Affirmer sa puissance navale : la corvette, un outil de choix au XXIème siècle ?

Affirmer sa puissance navale : la corvette, un outil de choix au XXIème siècle ?

Au cours de la décennie 2010, le rapport de force maritime mondial a considérablement évolué vers une affirmation de puissance résolue de la part de certains Etats. C’est ce que l’amiral Prazuck, Chef d’Etat-Major de la Marine Nationale a déploré en avril dernier[1]. En constatant le « retour des rhétoriques de puissance », ce dernier désigna le rythme de construction effréné de grands navires de combat par certains Etats. Un chiffre suffit pour s’en rendre compte : 15 navires de combat lourds ont été mis en service dans la marine chinoise entre 2014 et 2018[2].

Pourtant, des Etats non moins ambitieux ou résolus à soutenir un effort de défense important ont également opté vers un renforcement qualitatif et quantitatif de leurs forces navales par une voie différente : la construction de navires moins imposants certes, mais tout aussi redoutables. L’emport de missiles antinavires et / ou de croisière pouvant frapper des cibles à l’intérieur des terres n’est pas seulement l’apanage de navires lourds, adaptés au combat en haute mer. L’Histoire l’a montré au cours du XXème siècle, notamment lors de la Guerre Froide. La Bundesmarine de la République Fédérale d’Allemagne avait constitué toute une flotte de navires petits, rapides et légers mais dotés d’un armement antinavire lourd[3], afin d’entraver toute projection de force soviétique via la mer Baltique. Dès lors, l’effet stratégique résultant de l’emploi de petites corvettes lourdement armés peut être considérable. C’est pourquoi Classe Internationale tente de vous éclairer sur cet outil militaire d’importance.

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L’Uragan, navire de la classe Karakurt, en 2018 (©Flickr)

L’effet stratégique potentiel de l’utilisation de tels navires contraste avec leur relative accessibilité. La corvette n’étant pas difficile à construire, de nombreux acteurs peuvent en acquérir. Le cas russe en est exemplaire : la Marine russe a nourri un effort d’acquisition de navires significatif ces dernières années afin de concrétiser les buts de politique extérieure de la Russie. Cependant, les ambitions géopolitiques russes font face à d’importantes carences technologiques dans le domaine de la construction navale militaire. L’inefficacité et le retard technologique des chantiers navals russes[4] avaient notamment conduit à la recherche de savoir-faire industriel à l’étranger, par l’acquisition de quatre porte-hélicoptères Mistral auprès de la France. La transaction fut annulée par cette dernière en 2015, suite à l’invasion de la Crimée par la Russie. Pourtant, la flotte de surface russe commence à accuser son âge, avec des navires approchant les 30 ans de service. Pour maintenir un outil naval offensif malgré l’incapacité de construire de grands navires de combat modernes, la Marine russe a fait le choix de se doter de petites corvettes solidement armées. Trois classes de navires de ce type sont actuellement en cours de construction. 18 corvettes de type Karakurt, 15 de type Buyan et et 6 de type 22160 devraient entrer en service à terme. N’excédant pas les 1500 tonnes, elles sont toutes dotées du missile de croisière Kalibr, d’une portée de 1500 kilomètres, pouvant être utilisé contre des cibles navales et terrestres. Ce choix n’a pas d’équivalent ni en Europe ni aux Etats-Unis, où l’emport de ce type d’arme stratégique est réservé aux grands navires de combat, à la conception complexe. A titre d’exemple, le Missile de Croisière Naval MdCN français est embarqué sur les FREMM, grandes frégates de plus de 6000 tonnes. Par contrainte industrielle, la Russie a fait le choix opposé. Toutefois, l’effet stratégique demeure le même. Qu’importe la taille ou la complexité du navire si celui-ci est capable de mettre en œuvre un armement pouvant frapper un croiseur, un porte-avions ou un centre de commandement, ce qui peut mettre un terme à la manœuvre de l’adversaire.

