Les fondements théoriques de la guérilla au prisme des conflits contemporains

Les fondements théoriques de la guérilla au prisme des conflits contemporains

Du Moyen-Orient à l’Asie en passant par l’Afrique, la guerre insurrectionnelle domine notre actualité. Classe Internationale vous propose d’emprunter le chemin du passé pour connaitre les fondements théoriques de cette forme de combat. 

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L’ex président afghan Hamid Karzai, entouré par des membres des forces spéciales des Etats-Unis en 2001. L’Afghanistan a été le théâtre de plusieurs conflits opposant deux forces armées conventionnelles conséquentes à des mouvements insurrectionnels agiles et déterminés.  © Wikipedia 

« Il n’y a que deux puissances au monde, le sabre et l’esprit : à la longue, le sabre est toujours vaincu par l’esprit ». Cette citation de Napoléon Bonaparte sied à merveille à l’affront subi récemment par l’Arabie Saoudite. Sur son sol, deux attaques, revendiquées par les milices Houthis, ont été menées le 14 septembre dernier à l’aide de drones et de missiles de croisière sur l’usine de traitement de pétrole d’Abqaiq, ainsi que sur le gisement pétrolier de Khurais, l’un des plus importants du pays. Pourtant, Riyad n’a pas hésité à investir massivement dans l’amélioration de son outil de défense. En effet, le budget de la défense saoudien se situe au troisième niveau mondial en 2018, devant la Russie, et s’élève à environ soixante-huit milliards de dollars. Il n’y a qu’à consulter l’ordre de bataille saoudien pour être impressionné par la profusion d’armements perfectionnés que possèdent les forces armées royales saoudiennes, ainsi que la Garde Nationale, force armée la mieux équipée du pays. Toutefois, le pays n’est pas parvenu à faire face à une attaque aérienne, qui lui a amputé de la moitié de sa production d’hydrocarbures pendant quelques jours[1]. L’Arabie Saoudite semble désormais prendre conscience de sa faiblesse face à un mouvement armé insurrectionnel, qui tire sa force militaire de sa détermination, mais surtout, de sa capacité à faire preuve d’innovation dans la définition de sa stratégie politico-militaire. Face à une armée pléthorique, les milices houthis auraient fait le choix d’une stratégie « irrégulière ». A partir de cette actualité, Classe Internationale vous propose de revenir tout d’abord sur les bases théoriques de cette stratégie de la « guerre irrégulière ». Nous nous tournerons ensuite vers l’histoire de Chine et du Viêt Nam, afin de mieux comprendre, par un coup d’oeil sur le passé, les enjeux d’une stratégie militaire d’actualité.  

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Casimir Pulaski à l’oeuvre.  © Wikipedia

