Affaire Petro Caribe : Haïti en crise

Affaire Petro Caribe : Haïti en crise

Alors que la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif haïtienne vient de publier son dernier rapport [1] sur la gestion catastrophique du Fonds d’aide au développement Petro Caribe et la dilapidation de près de deux milliards de dollars, Haïti est secoué par une nouvelle vague de manifestations. L’occasion de revenir sur la situation actuelle de ce petit pays des Caraïbes.

Il y a un peu moins d’un an éclatait à Haïti l’affaire Petro Caribe, suite au tweet du cinéaste Gilbert Mirambeau : « Kot Kòb Petwo Karibe a ??? » (« Où est passé l’argent de Petro Caribe ? »), qui allait enflammer la toile et lancer le #PetrocaribeChallenge, appelant la classe politique haïtienne à rendre des comptes.

Le 31 janvier 2019, la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA) rendait public son premier rapport [2] d’audit sur la gestion du Fonds Petro Caribe pour la période 2008 – 2016, d’après une résolution adoptée par l’Assemblée des Sénateurs en février 2018. Ce premier rapport révélait une gestion catastrophique du programme et de possibles détournements de fonds publics à hauteur de près de deux milliards de dollars américains. Sa publication avait alors provoqué un soulèvement massif parmi les populations haïtiennes, qui occupent régulièrement les rues depuis février, parfois très violemment. Ce premier audit a été complété par un second rapport, publié le 31 mai dernier, et confirmant les premières observations de la CSCCA.

Certains présentent l’affaire Petro Caribe comme l’affaire du siècle, mettant en lumière la corruption qui règne à tous les niveaux en Haïti. D’après l’ONG Transparency International, le pays se classe au 161ème rang sur 180 dans l’indice de perception de la corruption pour l’année 2018, avec une note de 20/100. La population n’a cessé de protester depuis février et l’opposition réclame maintenant la démission du Président Jovenel Moïse, dont le nom est apparu dans les rapports de la CSCCA, ainsi qu’un procès Petro Caribe. Le mouvement “Nou p’ap dòmi” a notamment écrit aux ambassades présentes à Port-au-Prince, pour annoncer qu’il ne reconnaissait plus Jovenel Moïse comme le Président d’Haïti. Depuis le dimanche 9 juin, une nouvelle vague de manifestations secoue le pays, on compte déjà deux morts et cinq blessés.

L’affaire Petro Caribe pourrait ainsi amener Haïti à une crise majeure, si aucune mesure n’est prise rapidement.

 

Pour bien comprendre : qu’en est-il du programme Petro Caribe ?

En juin 2005, l’alliance entre le Venezuela et les pays des Caraïbes met en place l’accord Petro Caribe, qu’Haïti signe et ratifie en 2006. Cet accord lui permet d’obtenir du pétrole vénézuélien à un coût avantageux et de le rembourser sur une durée pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans à un taux d’intérêt compris entre 1 et 2 %. Les fonds ainsi dégagés doivent alors financer des programmes d’aide au développement à Haïti.

Le programme est lancé en août 2007. Le Bureau de Monétisation des Programmes d’Aide au Développement (BMPAD) sert d’intermédiaire entre le fournisseur vénézuélien Petroleos de Venezuela S.A. et les compagnies pétrolières locales haïtiennes. Le BMPAD importe le pétrole vénézuélien et le revend à ces compagnies locales. Ces dernières doivent payer la totalité des montants facturés dans les trente jours suivant le chargement des bateaux de livraison à destination d’Haïti. Ces paiements passent alors par des transferts de fonds sur le compte Petro Caribe, hébergé à la Banque Nationale de Crédit haïtienne.

