Mer de Barents : quelle coexistence en Arctique pour la Russie et la Norvège ?

Mer de Barents : quelle coexistence en Arctique pour la Russie et la Norvège ?

Le 27 avril 2010 à Oslo, la Russie et la Norvège avaient mis fin à un différend frontalier vieux d’une quarantaine d’années dans la mer de Barents [1], située en Arctique au nord de la Russie occidentale et de la Norvège. Le Président russe, Dmitri Medvedev, et le Premier ministre norvégien, aujourd’hui Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, avaient alors réglé cette question source de tensions entre les deux pays.

La fin d’un litige frontalier vieux de plus de quarante ans

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Carte de la mer de Barents. Source : Wikipedia

Cette ancienne « zone grise » de 175 000 km2, fort riche en hydrocarbures, avait été divisée en parts égales. La fin de ce litige frontalier avait notamment été permis grâce aux travaux du Conseil euro-arctique de la mer Barents [2], dont fait partie la Russie, la Norvège, le Danemark, la Finlande, la Suède et l’Islande, en matière de coopération économique, environnementale et de soutien aux populations autochtones comme les Sami.

Le nœud du problème était surtout l’exploitation des ressources halieutiques, gazières et pétrolières présentes dans la mer de Barents, l’une des régions les plus stratégiques de l’Arctique. En effet, cette mer se situe sur le trajet de la Route maritime du Nord (RMN) dont la zone sud-est est libre de glace la majeure partie de l’année parce qu’elle est léchée par le Gulf Stream [3], ce qui rend les ressources plus facilement exploitables. Ainsi, la compagnie pétrolière norvégienne Statoil exploite le champ gazier offshore de Snovit. La Russie, quant à elle, pourrait exploiter au large de ses côtes le plus grand champ de gaz naturel du monde, Chtokman, mais les coûts de production élevés et les sanctions économiques mises en place par l’Union européenne et les États-Unis après l’annexion de la Crimée par la Russie ont considérablement ralenti le projet.

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Les zones maritimes du droit international de la mer. Source : Wikipedia

Les deux pays riverains ont longtemps revendiqué la zone sud de la mer de Barents. En effet, le droit international de la mer issu de la Convention de Montego Bay (1982) prévoit qu’un pays peut exercer sa souveraineté sur les eaux et le sous-sol de sa zone économique exclusive (ZEE) de 200 miles. Toutefois, un pays peut étendre sa souveraineté jusqu’aux limites du plateau continental, s’il arrive à prouver que celui-ci est bien en continuité avec ses côtes. La mer de Barents, avant la ratification de l’accord en 2010, faisait donc l’objet de revendications concurrentes entre la Russie et la Norvège, toutes deux intéressés par les ressources naturelles présentes dans ces eaux. On qualifiait en effet cet espace maritime comme une « zone grise » et l’exploitation des ressources était interdite dans l’attente de la décision de l’Organisation maritime internationale (OMI).

L’archipel de Svalbard : source de tensions russo-norvégiennes en Arctique

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Archipel de Svalbard. Source : Pixabay

Malgré la signature de l’accord, l’archipel de Svalbard, situé entre l’ouest du Groenland et l’est de l’archipel François-Joseph est toujours source de tensions entre les deux pays en Arctique. L’archipel de Svalbard, d’environ 61 000 m2, a été reconnu comme un territoire norvégien en 1920 à Paris.. Il était auparavant considéré comme une « terra nullius ». Les ressources de l’archipel pouvaient alors être exploitées par tous les ressortissants étrangers car elles n’appartennaient à aucun Etat.

Le traité de Paris de 1920 a donné à la Norvège le droit d’y développer des activités économiques mais a interdit, après la Première Guerre mondiale, d’y installer une base navale et des fortifications “dans un but de guerre”. Sur ces îles, Oslo développe aujourd’hui les secteurs du tourisme et de la recherche scientifique. La population (environ 2 300 habitants) reste norvégienne pour l’essentielle mais 40% est étrangère. Des Russes et des Ukrainiens vivent ainsi dans l’archipel, puisque celui-ci abritait une ancienne mine russe du temps où l’archipel était une « terra nullius ». La Russie a reconnu la pleine souveraineté norvégienne sur l’archipel en 1924 mais les zones floues du traité la pousse parfois à revendiquer l’utilisation d’espaces maritimes adjacents de l’archipel de Svalbard notamment dans un but de recherche scientifique.