Dans cette grande stratégie, la « guerre irrégulière » y aurait toute sa place. Ses formes multiples – guérilla, guerre insurrectionnelle, guerre révolutionnaire, guerre asymétrique, opérations spéciales – devraient être considérés en opposition à la « guerre réglée ». La guerre « irrégulière » est ainsi définie car elle ne serait pas soumise au droit spécifique de la guerre. Ce droit se compose du droit à la guerre, qui détermine les acteurs ayant compétence à faire la guerre et du droit dans la guerre, qui définit les règles juridiques que tout belligérant se doit d’observer à l’égard de son adversaire et des populations civiles. Ainsi émerge la difficulté à définir la « guerre irrégulière », alors que l’Homme y a eu recours à de multiples reprises. Cette difficulté s’explique par la diversité de formes que peut prendre la « guerre irrégulière », mais aussi par la connotation subversive qui lui est attachée. En effet, la guerre insurrectionnelle a d’abord été la stratégie adoptée par des mouvements dénués de toute légitimité politique à faire la guerre, dans le but de renverser un ordre politique établi. La « guerre irrégulière », au même titre que sa consœur « régulière », constitue bien la « continuation de la politique par d’autres moyens », comme l’affirme le théoricien Carl Von Clausewitz (1780 – 1831)[2]. Père de la stratégie militaire moderne, Clausewitz n’a pas laissé de côté l’étude de la « petite guerre » dans son célèbre ouvrage de stratégie intitulé De la Guerre. S’intéressant aux guerres napoléoniennes, il s’est notamment attardé sur la Campagne d’Espagne (1808 – 1811), opposant les troupes napoléoniennes aux forces espagnoles aidées par les britanniques, et pendant laquelle le terme « guérilla » aurait vu le jour. D’autres théâtres d’opérations européens ont également démontré la valeur militaire de la « guerre irrégulière ». L’Histoire particulière de la Pologne, faite d’invasions et d’influences étrangères, a fait de ce pays un terreau fertile pour l’emploi de formes de guerres non conventionnelles. Opposé à une présence russe trop affirmée en Pologne lors du règne du Roi Stanislas Auguste Poniatowski (1732 – 1798), Casimir Pulaski (1745 – 1779), en sa qualité de transfuge de la Cour du Roi, contribua à la création de la Confédération de Bar en 1768. Substituant une guerre de raids et d’embuscades au choc militaire frontal avec les troupes russes bien mieux armées, la stratégie « irrégulière » de cette confédération de nobles polonais patriotes fut mise en œuvre pendant la Guerre d’Indépendance américaine (1775 – 1783). Recruté par La Fayette (1757 – 1834) pendant son exil en France, Casimir Pulaski organisa une force de cavalerie légère au profit des Insurgents pendant la Guerre d’Indépendance des États-Unis, ce qui valut à Pulaski d’être considéré comme le « Père » de la cavalerie américaine.  

 « Forme élémentaire de la guerre » selon Hubert Krolikowski[3], la « guerre irrégulière » est pourtant bien « régulière ». Attestée depuis l’Antiquité, elle n’est pas apparue avec les conflits contemporains issus de la décolonisation et de la « Guerre globale contre le terrorisme », bien que ces deux épisodes ont déclenché toute une série de recherches universitaires et militaires contribuant au renouveau des études sur ce sujet. Cette forme de guerre est également « régulière », car elle fut employée par des forces hautement entrainées et aguerries, initiant leurs actions à l’issue de tout un processus de planification en vue de la réussite d’un objectif politique. L’exemple de Casimir Pulaski, acteur-clé de la lutte armée pour l’Indépendance des États-Unis, nous éloigne ainsi du stéréotype voyant la « guerre insurrectionnelle » comme une forme de guerre réservée seulement aux mouvements faibles dénués de savoir-faire militaire. Ce stéréotype est nocif car il dévalorise la « guerre irrégulière », alors même qu’elle fut employée par des puissances militaires étatiques et établies, combinant cette forme de guerre avec la « guerre régulière » pour remplir leurs objectifs politiques. Ces puissances firent le choix de la « guerre irrégulière » dans un souci d’économie des moyens, afin d’éviter une confrontation dévastatrice et coûteuse, ou du moins pour préserver le potentiel militaire au profit des objectifs décisifs. Ainsi la France n’a-t-elle pas manqué de recourir aux corsaires afin de nuire au trafic marchand de ses ennemis, ce qui dégageait la Royale de cette tâche au profit de la seule lutte contre les unités militaires ennemies. Le corsaire Robert Surcouf (1773 – 1827) mena ainsi plus d’une cinquantaine d’attaques de navires ennemis entre 1795 et 1808, au moment où les moyens militaires français étaient soumis à un rythme élevé pendant les Guerres de la Révolution et de l’Empire.