Ces fonds sont ensuite répartis de deux manières différentes : une première partie qui sert à payer au comptant le fournisseur vénézuélien dans un délai de quatre-vingt-dix jours suivant le chargement des bateaux ; et une seconde partie dont le remboursement est différé sur dix-sept ou vingt-cinq ans. Cette seconde portion constitue la dette à long terme d’Haïti envers le Venezuela, qui alimente le Fonds Petro Caribe et vise à financer des programmes d’aide au développement. La proportion de ces deux parties est définie par le prix du baril de pétrole, comme l’indique le tableau suivant : si le baril vaut 15 dollars américains, alors 5% du montant de la livraison sont alloués à la partie financement. Au contraire, si le baril vaut 150 dollars américains, alors c’est 70% du montant de la transaction qui vont alimenter le programme Petro Caribe.

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D’après la CSCCA, le montant de la partie financement du Fonds Petro Caribe s’élève à 2 258 796 683, 56 dollars américains, au 14 avril 2018.

 

La classe politique mise à mal par les rapports de la CSCCA

Avec plus de huit cents pages de rapport, la CSCCA met en lumière les très nombreux problèmes de gestion du Fonds Petro Caribe entre 2008 et 2016. Pour ce faire, la CSCCA a analysé près de 80% des projets de développement financés grâce au Fonds Petro Caribe, soit plus de 1,6 milliards de dollars américains, malgré le manque de coopération des institutions ayant bénéficié de cette source de financement.

Les rapports présentent ainsi les résultats de l’audit par institutions, et selon quatre axes de travail : la gestion de projet, le processus d’octroi des contrats, l’exécution des travaux et la fermeture du projet. Pour chaque institution et chaque projet, la CSCCA a pointé trois types d’irrégularités : celles ayant causé des préjudices au projet et à la communauté, celles de nature administrative et les irrégularités au cadre réglementaire et aux bonnes pratiques de gestion.

La CSCCA épingle l’ensemble des ministères et institutions ayant eu accès au Fonds Petro Caribe dans le cadre d’un ou de plusieurs projets de développement. Parmi les très nombreuses irrégularités énoncées dans les rapports, on peut citer : collusion et favoritisme, utilisation de fonds à d’autres fins, supervision défaillante ou complaisante, non-respect des clauses contractuelles, fractionnements de contrats dans le but de contourner la loi, documentation insuffisante, etc. … et la liste est encore longue. Les noms de hauts dignitaires de l’État en exercice entre 2008 et 2016, premiers ministres, anciens ministres, anciens directeurs généraux et responsables de firmes figurent dans les dossiers et portent la responsabilité de la mauvaise gestion de plusieurs milliards de dollars américains.

La CSCCA met également en cause l’actuel Président Jovenel Moïse. Son nom était déjà apparu dans le rapport publié en janvier, mais le deuxième audit se fait plus précis : dans le cadre du projet de réhabilitation du tronçon Route Borgne / Petit Bourg de Borgne mené par le Ministère des travaux publics, transports et communication en 2014, deux contrats identiques ont été signés par l’État avec deux entreprises différentes, chacun à hauteur d’environ trente-cinq millions de gourdes haïtiennes (HTG), la monnaie nationale, ce qui correspond à peu près à trois cent quatre vingt milles dollars américains. Or, il apparaît que ces deux entreprises, dont AGRITRANS S.A. alors dirigée par Jovenel Moïse, ont le même numéro d’immatriculation fiscale, le même numéro d’agrément, le même numéro de patente et le même personnel technique. De plus, elles auraient réalisé distinctement les mêmes travaux au même moment. La CSCCA qualifie une telle irrégularité de « stratagème de détournement de fonds ».

