Pékin / Hong Kong : Affres d’un exécutif bicéphale, immobilisme militaire d’un pouvoir éclaté

Pékin / Hong Kong : Affres d’un exécutif bicéphale, immobilisme militaire d’un pouvoir éclaté

Fin mai 1989 une colonne de chars de l’armée chinoise qui venait d’écraser des manifestants s’arrête devant un homme : l’image restera dans le souvenir des événements de la Place Tian An Men. En 2014, les manifestants s’abritent derrière des parapluies pour faire face à une police qui tire des bombes à poivre. En 2019, ce sont des manifestations monstres qui se dressent, arrêtant net le pouvoir militaire chinois dans sa course.  D’un seul homme à plusieurs millions, la proportion évolue en même temps que les réponses apportées en termes de force armées. Une interrogation demeure : pourquoi un gouvernement qui a su démontrer que le sang de sa propre population ne le faisait pas reculer semble-t-il hésiter à avoir recours à la force militaire directe ? 

La Chine est plus que jamais divisée ces derniers temps : d’un côté le calme et l’apparente acceptation de la politique du gouvernement par la population continentale, et de l’autre une contestation forte qui s’est transformée en conflit ouvert avec les forces de l’ordre à Hong-Kong.Ces manifestations viennent dans la continuité la première forme d’opposition populaire organisée au gouvernement chinois que constituait le mouvement des parapluies (2014), en opposition au principe adopté en 1997 d’assimilation définitive du territoire hongkongais au territoire chinois. François Godement soulignait qu’« avec Xi Jinping, la Chine nous a habitués à ne connaître qu’une seule vitesse, c’est-à-dire la marche avant ou à la rigueur la pause, mais certainement pas le recul» [1]. Or, l’enlisement que connait Hong-Kong aujourd’hui pourrait bien être assimilé à un pause voire à un recul pour Pékin. Ce refus d’utiliser la force militaire vis-à-vis des manifestants peut paraître étonnant de la part d’un pays qui ne supporte pas la pause ni l’enlisement et qui n’hésite pas par ailleurs à contrôler sa population via l’usage « légitime » de la violence. Comment expliquer cette dissension entre une force réelle et une incapacité constatée à l’exercer sur ce petit territoire ? Pourquoi ce nouveau Tian An Men pronostiqué très tôt par certains experts occidentaux tarde-t-il tant à se produire ? Les événements de ces derniers mois à Hong-Kong marqueraient-ils les premières limites de cet exécutif chinois surpuissant ? Ce refus de recours à une force radicale (militaire) de la part d’un pays qui ne cesse d’en faire menace interroge. A y regarder de près, cela s’explique moins par le refus d’usage de la force en tant que telle que par la structure même du pouvoir exécutif chinois appliqué à la Région Administrative Spéciale (RAS) de Hong-Kong.

La distinction entre le pouvoir exécutif hongkongais et Pékin est assez floue : Le pouvoir exécutif tel qu’il est représenté à Hong-Kong n’est-il qu’un pouvoir fantoche, ou propose-t-il une autre définition de l’exécutif et de l’équilibre des pouvoirs ? Il apparaît ainsi que le pouvoir chinois souffre d’un éclatement structurel, qui le cantonne à une force paradoxale : surpuissante et sous quelques formes impuissante. Il ne s’agit pas de nier que la Chine puisse, à terme, avoir recours à l’armée et qu’ Hong-Kong n’ait été qu’un Tian An Men traînant un peu en longueur : ce qui nous intéresse ne sont pas tant les moyens qui seront mis en œuvre pour gérer les manifestations à l’avenir que cette longue « pause » durant laquelle le(s) pouvoir(s) exécutif(s) concernés restent en attente face aux manifestants. Cette suspension illustre l’idée que surpuissance réelle ne signifie pas capacité d’action effective. La Chine trouve dans cet arrêt sur image les limites et la nature même d’un pouvoir exécutif fractionné.