La « guerre irrégulière » serait donc une stratégie perfectionnée recouvrant des déclinaisons multiples, et dont la réussite dépendrait de l’équation suivante : substituer la ruse à l’avantage militaire de l’ennemi, la liberté de mouvement et d’action et la diversité des moyens d’actions, employés de manière clandestine ou non à la puissance de destruction. Le choix de la guerre irrégulière serait motivé lorsque la « guerre régulière » ou frontale ne pourrait aboutir au succès décisif. Comme le sous-entend la citation de Sir Basil Liddell Hart mentionnée ci-dessus, la « guerre irrégulière » permettrait à des forces inférieures d’égaler la valeur militaire de forces nettement supérieures en les frappant là où elles sont les plus vulnérables. Ainsi, la « guerre irrégulière » permettrait à des unités clandestines ou contestataires de nourrir une lutte armée efficace face à une forme d’invasion, ou face à un régime auquel elles souhaitent se substituer. Dès lors, la « guerre irrégulière » se confond avec la « guerre insurrectionnelle » ou avec la « guerre révolutionnaire », car elle consiste à se « soulever contre un pouvoir établi en recourant à la violence armée ». Envisager la « guerre irrégulière » comme un moyen de lutte ne suffit pas, avoir l’appui de la population est également essentiel. C’est pourquoi une force relevant de la « guerre irrégulière » doit s’accorder avec le cadre social et politique de la population, qu’elle soit soumise ou non à la force adverse, afin de pouvoir étendre ses opérations sur une zone la plus large possible. L’appui direct ou indirect de la population à la cause promue par le mouvement militaire, voire ne serait-ce que l’acquiescement personnel des habitants, détermine la liberté d’action et de mouvement du groupe insurrectionnel, en plus de lui offrir une source de recrutement et de ravitaillement des partisans. Il s’agit moins alors de développer une action insurrectionnelle urbaine, souvent dans la capitale, qui « décapite » le sommet de l’État, que de nourrir une action armée de long-terme sur l’ensemble du territoire. C’est le sens de la stratégie de « guerre révolutionnaire », dont le premier Président de la République Populaire de Chine Mao Zedong[4]  fut l’un des pionniers.

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Mao Zedong et Zhu De, lors d’une inspection des troupes de l’Armée Rouge du Parti Communiste Chinois, en 1931, soit au tout début de la phase de guerre insurrectionnelle du mouvement. © Wikipedia

« Les communistes ne peuvent être vaincus par l’emploi de la force. Aujourd’hui, la Chine n’est plus envahie par des forces militaires étrangères mais par une idée. La seule manière de la combattre et de lui opposer une autre idée qui saura gagner le soutien du peuple». Général Albert Coady Wedemeyer (1897 – 1989), commandant de l’US China Theater[5]

Bien qu’il soit Chef d’État-Major de l’armée nationaliste opposée aux troupes du PCC, le Général Wedemeyer perçoit avec justesse la valeur militaire de la stratégie de « guerre révolutionnaire » pratiquée par son adversaire. Pour le chef du PCC Mao Zedong, conquérir le pouvoir par la lutte armée suppose alors « d’organiser les masses » dans un pays gigantesque, dont la grande majorité de la population vit dans la pauvreté, à la campagne, dans un contexte dominé par des guerres intestines. En plus de l’anarchie chronique née de la fin de l’Empire céleste en 1911 s’ajoute une guerre civile dure opposant les troupes du Guomindang au mouvement insurrectionnel communiste porté par le PCC, créé en 1921. À la fin des années 1920, ce dernier est en mauvaise posture. Après avoir joué un rôle important dans la mise en œuvre des grèves du mois de mars 1927 à Shanghai, les troupes du PCC se font chasser de la ville par les troupes du Guomindang. Pourtant, les deux forces étaient officiellement liées par un accord d’alliance depuis janvier 1924, négocié sous le patronage de Moscou. Désormais, le PCC se voit coupé de son principal réservoir de militants si l’on s’en tient à l’orthodoxie marxiste-léniniste. Plus que toutes les autres classes de la population, le prolétariat représenterait la force motrice de la révolution marxiste, en opposition aux autres classes. Ainsi, les paysans formeraient « la classe qui représente la barbarie au sein de la civilisation » selon Karl Marx[6]. En effet, le PCC s’est d’abord astreint au respect de cette orthodoxie, en se présentant comme le parti de la classe ouvrière, initiant des grèves et des insurrections dans un environnement urbain, à l’instar de l’exemple soviétique. Toutefois, dans un pays à l’économie rurale tel que la Chine, la question ouvrière est moins sensible. Dans son ouvrage magistral dédié à la révolution chinoise[7], Lucien Bianco estime le nombre d’ouvriers chinois dans les années 1930 à environ 2,5 millions, soit moins de 1% de la population chinoise de l’époque. Les dirigeants du PCC comprennent alors que leur projet de révolution socialiste devra dépasser l’orthodoxie marxiste centrée sur le prolétariat. Privé de la ville, le PCC va diriger ses efforts vers la classe paysanne, qui cumule alors tous les retards en matière de développement. « Misère, mauvais traitements et mort précoce sont le lot quotidien d’un demi-milliard d’hommes » comme nous l’indique Lucien Bianco[8] qui, pour illustrer son propos, relate quelques faits divers. En voici un, représentatif des conditions de vies très dures des paysans chinois :