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Image non datée d’une corvette de type Kang Hua IV. La taille du navire est similaire à celle d’un chalutier (©Flickr)

Facile à construire, la corvette est également facile à utiliser. En témoigne l’exemple de la Marine taïwanaise. Officiellement désignée sur la scène internationale comme une « province rebelle » de la Chine, l’île n’est pas reconnue comme indépendante de jure. Toutefois, elle l’est de facto ; l’île possède son propre gouvernement, désigné par des élections, et possède ses propres forces armées. Ne pas être reconnue internationalement a toutefois des conséquences importantes sur la politique de défense de l’île. Taïwan ne peut nouer de partenariats industriels militaires avec des partenaires étrangers, malgré des tentatives infructueuses d’achats de corvettes à l’Allemagne ou à Israël[5]. Comme pour la Russie, l’île fait également face à une contrainte industrielle forte, liée au manque de savoir-faire dans le domaine de la construction navale militaire, et de l’armement en général. Mais contrairement à la Marine russe, la marine taïwanaise n’a pas la possibilité de s’entraîner avec des marines étrangères. Elle ne peut profiter de l’expérience de forces navales plus expérimentées pour améliorer ses modes de combat, ce qui ne permet pas à Taïwan d’avoir une force maritime apte au combat en haute mer. En un mot, la Marine taïwanaise doit aujourd’hui développer, construire et utiliser ses navires sans quelconque soutien extérieur, que cela soit sous la forme d’entraînement conjoint ou de transfert de technologie. Installé depuis 1996 sur la base de Tsoying, le Ship Development Center de la Marine taïwanaise a mené la conception du programme Kang Hua IV, consistant en un navire très léger de 170 tonnes, mais doté de 4 missiles antinavires Hsiung Feng II, de conception nationale. 31 unités sont actuellement en service, et sont ainsi capables d’enrayer toute opération amphibie d’envergure de la part de la Chine, d’autant plus que seuls quelques secteurs géographiques de cette île à la géographie contrastée se prêtent à un débarquement. La Marine taïwanaise a poursuivi dans cette voie, avec la mise en service du premier exemplaire de la classe Tuo Chiang. Catamaran furtif de 567 tonnes, le navire embarque 16 missiles antinavire, un nombre jamais vu sur des navires d’une taille aussi réduite. La construction d’autres exemplaires serait en cours. Etant donné l’impossibilité technique et diplomatique d’acquérir des navires de plus grande taille, Taïwan a fait le meilleur choix possible pour dissuader Pékin de tenter une invasion de l’île par la mer.

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Image non datée du Tuo Chiang, de la marine taiwanaise (©Wikimedia Commons).

Le couple corvette-missile s’avère pertinent d’un point de vue technologique pour toute marine n’ayant pas les moyens financiers et industriels de construire un navire de combat de haute mer. Simple à utiliser et à déployer, il s’avère également pertinent d’un point de vue stratégique. En effet, les corvettes sont capables de déployer une force impressionnante pour leur taille. Le missile de croisière, arme stratégique par excellence, permet de détruire des cibles « durcies », c’est-à-dire qui bénéficient d’une protection active, par des systèmes de défense anti-missiles, ou bien fortement blindées, comme des bunkers. Contrairement à une bombe, le missile de croisière peut suivre un plan de vol complexe, destiné à rendre sa détection et son interception plus difficile que si l’engin suivait une trajectoire droite, à une altitude fixe[6]. C’est cette capacité de projection stratégique que la Marine russe a voulu démontrer le 7 octobre 2015[7], en lançant une salve d’une vingtaine de missiles Kalibr sur des cibles situées en Syrie depuis des corvettes Buyan croisant dans la mer Caspienne. Alors que le conflit syrien ne présente pas de menace antinavire ou antiaérienne soutenue contre les navires et avions russes, l’emploi d’un tel moyen de frappe ne cherche pas à démontrer seulement la capacité russe à frapper fort, de manière précise[8]. Elle justifie également la pertinence du choix du décloisonnement opéré par la Marine russe, en adaptant des munitions conventionnelles puissantes et complexes sur des navires légers, aux coûts et à la construction maitrisés et à l’empreinte logistique faible, pouvant être construits en grand nombre.

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Une corvette de type Buyan tirant pour la première fois un missile Kalibr sur la Syrie depuis la mer Caspienne, le 7 octobre 2015. Ce tir inaugural a eu lieu le jour de l’anniversaire de Vladimir Poutine (© Ministère russe de la Défense).