 

Gestion de la contestation populaire et fractionnement au sein du Parti

Un des éléments d’explications réside dans la manière de gérer les mouvements de protestations antérieurs. En 2011 débute à Hong-Kong un mouvement d’opposition d’ampleur moyenne s’opposant à une réforme des programmes scolaires hongkongais, lesquels devaient s’aligner sur ceux de la Chine continentale. Le chef de l’exécutif de l’époque Leung Chun-Ying décida d’abandonner le projet de réforme devant la détermination des manifestants. Ainsi s’amorça le processus d’opposition démocratique à Hong-Kong : ce mouvement fut le premier cas d’opposition démocratique dans la région administrative spéciale. Après plusieurs années d’accalmie émergea ensuite le Mouvement des Parapluies (2014), suivi deux ans plus tard par les manifestations de 2019, point culminant des protestations [1].  On peut s’interroger sur l’attitude adoptée à l’époque par un gouvernement chinois qui, pris de court, ne semblait pas avoir planifié de réponse à long terme, se contentant de chercher à calmer les ardeurs des manifestants. Cette première opposition démocratique par la rue pointe le manque de pratique et d’anticipation d’un gouvernement chinois peu habitué à ce type d’événements depuis Tian An Men  (1989). Pourquoi donc Leung Chun-Ying a-t-il fait marche arrière ?

Comme pour les événements de Tian An Men le pouvoir exécutif communiste chinois a été et demeure divisé face aux contestations, ce qui influe considérablement sur ses formes de violences légitimes et sa gestion de l’opposition. Quand Mao fut mis en retrait du Parti dans les années 1960, il opéra un retour dans la violence en lançant les milices de Gardes rouges contre la direction de l’État à des fins de reconquête du pouvoir. Cet épisode est une image assez claire de la confusion qui commence à se jouer dès cette époque dans l’utilisation de la violence officielle. La forme même des brigades des gardes rouges et leur mode opératoire (pas d’ordres officiels préalable nécessaire) les distingue d’un outil de violence étatique légitime. Cependant, ils peuvent sous certains aspects être considérés comme une forme de violence officielle : Mao Zedong, alors président du Parti [2], enfile le 18 août 1966 le brassard des gardes rouges sur la place Tian An Men devant une foule d’étudiants galvanisés. Ce transfert de légitimité au sommet de l’Etat s’achève avec l’aide qui sera finalement apportée par l’armée au gardes rouges, armée qui tombera sous le commandement indirect de Mao (par l’intermédiaire du vice-président du Parti communiste Lin Biao). La lutte qui opposa Mao à Liu Shaoqi (son successeur au poste de Président de la République populaire de Chine) entre 1966 et 1969 se solda par la marginalisation de la fonction de Président de la République. Elle montra un flottement dans la dévolution du pouvoir de recourir à la violence, puisque son détenteur officiel, le Président Liu, tomba, victime de forces officieuses (les Gardes rouges), utilisées pour asseoir le pouvoir d’un personnage qui ne détenait alors plus aucun pouvoir officiel au sein de l’État. Le fractionnement du pouvoir venait ici de la forme politique prise par le pays : celle d’un Parti unique rongé par les dissensions et lignes politiques plurielles. Cet exécutif divisé redéfinit indirectement le rapport de l’Etat à la force légitime ou plutôt à la force tout court en en floutant les limites.

Les mêmes divisions au sein du Parti se sont vérifiées lors des événements qui se déclenchèrent en mai 1989 après la mort de Hu Yaobang (Secrétaire Général du Parti Communiste chinois jusqu’en 1987). La façon de gérer la protestation fut duale : si le secrétaire général du Parti Zhao Ziyang pencha pour une approche en douceur, le premier ministre conservateur Li Peng prôna la répression. A cela s’ajoute un manque de hiérarchie dans la structure du Parti de l’époque, et la difficulté, le refus voire l’incapacité d’établir une figure de chef suprême, le précédent de Mao durant la Révolution culturelle ayant servi de repoussoir. En définitive le choix d’intervenir fut le fait d’un groupe d’anciens du Parti n’ayant pas ou plus de postes officiels mais exerçant un contrôle plus ou moins effectif sur l’armée. Il s’agissait de Deng Xiaoping, alors président de la Commission militaire centrale, et de Yang Shangkun, le commandant en chef des forces armées, bien que le contrôle de ce dernier sur l’armée était moindre. Cet épisode constitue tout autant le dernier témoin que le paroxysme de l’influence des divisions politiques internes du Parti communiste et leur impact dans le fractionnement du recours à la violence légitime. Les futures divisions de l’exécutif trouveront leurs causes de l’extérieur. Ce nouvel éclatement du pouvoir exécutif conduisit à retarder l’irruption de la violence et le recours à la force armée [3].