« Les paysans de la vallée [dans l’ouest de la Chine, aux confins du Sichuan et du Shaanxi] vivaient et mourraient à leur façon… Dans une famille, le père mourut. Comme sa femme déclinait et que la famille était fort pauvre, les enfants décidèrent de ne pas enterrer le père tout de suite : peut-être la vieille femme mourrait-elle aussi, avant les chaleurs et avant que le corps du vieillard commença à sentir. En ce cas, ils pourraient réaliser une économie sur les frais de sépulture en les enterrant tous les deux en même temps. Consultée, la vieille femme y consenti et ils placèrent le cercueil dans la pièce la plus froide : la chambre de malade de la vieille. Puis ils entassèrent des pierres sur le couvercle pour mettre le corps à l’abri des chiens ». 

Le PCC, coupé des villes, perçoit dans les conditions de vie de la paysannerie chinoise les sources d’un mécontentement total capable de fournir à un parti en manque de troupes la force nécessaire pour la mise en œuvre de son projet révolutionnaire. Il ne s’agit plus alors de mener des grèves ici ou là, mais bien de nourrir une insurrection armée dans les campagnes, autrement dit une guérilla, pour une guerre devant être menée sur le long terme. C’est le principal enseignement qu’un dignitaire du PCC de l’époque Mao Zedong, lui-même fils de paysan, tire de son expérience aux côtés des Unions Paysannes du Hunan. Comptant deux millions de membres à la fin de l’année 1926, ce mouvement de contestation paysanne a fait preuve du potentiel insurrectionnel de la classe paysanne. Mao Zedong identifia ce potentiel, ce qu’il formule clairement dans son Rapport sur l’enquête menée dans le Hunan à propos du mouvement paysan. Ainsi, la transformation du PCC en un mouvement d’insurrection paysan peut-elle se considérer dans la droite lignée de toute une série de jacqueries paysannes dans une Chine qui a toujours été majoritairement rurale. De cette tradition, le PCC et Mao Zedong en tirent la conviction que la révolution chinoise sera paysanne ou ne sera pas. Dès octobre 1927, le PCC établit sa première base révolutionnaire rurale située sur les monts Jinggang, à cheval entre la province du Hunan et du Jiangxi. Cet établissement d’une enclave rurale autonome est le préalable à l’embrigadement des masses pour la constitution d’une armée motrice de la révolution. 

D’importants efforts de propagande sont alors mobilisés, grâce aux journaux, au cinéma, et en utilisant les écoles et les organisations populaires. La société doit être politisée au maximum. Pour chaque groupe communautaire, une association de propagande est constituée afin de propager le programme du PCC. Ainsi, des associations paysannes sont-elles constituées pour les agriculteurs, tout comme il existe des associations de marchands. Ces structures agissent en complémentarité avec l’administration du PCC et de l’Armée Populaire de Libération, dont elles constituent le premier outil de recrutement de miliciens. La société fait donc l’objet d’un maillage étroit, en vue du « soulèvement des masses». 