Malgré le règlement du litige territorial en 2010, la Russie prétend qu’Oslo se livre à des activités secrètes de nature militaire sur l’archipel, ce qui ravive parfois des tensions entre les deux pays. Oslo suit attentivement de son côté le développement des activités de « recherche scientifique » de la Russie dans les eaux de l’archipel. La Norvège a ainsi rappelé l’interdiction de toute activité militaire étrangère sur l’archipel dans son Livre blanc de 2016 et le Stortinget (le Parlement norvégien) a décidé en 2017 qu’une frégate de la Marine nationale pourrait venir s’entraîner, quelques mois par an, dans les eaux de l’archipel [4].

Les problématiques environnementales liées à la mer de Barents

Peu de temps après la ratification de l’accord, la Norvège s’est lancée dans plusieurs études sismiques dans la mer de Barents et le Parlement norvégien y a autorisé les premiers forages pétroliers au large des îles de Lofoten. Les ONG environnementales ont vertement critiqué le volontarisme pétrolier norvégien, alors que le pays nordique se targue souvent d’être un modèle en matière d’écologie. Les ONG environnementales craignent par exemple que ces forages pétroliers ne menacent les poissons présents dans la mer de Barents, indispensables à la pêche norvégienne. La Norvège se hisse parmi les dix premiers pays exportateurs de pétrole et de gaz mondiaux et cherche donc à maintenir son rang. D’après Eric Canobbio, professeur de géographie à l’Université Paris-Vincennes VIII et spécialiste de l’Arctique, « La mer de Barents devient le nouveau centre de gravité énergétique de l’Europe et va lui servir de ventre nourricier ». [5]

Les ONG environnementales s’inquiètent également de la présence de la ville industrielle russe Norilsk Nikel à moins de trente kilomètres de la frontière norvégienne [6]. Il s’agit de l’une des villes les plus polluées de Russie et sa fonderie déverse chaque année dans la mer de Barents des taux records de soufre et d’oxyde de nickel. Malgré d’importants financements, la question des épaves des sous-marins nucléaires soviétiques, appartenant à la Flotte du Nord russe, n’a également pas été réglée. À ces inquiétudes s’ajoutent bien évidemment la question du réchauffement climatique. Les poissons vivant en mer de Barents migrent de plus en plus vers le nord à cause de la hausse de température des eaux.

La Russie et la Norvège cherchent toutefois à faire preuve de leur exploitation éco-responsable des ressources présentes en mer de Barents. Les deux pays gèrent par exemple de manière exemplaire et conjointe la pêche de cabillauds. Ainsi, les rejets de pêche en mer sont interdits, la pêche illégale a été réduite à néant et le stock de cabillauds en mer de Barents augmente même. En 2013, le quota de pêche, partagé à parts égales entre la Russie et la Norvège, a même atteint le taux record d’un million de tonnes.  

La coopération russo-norvégienne étendue au secteur énergétique

Jens Stoltenberg, alors Premier ministre de la Norvège, s’était réjoui de la signature de l’accord : « Grâce [auquel], nous allons étendre notre coopération au domaine énergétique » [6]. La mer de Barents était alors devenue un modèle de coopération dans un domaine aussi sensible que l’énergie. L’accord prévoit même qu’en cas de découverte d’un gisement à cheval sur les zones russe et norvégienne, un partenariat serait immédiatement mis en place pour exploiter les ressources. Pour pérenniser cet accord, la société russe pétrolière Rostnef avait commencé en 2013 des études prospectives géologiques du côté russe en partenariat avec la société norvégienne Statoil.

L’annexion de la Crimée et la dichotomie des relations russo-norvégiennes

On peut s’interroger toutefois sur la vraie nature des relations russo-norvégiennes. L’exercice de l’OTAN, Trident Juncture, organisé en Norvège en novembre dernier a suscité un vif mécontentement de la part de Moscou. De tels exercices militaires prouvent que la Norvège surveille de près le regain d’activité militaire russe en Arctique. De plus, depuis l’annexion de la Crimée, les tensions entre la Russie et l’Alliance atlantique sont à leur comble, ce qui inquiète notamment les pays nordiques. Le ministère de la défense norvégien a dévoilé en mars 2017 que 9 bombardiers russes en provenance de la base de Kola ont effectué un « vol tactique » et simulé une attaque sur l’île de Vardø, où sont actuellement installés les radars américains Globus II et Globus III. [7]

Ainsi, la Norvège a conscience des visées russes en Arctique sur le long terme et de la volonté de Moscou d’affirmer sa souveraineté dans la zone. La Norvège a donc, depuis l’annexion de la Crimée, renforcé sa défense. En termes de défense aérienne, elle s’est par exemple dotée d’avions de chasse F-35 américains. Preuve de sa coopération toujours plus accrue avec les États-Unis, la Norvège échange régulièrement avec son allié américain des renseignements grâce à la surveillance maritime aérienne. Le pays nordique a fait part de sa volonté d’accueillir des Marines américains en mer de Barents pour pérenniser l’alliance entre les deux pays dans le secteur militaire [8].