Pour autant, il y a toujours aujourd’hui des manifestations autorisées en Chine continentale qui elles aussi témoignent paradoxalement d’une limitation du recours à la violence, et ce même quand celles-ci se finissent dans le sang. D’un point de vue pratique et selon les documentations photographiques qui portent sur le sujet, les répressions par les forces officielles armées sont davantage méthodiques et visent paradoxalement à limiter le nombre de morts : les forces armées frappent ou tirent sur les premiers rangs de manifestants principalement dans l’objectif de les disperser. Les violences se concentrent alors sur une part limitée des manifestants [4] : il s’agit de provoquer la crainte pour ne pas faire de chaque manifestation un nouveau Tian An Men. Bien que la violence officielle directe soit effectivement utilisée, elle ne l’est que dans certains cas, qui sont rares en proportion du nombre de manifestations effectives : c’est surtout le cas face à des populations qui ne sont pas proprement considérées comme chinoises (Ouïghour) ou dans le cas de manifestations non-autorisées. On constate cependant que le gouvernement travaille davantage à des moyens de violence détournés. Ainsi, la gestion de la contestation populaire en Chine fonctionne actuellement plus par la menace, voire par l’usage de la violence comme menace. L’Etat organise ainsi des disparitions, la censure. Son utilisation de la violence se concentre sur une faible partie des manifestants, et sans utiliser d’armes létales afin de ne pas finir avec un bain de sang. La violence utilisée non pas comme une sommation mais de manière répressive et parfois létale, même si elle est moins courante, existe également. La surenchère de contingents de l’armée dont la Chine fait grand cas est entre autres brandie pour dissuader tant sa propre population (souvenir de mai 1989) qu’à l’étranger.

La Chine a appris depuis Tian An Men à gérer autrement ses manifestations. La plupart d’entre-elles, se passant « normalement », n’ont jamais eu de résonance internationale et portent sur des sujets pratiques au périmètre limité aux provinces ou aux villes. Elles peuvent porter sur la question du permis de résidence des travailleurs provinciaux (Hukou) et la limitation de leurs droits quand ils travaillent en ville [4]. Laisser ainsi une relative liberté de manifester sur ce type de questions est pour le Parti communiste un moyen de se maintenir comme seule forme politique envisageable. Que les Chinois puissent manifester leur opinion et leurs revendications sur des sujets assez “techniques“ présente divers avantages pour le Parti : il permet une fragmentation des oppositions sur des thèmes qui concernent quelques segments – socioprofessionnelles et/ou géographiques – de la population. Ils concernent des sujets largement apolitiques, se limitant à remettre en cause les décisions de certaines municipalités et échelons bureaucratiques, ce qui ne conteste en rien la légitimité du pouvoir communiste. Au contraire, elles le légitiment parfois, posant la figure du Parti comme protecteur des citoyens, médiateur entre les pouvoirs locaux et la population. De ce fait, une liberté de manifester soigneusement délimitée est nécessaire à un pouvoir politique, dont le seul but est de maintenir le Parti Communiste comme seule forme politique concevable auprès de l’opinion chinoise. S’agissant de l’opinion internationale, le gouvernement préfère lui offrir une image lisse d’une population unifiée derrière une ligne politique commune, plutôt que celle d’un pays pseudo-démocratique. Dans ces conditions, le décalage entre l’étalage de force et la réalité de la répression par la force directe paraît moins paradoxal, car il procède davantage d’une stratégie réfléchie : il s’agit donc de faire étalage de sa puissance sur la scène internationale, en évitant de l’utiliser directement à l’échelle nationale. On constate donc bien que la Chine semble vouloir faire oublier les bains de sang de 1989, au point de faire stagner sa force militaire surpuissante face aux manifestants hongkongais inférieurs en nombre et en moyens.