La réalisation de cet objectif s’est également trouvée facilitée par l’invasion japonaise, à partir de 1931. Les atrocités commises, à l’instar du Massacre de Nankin en 1937, accentuent le désespoir de la paysannerie, tout en réveillant le sentiment national du peuple chinois en faveur du PCC. Le Parti peut prendre alors prendre le flambeau de la résistance nationale face à l’ennemi japonais d’autant plus facilement que l’armée nationaliste de Jiang Jieshi[9] fait l’objet d’un mécontentement partagé par une grande majorité de la population chinoise. Réquisitions, pillages et massacres sont monnaie courante de la part des soldats du Guomindang. Lucien Bianco nous rapporte[10] un événement significatif du peu de considération porté par l’armée nationaliste à l’égard de la population chinoise. Pour contenir l’avancée japonaise dans la province du Henan en 1938, le gouvernement ouvre les digues du fleuve Jaune. Le fleuve emprunte alors un ancien cours sur lequel des villages avaient été établis. Plusieurs centaines de milliers de paysans trouvent alors la mort par la noyade ou par la famine car les récoltes ont été submergées. Ces événements, dans le contexte de l’invasion japonaise, ont achevé de décrédibiliser l’armée de Jiang Jieshi, pour le plus grand profit du PCC. En effet, le Parti fit l’effort de prendre en compte les intérêts extrêmement localisés des communautés villageoises, tout en diluant ces intérêts dans sa quête révolutionnaire. Il se présenta également comme le Parti de la vertu, réprimant ceux qui firent du tort à la population. De nombreuses séances d’autocritique étaient tenues dans les zones demeurant sous le contrôle du Parti, comme le relate Ngo Thi Minh-Hoang[11]. En 1946, dans le village de Gujiaping, situé dans le district de Xingxian, s’est tenu une séance d’autocritique. Le milicien Ma Laiyuan fut critiqué pour la terreur qu’il avait installée au village, contribuant maladroitement à « éloigner des masses » le Parti. Les paysans se résignèrent à rejoindre le camp le moins dangereux pour la défense des intérêts de leur localité. Ainsi, le PCC a, dans son effort de recrutement, fait preuve de pragmatisme, en reprenant à son compte la tradition de la défense des intérêts locaux des paysans chinois. L’existence de milices privées et d’associations de défense des villageois dans la Chine rurale est ainsi attesté dès le XVIIIème siècle par Ngo Thi Minh-Hoang[12]. Le défi de la mainmise sur les mouvements locaux de défense des villageois a été globalement remporté par le PCC, ce qui lui a permis de devenir une force militaire de premier plan au sortir de la Seconde guerre mondiale. Tel que nous le rapporte Lucien Bianco pour l’année 1945, 90 millions de chinois sont alors gouvernés par le PCC ; ils n’étaient que 1,5 million en 1937. Comptant 80 000 hommes en 1937, l’Armée Populaire de Libération en compte 900 000 en 1945, auxquels s’ajoute une milice composée de 2 millions d’hommes. L’Armée Populaire de Libération est alors à cette date une armée régulière, après avoir été pendant toute la guerre sino-japonaise une armée de guérilla, composée de paysans chinois pratiquant leurs tâches agricoles le jour, œuvrant pour le PCC la nuit. Le principe d’action était « l’arme à feu dans une main, la houe dans l’autre ». Outre la défense de la localité, leur action consistait à maintenir l’ordre dans le village, à débusquer des traîtres et des espions ainsi qu’à collecter des renseignements. Leur armement était surtout composé d’outils agricoles et d’armes récupérées sur l’ennemi. Insaisissables, les miliciens disparaissaient aussitôt après avoir porté une attaque. Les principaux axes empruntés par les forces japonaises étaient également piégés. Supérieures en hommes et en armes, les troupes japonaises – et celles du Guomindang – étaient dépassées par un ennemi combattant sur l’arrière et sur l’avant du front de manière simultanée. Pour le PCC, cette étape de la guérilla était nécessaire avant la constitution d’une armée régulière. Elle est également essentielle car elle consiste en un double mouvement de professionnalisation des miliciens pour en faire de vrais soldats, tout en augmentant leur engouement à défendre le PCC et la Chine.     