Pour Oslo, Moscou est plus un défi stratégique qu’une menace

Malgré ces craintes, les relations entre les deux pays restent stables et un esprit de condominium semble triompher en mer de Barents. Des manœuvres navales conjointes sont par exemple organisées régulièrement depuis la signature de l’accord en 2010 qui a mis fin au litige territorial russo-norvégien. Parmi ces opérations communes, on peut citer des exercices de défense aérienne et de détection anti-sous-marine. Par ailleurs, les deux États riverains gèrent ensemble les 196 km de frontière terrestre commune. Le poste de Storskog est par exemple géré à la fois par le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB) de Mourmansk et les gardes-frontières norvégiens dans une ambiance plutôt conviviale [9].

Historiquement, la Norvège coopère activement avec la Russie depuis la fin de l’URSS parce qu’elle craint qu’un conflit n’éclate en Arctique, l’une des zones les plus « nucléarisées du monde » [10] pour reprendre les propos d’Eric Canobbio. La Norvège et la Russie, pour maintenir la paix en Arctique ont ainsi rapidement fondé le Conseil euro-arctique de Barents en 1993 et ont donc accru leur coopération. La Norvège tient à consolider ses relations avec Moscou pour des raisons de proximité géographique, d’intérêts partagés en mer (pêche) mais aussi historiques (la libération du Finnmark[11] à la fin de la Seconde Guerre mondiale). Par ailleurs, la Norvège refuse le stationnement permanent d’unités de l’OTAN au nord-est du pays pour maintenir ses relations avec Moscou dans un esprit de bon voisinage.

La mer de Barents ne semble aujourd’hui pas être le point d’orgue des tensions russo-norvégiennes. Les deux pays semblent respecter la délimitation territoriale de 2010 et même gérer conjointement la zone, laquelle n’est pas exempte de défis environnementaux et économiques. On peut parler d’un certain équilibre dans les relations entre la Russie et la Norvège et une volonté conjointe de maintenir l’Arctique comme une zone de « basse tension », même si cette zone attire la convoitise des États et est propice aux affirmations de souveraineté.

 

Justine Gadon-Ferreira

 

 

Sources

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mer_de_Barents

[2] http://www.observatoire-arctique.fr/approche-institutionnelle/les-organisations-et-forums-de-larctique/conseil-euro-arctique-de-mer-de-barents/

[3] Le Gulf Stream (« courant du golfe » en anglais) est un courant océanique qui prend sa source entre la Floride et les Bahamas et se dilue dans l’océan Atlantique vers la longitude du Groenland.

[4] https://www.frstrategie.org/publications/notes/coexistence-pacifique-dans-l-arctique-la-russie-la-norvege-et-l-archipel-du-svalbard-22-2018

[5https://www.europe1.fr/international/riviere-rouge-en-russie-le-producteur-de-metaux-norilsk-reconnait-sa-responsabilite-2844991

[6] http://www.slate.fr/story/75768/mer-barents-qatar-nord-russo-norvegien

[7] http://www.opex360.com/2018/03/29/aviation-russe-simule-attaque-radar-norvege/

[8] https://www.frstrategie.org/publications/notes/coexistence-pacifique-dans-l-arctique-la-russie-la-norvege-et-l-archipel-du-svalbard-22-2018

[9] http://www.slate.fr/story/75768/mer-barents-qatar-nord-russo-norvegien

[10] http://www.slate.fr/story/75768/mer-barents-qatar-nord-russo-norvegien

[11] La libération du Finnmark est une opération militaire du 23 octobre 1944 au 26 avril 1945, au cours de laquelle les forces soviétiques et norvégiennes ont arraché le contrôle du Finnmark, le comté le plus au nord de la Norvège, à l’Allemagne. Cela a commencé avec une grande offensive soviétique qui a libéré Kirkenes.

 

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