 

Hong-Kong, révélateur d’un équilibre des pouvoirs délicat

On retrouve cet éclatement de l’exécutif sur la question des manifestations de 2019 qui peut expliquer l’apparent immobilisme de cette force militaire, mais celui-ci se situe à un niveau différent. La division de l’exécutif se retrouve ici dans la forme politique du fameux « un pays deux systèmes » qui sépare les décideurs des exécutants (Pékin et le pouvoir exécutif hongkongais), et empêche les deux d’assurer une ligne d’action cohérente. Les postes où se joue l’action exécutive sont doublement fragmentés. D’un côté on trouve la Cheffe du bureau exécutif de Hong-Kong, qui représente le visage officiel du pouvoir exécutif du territoire, de l’autre se tiennent les décideurs du Parti communiste chinois. Les seconds expriment la ligne à suivre de la part du gouvernement central de Pékin, qui détient en réalité une grande partie de ce qui constitue le pouvoir exécutif (liberté d’action, pouvoirs régaliens, capacité à déclarer la loi martiale), mais qui choisissent de ne pas agir… Alors que sur place se trouve un pouvoir exécutif aux prises directes avec la situation mais dépourvu des outils de l’exécutif. Voilà comment deux pouvoirs se trouvent dans une certaine incapacité à mettre fin aux manifestations puisque empêchés d’utiliser la force militaire. Bien que la Chine ne cesse de vouloir afficher sa souveraineté sur Hong-Kong en tirant de plus en plus vers le « un pays » plutôt que « deux systèmes », il n’en reste pas moins que la division de l’exécutif se fait à plusieurs niveaux. On ne peut alors considérer Carrie Lam comme purement et simplement à la botte du Parti Communiste : elle incarnerait plutôt cette division de pouvoir inhérente à la RAS (Région Administrative Spéciale). Ason Chan,  secrétaire en chef du gouvernement dans les années 1990, considère qu’il était du ressort de Carrie Lam de «persuader» Pékin que les stratégies avancées ne sont pas les bonnes [5]. La marge d’action de la cheffe de l’exécutif se situerait donc au niveau de la manière d’appliquer les consignes. Les ordres en question prennent plus la forme d’une ligne à suivre que d’indications précises : le pouvoir central agit sous forme d’intimidation, par les chars massés à Shenzhen depuis la mi-août 2019, mais qui n’ont pas bougé depuis, par les soldats chinois patrouillant à Hong-Kong mais hors temps de manifestations. La direction indiquée par Pékin au pouvoir hongkongais n’équivaut pas à une marche à suivre : il y a donc bien division dans le passage à l’action, ce qui explique l’absence de réponse militaire et l’incohérence des manœuvres exécutives actuelles vis-à-vis des manifestations en cours.

L’éclatement de l’exécutif hongkongais vis-à-vis d’une éventuelle action militaire est donc bien réel. Hong-Kong n’a pas les caractéristiques d’un pouvoir exécutif ordinaire, puisqu’il ne dispose d’aucun pouvoir régalien (donc des formes de forces légitimes [6]). Bien qu’on parle de répression des manifestations, les exactions de la police et les violences envers les manifestants sont comparables à celles que l’on peut constater dans certaines manifestations en France (coups de matraques, gaz lacrymogène, tirs de balles en caoutchouc). Si cette comparaison ne les justifie en rien, elles sont en réalité preuve d’une limitation du recours à la violence dite « légitime ». Calquées sur les modèles de démocratie occidentales, ces violences peuvent plus difficilement faire objet de critique venant de ces dernières. Cela traduit à la fois une limite du pouvoir Chinois sur ce territoire et une limite d’un pouvoir hongkongais, qui ne dispose pas d’autres moyens que ceux de la simple police pour faire maintenir l’ordre. Ce flou maintenu sur la forme de la force exécutive dans un territoire qui ne dispose pas de se propre armée est révélateur. Les forces de polices sont donc le seul visage de la force légitime, rendant flou leur rôle et leur sphère d’action (ce qu’ils ont ou pas le droit de faire), ce qui a donc conduit directement aux débordements de violences auxquels nous avons pu assister (manifestants renversés par des motos de policiers etc).   