 « Comment faut-il conduire d’une façon concrète la guerre prolongée ? Voici notre réponse : à la première et à a deuxième étape, quand l’ennemi pratique l’offensive, puis passe à la consolidation des territoires occupés, nous devons mener des campagnes et des combats offensifs dans la défense stratégique, des campagnes et des combats de décision rapide tout en poursuivant en stratégie une guerre de longue durée, des campagnes et des combats à l’extérieur des lignes tout en nous trouvant sur le plan stratégique à l’intérieur des lignes. Dans la troisième étape, nous passerons à la contre-offensive stratégique ». Mao Zedong, De la Guerre prolongée, Mai 1938.

La « guerre irrégulière » n’est qu’une étape dans la quête de la victoire, qui se trouve « au bout du fusil » s’il nous est permis de paraphraser Mao Zedong. Aussi, la « guerre irrégulière » donne au mouvement insurrectionnel l’expérience militaire nécessaire pour faire émerger une armée « régulière », c’est-à-dire, structurée, équipée et obéissante. C’est cet exemple que l’Armée Populaire de Libération chinoise donna au Viet Minh. En effet, ce mouvement insurrectionnel « irrégulier »  effectua sa mue en un mouvement puissant, doté d’une armée solide et déterminée à réaliser l’objectif politique qu’elle s’était assignée pendant la Guerre d’Indochine entre 1945 et 1954, revitalisant alors la longue tradition vietnamienne de la « guerre irrégulière »

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Un soldat du Vietcong pendant la Guerre du Viêt Nam (1963 – 1975). © Wikipedia

« Rien ne sort jamais de rien. La résistance vietnamienne, celle de 1945 à 1954 comme celle d’aujourd’hui, n’est pas le fruit d’une génération spontanée. », Georges Boudarel[13].