L’emploi du missile de croisière sur un navire de petite taille correspond également à la tendance actuelle de remise en question de l’emploi de grandes navires de combat naval. Trop importants pour pouvoir être construits en très grand nombre, l’emploi de ces navires serait restreint par l’emploi de missiles de croisière tirés à longue portée. Pouvant frapper à plusieurs centaines, voire milliers de kilomètres, ces armes peuvent servir une stratégie de « déni d’accès », dont le but est « d’interdire » à toute force adverse la projection d’un groupe de combat naval ou amphibie, par la destruction des porte-avions ou des grands bâtiments de débarquement de la force adverse. Considéré comme opérationnel depuis 2010 au sein de l’armée chinoise, le missile balistique antinavire DF-21D serait ainsi en mesure de « sanctuariser » la Mer de Chine méridionale en cas de conflit naval, en détruisant à plusieurs milliers de kilomètres les navires adverses. Plus petite et plus véloce, la corvette est moins sensible à cette menace. N’étant pas aussi coûteuse qu’un porte-avions[9], elle peut être construite et utilisée en grand nombre, ce qui rend la possibilité de perte au combat acceptable pour tout décideur politique ou militaire, facilitant ainsi son emploi à la guerre.

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La FREMM Aquitaine lors de son arrivée à Rio de Janeiro, en février 2013. La patrouille océanique demeure le domaine réservé des grands navires de combat de ce type (© Flickr).

Toutefois, la corvette n’a pas la polyvalence d’un grand navire de combat, comme la FREMM susmentionnée, capable de mener des frappes vers des objectifs terrestres tout en pouvant créer une « bulle » de défense anti-aérienne et anti-missile, ainsi que de mener des opérations de lutte anti-sous-marine et antinavire. Une taille critique, tant en termes de dimensions pour accueillir un grand nombre de systèmes d’armes que d’équipage servant ces systèmes, doit être atteinte pour tout navire dont l’objectif est d’assurer ces missions simultanément. La corvette n’a pas également l’endurance d’un navire de haute-mer, pouvant « durer » sur une, voire plusieurs missions pendant plusieurs mois. Les munitions emportées, bien que puissantes, sont trop peu nombreuses si l’on compare la puissance de feu d’une corvette à celle d’un porte-avions nucléaire, à l’autonomie illimitée du fait de la propulsion nucléaire, tout en pouvant embarquer une soixantaine d’avions de combat. Ainsi, la corvette n’a pas vocation à renverser le rapport de force naval actuel, toujours dominé par des marines océaniques dotées de grands navires de combat, mais elle peut néanmoins permettre à certains acteurs de compenser leur déficit militaire, en combinant une forte puissance de feu à un navire simple à utiliser et à construire.

Louis OUVRY

[1] Selon son Chef d’Etat-Major, la Marine nationale doit faire face à quatre défis, Zone Militaire, 21/04/2018.

[2] Puissance navale : deux ans de mutations dans l’équilibre des forces, Défense et Sécurité Internationale, Hors-série n°62, octobre-novembre 2018.

[3] Un bel exemple de ce type de navire : les navires de la classe Tiger, emportant quatre missiles antinavire, dont 20 exemplaires furent construits entre 1971 et 1975.

[4] Dont Red Samovar, blogueur spécialiste du monde militaire russe, nous donne un clair exposé ici et .

[5] Prendre Taiwan est-il possible ?, Jean-Jacques Mercier, Défense et Sécurité Internationale, Hors-série N° 58, février-mars 2018.

[6]L’article de Nathalie Guibert publié le 14 avril 2018 sur le Missile de Croisière Naval (MdCN) français donne un bon aperçu sur l’emploi et ses conséquences d’une telle arme.

[7] Vidéo mise en ligne par le Ministère russe de la Défense le 7 octobre 2015.

[8]Le colonel Michel Goya, tenancier du blog La Voie de l’Epée, a dédié un enquête fournie sur les opérations russes en Syrie, disponible ici.

[9] US Navy’s most expensive warship just got even pricier, CNN, 15 Mai 2018. L’article est à propos du dernier né de la flotte de porte-avions états-unienne, le USS Gerald Ford, dont le coût de construction est de plus de 12 milliards de dollars.

 

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