La mobilisation récente des soldats chinois pour patrouiller à Hong-Kong hors des temps de manifestations n’est qu’une preuve éclatante d’une puissance de feu réelle limitée par elle-même. Que la Chine finisse finalement par avoir recours à l’armée n’y change rien : on constate une limitation extrême des formes de l’arsenal de la violence légitime, dans un pays qui offre le visage d’un exécutif surpuissant. L’usage de la force est grandement limité par les pouvoirs exécutifs des deux côtés de la frontière, et ceux-ci travaillent davantage sur la peur à créer chez les manifestants que sur l’action et la violence en elle-même [7]. Le fait que la Chine ou que les forces exécutives d’Hong-Kong aient probablement eut recours à des membres de mafias chinoises armés de bâtons de bois [8] est une autre preuve des limites du pouvoir chinois. On suppose aisément que les membres des mafias chinoises ne se battent pas d’ordinaire avec des bâtons, on peut donc supposer qu’ils ont reçu ordre de ne pas faire usage d’armes à feu et de ne pas tuer. Il en va sans doute de même pour les policiers : ils n’ont pas reçu d’ordre d’usage de feu, voire des ordres inverses. Quelques cas seulement recensés à ce jour : les manifestants blessés par balles les 1er octobre et 11 novembre 2019. Les policiers invoquent la légitime défense et l’incident est trop isolé pour qu’on puisse supposer que le policier en question ait reçu un ordre direct de faire feu. Même s’il est évidemment protégé par sa hiérarchie, il est peu probable que cela ait été commandité. On peut faire la même analyse vis-à-vis de l’étudiant décédé que la police est soupçonnée d’avoir défenestré : on constate ce refus de recours à la force légitime et une certaine préférence pour les moyens de violence détournés. Cela permet notamment d’instaurer un climat de crainte dans la population, ce qui peut s’avérer une stratégie pertinente pour faire cesser les manifestations En effet, l’exécutif [9] est dédouané et cela complique les stratégies d’opposition des manifestants, d’autant plus devant ces violences détournées. Cela a pour conséquence de déplacer la colère des manifestants vis-à-vis de Pékin vers le pouvoir exécutif Hongkongais et maintenant plus précisément vers les policiers. Pour preuve, des manifestants sont allés manifester devant un restaurant où se tenait le mariage de deux policiers. Cette division entre l’exécutif et ses formes d’action joue donc en faveur de Pékin : en retardant une intervention de l’armée et en ne faisant pas remplacer Carrie Lam, Pékin gagne du temps et concentre l’opposition contre les dirigeants hongkongais à travers leur seule force de violence légitime.