Le Viêt Nam n’est pas étranger à la « guerre irrégulière », car, pendant toute son histoire, le pays fut confronté à des tentatives d’invasions de son territoire, par un ennemi plus fort que lui. Ainsi, le Viêt Nam subit entre 111 av. J-C et 939 de notre ère l’occupation militaire de la Chine. Cette période fut propice à la naissance de la tradition confucéenne dans la culture vietnamienne, mais aussi au développement d’une école de pensée militaire originale. Elle procura au pays ses premiers résultats dès le XIe siècle. Ly Thuong Kiet (1019 – 1105) était un général vietnamien, connu et célébré au Viêt Nam comme étant le commandant d’une expédition en Chine ayant repoussé l’armée chinoise. Au fil des défaites et des succès militaires, plusieurs lignes de forces s’imposèrent à l’école de pensée militaire vietnamienne. Premièrement, une stratégie uniquement défensive construite sur l’édification de postes de défense et de citadelles est vouée à l’échec dans un pays long de plus de mille cinq-cents kilomètres, mais dont la largeur n’excède pas les deux cents kilomètres. Aucun espace n’est disponible pour constituer un sanctuaire. Ainsi, la défaite de l’Empereur Ho Qui Ly en 1401 démontre ce postulat. Il entrepris la construction d’une nouvelle capitale dans la région de Thanh-Hoa, dotée d’une imposante citadelle. Une autre citadelle fut construite à Da Bang, à proximité d’Hanoi. D’importantes forces militaires y étaient également concentrées. Toutefois, ces citadelles cédèrent facilement face au corps d’invasion chinois lancé sur le Viêt Nam en 1406 ; le pays fut pris en moins de six mois. Ho Qui Ly était « prisonnier de son implantation en surface »[14], car son dispositif de défense s’était écroulé face à l’armée chinoise plus nombreuse et mieux armée. Il s’était concentré sur la plaine du delta du Fleuve Rouge, alors que le choix de mener la contre-offensive dans les montagnes du Tonkin aurait pu donner à l’Empereur des possibilités de défense accrues. Cette erreur de calcul fut également reproduite au XIXème siècle. Le système de défense mis au point par la dynastie des Nguyen, reposant sur d’importantes forteresses, démontra son inefficacité lorsque l’enseigne de vaisseau français Francis Garnier se lança à l’attaque du système de défense mis au point dans le Tonkin. Toutes les forteresses établies sur le delta du Fleuve Rouge furent prises par la petite expédition française. Francis Garnier perdit toutefois la vie au cours de l’expédition lors d’un combat contre les « Pavillons noirs » ; il ne mourra « point sous les coups de troupes qui s’enfermaient derrière des murs de briques, mais de combattants qui se camouflaient à l’abri des haies de bambou et des villages »[15]. Ces forces, « irrégulières » à plus d’un titre, avaient su faire un usage optimum des conditions géographiques et naturelles locales, tout en demeurant en mouvement perpétuel, afin de ne pas donner à l’ennemi une opportunité d’attaque. Cette stratégie était pourtant déjà connue au Viet Nam. L’empereur Le Loi, assisté du lettré Nguyen Train, libéra le Viêt Nam de la présence chinoise en 1427 après avoir conduit une guerre « irrégulière » de harcèlement des troupes chinoises, qui furent finalement défaites dans le défilé de Chi-Lang. Harcelée par les forces vietnamiennes établies sur les montagnes surplombant la passe, les troupes chinoises, constituées par plus de cent-vingt mille hommes, battirent en retraite. Deux autres lignes de force peuvent être dégagées de cette réussite pour l’école militaire vietnamienne de la guerre irrégulière : la longue durée dont elle fait preuve et l’étroite imbrication entre le Front et l’Arrière. Cette durée est nécessaire pour pouvoir constituer un corps de bataille suffisant pour pouvoir affronter l’adversaire, de même qu’il est nécessaire, face à un ennemi à l’armement et à l’effectif supérieur, de le pousser à l’usure morale et physique, en ne lui laissant aucun répit. De plus, cette imbrication rend inefficace les lignes de défense établies par l’ennemi, comme nous l’avons expliqué ci-dessus : établir une forteresse fixe durablement des forces qui, immobiles, subissent les feux de l’ennemi par toutes les directions, sans répit et sans préavis.

Dès lors, l’école vietnamienne de la guerre « irrégulière » se fonde sur le village. Cet échelon permet la constitution de « bases rurales » permettant à la guérilla de se projeter dans les montagnes ou dans la jungle. Dès lors, il est erroné de déclarer que le Viet Minh capitalise ses forces sur la forêt ou les montagnes. Sa force émerge du milieu humain présent dans tous les villages. Aussi, l’école de la « guerre irrégulière » trouve sa force au Viêt Nam dans la population, dont l’appui est vital. L’appui de la population peut aussi se doubler d’un appui extérieur, étatique ou non, qui saura donner au mouvement insurrectionnel une aide ciblée renforçant le mouvement là où il est faible. Concrètement, cela peut prendre la forme de l’envoi de conseillers militaires, de matériels de guerre sensibles (transmissions, détection, artillerie), ou par l’octroi d’un sanctuaire où les forces engagées pourront se régénérer à l’abri des forces adverses, d’autant plus si celles-ci sont dotées de moyens offensifs lourds, comme l’aviation ou l’artillerie. L’appui extérieur donnera également au mouvement insurrectionnel une reconnaissance politique globale, contribuant à sortir ce mouvement de « l’irrégularité ».

