoulou, Au cœur de la Sape. Mœurs et aventures des Congolais à Paris, Paris, L’Harmattan, 1989.

É. De Latour, «Du ghetto au voyage clandestin: la métaphore héroïque», Autrepart, n° 19, 2001, p. 171.

Malaquais, Anatomie d’une arnaque : feymen et feymania au Cameroun, Paris, Ceri, « Les Études du Ceri, n° 77 », juin 2001

Akyeampong, « Diaspora and drug trafficking in West Africa : a case study of Ghana », African Affairs, vol. 104, n° 416, p. 429-447

Kohlhagen, « Frime, escroquerie et cosmopolitisme. Le succès du « coupé- décalé » en Afrique et ailleurs », Politique africaine 2005/4 (N° 100), p. 92-105.

Mauss, « Le totémisme selon Frazer et Durkheim » (1896), in Œuvres, t. I, 1970

 

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