Il existe par ailleurs des obstacles concrets à la proclamation de la loi martiale à Hong-Kong : une telle annonce serait susceptible de faire s’effondrer l’économie de la Région. Il serait dès lors très risqué pour les acteurs étrangers et notamment occidentaux d’investir à la même hauteur qu’auparavant dans un pays aux pratiques se rapprochant de plus en plus de celles de la République Populaire. Notons que la loi à l’origine des manifestations de cet été visait à faciliter pour les citoyens hongkongais et étrangers résidents à Hong-Kong les conditions d’extradition vers la Chine. Cette loi à portée plutôt symbolique visait à rapprocher progressivement les deux systèmes judiciaires, en vue d’une réunion future : si un tel projet de réforme avait abouti, Pékin aurait pu étendre de facto sa législation jusque dans la presqu’île, pouvant faire extrader n’importe quel citoyen au motif d’un non-respect de la loi chinoise (pour qui la définition de “fugitif” telle que décrite dans la loi reste vaste). Bien que la législation en question ne concerne que les citoyens chinois ou considérés comme tels par Pékin, ce rapprochement progressif des législations inquiète certains investisseurs. Les acteurs économiques semblent perdre leur intérêt pour Hong-Kong à mesure que 2047, la date annoncée de la fin de l’autonomie du système de Hong-Kong par rapport à la Chine, se rapproche. L’idée que la ville finisse au final par être assimilée au système judiciaire chinois n’est bénéfique pour personne : les étrangers y voient une extension territoriale des pratiques ayant lieu actuellement en Chine continentale vis-à-vis des grands acteurs économique :soumission ou disparition des millionnaires et grands patrons chinois [10], limitation dans la capacité d’action économique, surveillance constante voire espionnage industriel. La Chine perdrait de son côté un de ses seuls ancrage stable et solide dans l’économie mondiale, la plupart des grandes entreprises chinoises étant fermées et non cotées en bourse. Ainsi donc Pékin a nécessairement besoin d’un pouvoir exécutif divisé ne serait-ce qu’en apparence pour maintenir l’attractivité de Hong-Kong. L’immobilisme de la situation et l’impossibilité apparente d’assimiler complètement le territoire à la Chine invite la République populaire de Chine (RPC) à reconsidérer sérieusement la question des pouvoirs réels attribués à Hong-Kong, si elle souhaite consolider à long terme sa maîtrise du territoire.

Positionnements internationaux et souveraineté étatique

La situation d’enlisement actuel est à double tranchant pour Pékin. Le refus d’envoyer l’armée semble à première vue contre-stratégique. Nous avons pu voir qu’une des principales raisons de cette réticence à faire usage de la force militaire est due à la visibilité de Hong-Kong sur plan international. Si la Chine avait envoyé l’armée peu après le début des manifestations comme elle le fit en juin 1989, après un mois de manifestations, cela aurait été la démonstration de l’assise du pouvoir chinois souverain sur l’ensemble de ses territoires. La durée inédite de ces manifestations a permis aux puissances étrangères de prendre la mesure de la situation et de se positionner sur le sujet, mettant Pékin en plus large difficulté par rapport à ses futures prises de décisions et actions. L’aspect stationnaire de la situation n’est donc pas bénéfique pour Pékin, qui semble freiner face aux acteurs internationaux sur des questions de souveraineté nationale et territoriale, un sujet brûlant pour un pays au territoire aussi vaste que la Chine [6]. Le principal risque pour elle serait qu’un basculement économique s’opère en faveur de Taïwan et vienne ainsi perturber l’hégémonie économique du pays.

L’un des leaders du mouvement en cours, Joshua Wong, soulignait dans une interview : « Nous sommes toujours tout à fait conscients que Hong Kong est sous le contrôle de Pékin et fait partie du territoire chinois. Notre seule exigence pour Hong-Kong est le suffrage universel et de générer ainsi une démocratie » [7] Bien que les revendications de « libération » du territoire existent, elles sont souvent exagérées. Pragmatisme oblige, les dirigeants d’ Hong-Kong ont bien conscience qu’opérer une séparation brutale d’avec la Chine n’est ni possible ni vraiment souhaitable. L’éclatement exécutif retrouve ici toute sa singularité, avec la revendication d’un pouvoir exécutif élu au suffrage universel qui contrôlerait les organes législatifs, judiciaires et une partie des politiques économiques, et garantirait le sentiment de sécurité des Hongkongais tout en répondant en grande partie à leurs attentes. Le désir d’indépendance des populations est moindre que la peur d’être traité en « véritables » chinois, c’est-à-dire privés de liberté. Le legs occidental de la colonisation britannique fait primer la liberté d’expression sur leur liberté d’action réelle. Ainsi une certaine liberté intellectuelle, d’expression et de vote pourraient peut-être faire oublier la mainmise de Pékin sur les sujets proprement exécutifs et stratégiques (ressources maritimes, contrôle des frontières avec l’étranger). Pékin garderait la deuxième fraction de ce pouvoir exécutif (le pouvoir régalien, une partie de la capacité d’initiative économique, le contrôle des relations extérieures) lui permettant d’assurer le contrôle du territoire sans nécessairement le soumettre. 