 

Les milices Houthis mentionnées au début de cet article bénéficieraient d’un tel soutien extérieur, en l’occurrence fourni par la République Islamique d’Iran, qui a bien vu tout l’intérêt à soutenir un mouvement insurrectionnel contre lequel l’appareil militaire saoudien semble se casser les dents. Aujourd’hui, la situation dans la péninsule arabique demeure confuse. Rien ne semble amener les protagonistes du conflit au Yémen à la retenue et au dialogue, dans un contexte où l’Arabie Saoudite voit sa position décliner. Lâché les Emirats Arabes Unis dans son offensive militaire au Yémen, le gouvernement saoudien doit également faire face au total discrédit dont il est l’objet au sein des opinions publiques occidentales. Nous voici maintenant un an après le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, qui a révélé la vraie nature du pouvoir saoudien, incarné par le prince héritier et ministre de la défense Mohammed Ben Salman et quatre ans après l’éclatement du conflit au Yémen, où la situation humanitaire est désastreuse. Aussi, le sabre représenté sur le drapeau saoudien semble ainsi de bien peu d’utilité aujourd’hui.

 Louis Ouvry

 

 

[1] Une attaque de drones ampute la production de Saudi Aramco, Simon Chodorge, l’Usine Nouvelle, 16/09/2019.

[2]Carl Von Clausewitz (trad. Denise Naville), De la Guerre, collection « Arguments », éd. Minuit, 1955, p. 51.

[3]Hubert Krolikowski, « L’origine et les caractéristiques de la guerre irrégulière », Stratégique, N° 100-101, 2012, p. 13-28.

[4] Mao Zedong (1893 – 1976) est l’un des fondateurs du Parti Communiste Chinois, dont il prend progressivement le contrôle pendant les années de guerre civile l’opposant aux forces nationalistes de Tchang Kai Shek. Victorieux de la guerre civile chinoise en 1949, il proclame la République Populaire de Chine le 1er octobre 1949, dont il devint alors le premier Président.

[5] Cité dans Elie Tennenbaum, Partisans et Centurions : Histoire de la Guerre Irrégulière au XXème siècle, ed. Perrin, 2018, ch. 5.

[6] K. Marx, (1850), La lutte des classes en France, 1850, édition électronique de Jean-Marie Tremblay consultée le 28 juin 2019 à l’adresse suivante : http://piketty.pse.ens.fr/files/Marx1850.pdf, Chicoutimi, Canada, 2002, p.49.

[7] Lucien Bianco, Les origines de la Révolution chinoise, (quatrième édition), éd. Folio Histoire, 2007, p. 138.

[8] Lucien Bianco, Ibid, p. 142 – 143. 

[9] Plus connu sous son nom de Chang Kai-Chek, Jiang Jieshi (1887 – 1975) devient l’homme fort du Guomindang après la mort de Sun Yat-Sen en 1925. En 1927, il rompt l’alliance faite entre son parti et le PCC, et devient Président de la République de Chine en 1928, établie à Nankin, et qui mène une lutte contre les troupes du PCC, puis, de concert avec le PCC, contre les japonais. La guerre civile chinoise reprit dès 1945, et se solda par la défaite de Jiang Jieshi, réfugié à Taiwan où il fonda la République de Chine ; qui existe toujours aujourd’hui.  

[10]Lucien Bianco, Ibid, p. 239.

[11] Ngo Thi Minh-Hoang, « L’édification du parti-État chinois au village. Le cas de la politisation des milices populaires (1937-1949) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 101, 2009, p. 109-122, paragraphe 9.

[12] Ngo Thi Minh-Hoang, Ibid, paragraphe 13.

[13] G. Boudarel, « Essai sur la pensée militaire vietnamienne », revue L’Homme et la Société, 1968, p. 183-199. Georges  Boudarel est un militant communiste français ayant combattu dans l’armée du Viet Minh.

[14] Georges Boudarel, Ibid, p. 185.

[15] Georges Boudarel, Ibid, p. 185.

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