 

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Jovenel Moïse, 03/01/2017 – Jovans Lorquet

Une telle conclusion renforce encore l’opposition, qui continue de réclamer la démission du Président, à coup de manifestations nationales. En début de semaine, une vingtaine de députés a également réclamé la destitution et la mise en examen de Jovenel Moïse, l’accusant de haute trahison et de violations de la Constitution. Il est tenu pour responsable de “la situation calamiteuse” du pays, et a de surcroît perdu le soutien de la Conférence Episcopale d’Haïti et de la Fédération protestante, qui occupent toutes deux une place de poids dans la société civile. Par ailleurs, on sent un profond ras-le-bol de la population vis-à-vis de ses élus politiques, d’autant plus qu’une possible pénurie de carburant pourrait être à craindre. Mercredi, le chef de l’État s’est exprimé, démentant les accusations et rejetant la possibilité d’une démission.

 

Haïti au bord du gouffre

Outre les problèmes de corruption endémique que pointe la CSCCA dans ses deux rapports, c’est la situation globale du pays qui est alarmante. Le désengagement étatique laisse le champ libre à de nombreuses mafias et gangs, qui profitent de l’instabilité politique du pays pour prospérer.

Pour reprendre quelques statistiques, Haïti est classé dans le groupe des pays les moins avancés par l’ONU. Il occupe le 163ème rang sur 188 en terme d’IDH pour l’année 2016. De plus, d’après le dernier recensement étatique datant de 2012, plus de six millions de personnes vivraient sous le seuil de pauvreté (2,5 $ / jour), soit 60% de la population totale, et plus de 2 millions et demi sous le seuil d’extrême pauvreté (1,25 $ / jour), soit 25% de la population.

Ce phénomène de pauvreté généralisée est encore aggravé par un piteux contexte économique : la Banque centrale finançant le déficit budgétaire de l’État qui ne cesse de s’alourdir (1,9% du PIB en 2017 et 4,3% du PIB en 2018), la monnaie nationale perd de plus en plus de sa valeur, provoquant une inflation de près de 15%. Au mois de juin 2018, 1 USD valait environ 65 HTG, alors qu’il faut aujourd’hui plus de 90 HTG pour acheter 1 USD. Le pouvoir d’achat des ménages haïtiens en souffre gravement et l’achat des produits de première nécessité devient de plus en plus difficile pour les populations les plus défavorisées. De plus, en dépit des chiffres officiels, près de deux tiers des Haïtiens sont touchés par le chômage ou le sous-emploi.

Cette conjecture économique déplorable induit un autre phénomène dans lequel Haïti s’enfonce depuis 2010 : la dépendance. C’est près de la moitié du budget haïtien et plus des trois quarts des investissements dans le pays qui viennent de l’aide extérieure. À ce sujet, la CSCCA doit rendre en septembre un troisième rapport d’audit, portant sur la gouvernance du Fonds Petro Caribe et sur la dette d’Haïti envers le Venezuela.

Cette dépendance pose également de graves problèmes de sécurité alimentaire : Haïti importe 60% de ses besoins alimentaires, et c’est sans compter tout le commerce clandestin organisé à la frontière avec la République Dominicaine, particulièrement entre Ouanaminthe et Dajabòn. Là-bas, chaque lundi et vendredi, jours de marché à Dajabòn, des centaines d’Haïtiens passent la frontière pour acheter des produits alimentaires qu’ils vendront ensuite du côté haïtien. De plus, d’après le classement des dix crises et conflits les moins médiatisés dans le monde, publié en janvier 2019 par l’ONG CARE [3], Haïti serait le pays le plus touché par les problèmes de malnutrition : 22% des enfants haïtiens en souffriraient et près de 2,8 millions de personnes auraient besoin de l’aide internationale pour pouvoir se nourrir. Cette situation de crise alimentaire est redoublée par les changements climatiques, comme par exemple l’effet El Niño [4] en 2015 qui a placé plus de 3,5 millions de personnes en insécurité alimentaire.

Pourtant, l’île, que Christophe Colomb décrivait comme un paradis sur Terre en 1492, a un fort potentiel agricole, bénéficiant d’un climat tropical. Et malgré la « caravane du changement », série de politiques proposées par le Président Jovenel Moïse au début de son mandat en 2017 pour développer le monde rural, aucune politique agricole efficace n’est pour le moment mise en œuvre. À la place, de nombreux habitants détruisent les forêts pour produire du charbon de bois, ensuite vendu en République Dominicaine. La couverture forestière du pays est aujourd’hui d’environ 2%, ce qui appauvrit les sols et aggrave notamment les conséquences des événements climatiques extrêmes qui touchent régulièrement Haïti, principalement des inondations, des ouragans et des tremblements de terre.

Il est donc urgent que les choses changent à Haïti, alors que le pays s’enfonce dans une crise de plus en plus grave. Face aux problèmes qui s’accumulent, la lutte contre la corruption pourrait être le point de départ d’une réforme de grande ampleur de toute la société haïtienne, plus que jamais nécessaire.

L’Affaire Petro Caribe et son possible procès pourra-t-elle donner un tel élan à Haïti ?

Pauline Le Gonidec

 

[1] « Rapport d’audit 2 sur le Fonds Petro Caribe » Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif [en ligne], le 31/05/2019 (consulté le 02/06/2019).

[2] « Rapport d’audit 1 sur le Fonds Petro Caribe », Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif [en ligne], le 31/01/2019 (consulté le 02/06/2019).

[3] Classement des dix crises et conflits les moins médiatisés dans le monde publié en janvier 2019 par l’ONG CARE

[4] l’effet El Niño

SOURCES :

« Haïti », France Diplomatie [en ligne], (consulté le 09/06/2019).

« Présentation – Haïti », Banque Mondiale [en ligne], (consulté le 09/06/2019).

Nathanaël Charbonnier et Audrey Dumain, « Les dix crises et conflits oubliés de la planète selon l’association CARE », France Culture [en ligne], le 21/02/2019 (consulté le 05/06/2019).

Yona Helaoua, « En Haïti, la contestation ne s’essouffle pas face au silence de Jovenel Moïse », France 24 [en ligne], le 14/02/2019 (consulté le 08/06/2019).

Françoise Marmouyet, « #PetrocaribeChallenge, la campagne qui mobilise les Haïtiens contre la corruption », France 24 [en ligne], le 15/02/2019 (consulté le 08/06/2019).

Amélie Baron, « Fonds Petro Caribe : le rapport édifiant de la Cour des Comptes », RFI [en ligne], le 04/02/2019 (consulté le 08/06/2019).

« Affaire Petro Caribe : le gouvernement d’Haïti porte plainte », RFI [en ligne], le 05/02/2019 (consulté le 08/06/2019).

« Corruption : la Cour des comptes exige la récupération des fonds Petro Caribe mal utilisés en Haïti », AlterPresse [en ligne], le 31/05/2019 (consulté le 08/06/2019).

« Haïti – FLASH Petro Caribe : La CSCCA met en cause Jovenel Moïse dans une affaire de détournements de fonds », Haïti Libre [en ligne], le 01/06/2019 (consulté le 10/06/2019).

« Haïti – Politique : les appels à la démission du Chef de l’État se multiplient », Haïti Libre [en ligne], le 05/06/2019 (consulté le 10/06/2019).

« Haïti – Justice : les suites légales du rapport de la CSCCA dans le flou », Haïti Libre [en ligne], le 06/06/2019 (consulté le 10/06/2019).

Robenson Geffrard, “Une vingtaine de députés lèvent la main pour la mise en accusation du Chef de l’Etat”, Le Nouvelliste [en ligne], le 11/06/2019 (consulté le 12/06/2019).

Robenson Geffrard, “ “Votre Président n’est pas impliqué dans la corruption… Mwen pap fè lach…”, la réponse de Jovenel Moïse”, Le Nouvelliste [en ligne], le 12/06/2019 (consulté le 13/06/2019).

Image d’illustration libre de droit :

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Jovenel Moïse le 03/01/2017, par Jovans Lorquet

 

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