En effet, Hong-Kong apparaît trop faible pour se constituer en véritable nation souveraine : certes, son ancien statut colonial lui confère une attraction économique majeure, mais ses capacités sont trop réduites en superficie comme en moyens d’action. Sa démographie ne lui permet guère d’espérer une puissance militaire en mesure d’assurer l’indépendance de son exécutif. Le territoire se doit d‘être rattaché à une puissance militaire (Chine, USA, Russie) afin d‘assurer la continuité et la souveraineté de son exécutif. Le problème n’est pas tant pour Hong-Kong d’être rattaché à une nation démocratique ou non. On constate que les Etats-Unis semble s’investir sur ce sujet (Hong Kong Human Rights and Democracy Act of 2019 voté par les Chambres). Néanmoins le foyer de la démocratie semblent bien plus soucieux de préserver la liberté du territoire pour des raisons économiques, mais se retirerait sans état d’âme si la situation venait à menacer leurs intérêts plus directement. La position des États-Unis n’est en cela pas tant différente de celle de Pékin, si jamais Pékin devait renoncer à l’assimilation totale du territoire au profit de ses avantages économiques.

La Chine de Xi Jinping aurait tout intérêt à faire perdurer cet éclatement de l’exécutif calqué sur une spécificité judiciaire et législative du territoire hongkongais s’il veut continuer à tirer profit des atouts économiques de Hong-Kong (lesquels comme nous l’avons vu structurellement impossibles à combiner avec une assimilation totale au territoire chinois). En outre, si la Chine n’a pas encore envoyé l’armée et qu’elle accepte toujours de laisser la maîtrise d’action à Carrie Lam, c’est qu’elle concède déjà de délaisser partiellement sa souveraineté sur le territoire, reconnaissant par là une spécificité inhérente à la zone sur laquelle les principes exécutifs de Pékin ne s’appliquent pas. Donner quelques gages en matière démocratique, et notamment sur le principe d’une élection du chef de l’exécutif au suffrage universel [8] lui coûterait moins qu’un usage abusif et total de la force militaire. Un tel schéma rétablirait l’équilibre dans ce fractionnement de l’exécutif et maintiendrait les velléités démocratiques loin de la population de Chine continentale, tout en donnant satisfaction à des manifestants qui n’entendent pas libérer la Chine toute entière (en témoigne un certain sentiment critique de la part des Hongkongais vis-à-vis des chinois continentaux). En donnant une apparence de démocratie à un territoire qui n’a pas les moyens de l’obtenir seul ni de l’appliquer réellement, la Chine parviendrait à faire taire toute prétention démocratique réelle en son sein. Donner donc l’impression, d’après les mots de Jiang Zemin, que «(leurs) compatriotes de Hong-Kong sont non seulement les maîtres de la RAS (Région Administrative Spéciale), mais aussi ceux de tout le pays.», condition nécessaire pour qu’ils puissent alors « renforcer (…) leur sens du pays et de la nation, s’efforcer de sauvegarder la sécurité et l’unification de la patrie et défendre les intérêts nationaux » [9]

                                                                               ***

C’est donc bien un éclatement du pouvoir qui caractérise la relation entre la Chine et sa RAS et dont ni l’un ni l’autre ne semblent ni pouvoir ni souhaiter se défaire, et d’où résulte pour l’essentiel l’immobilisme de la situation actuelle. Hong-Kong n’a pas les armes pour se détacher de la Chine (sauf si la répression continue de se faire à coups de bâtons de bois) et les puissances étrangères toutes démocratiques qu’elles soient, semblent commencer à regarder la situation comme une affaire de famille, ce qui augure mal des sanctions importantes vis-à-vis de la Chine en cas d’usage de la force armée [10]. Le territoire chinois pourrait donc, en théorie bien sûr, se contenter de cet équilibre stable au milieu d’un pouvoir éclaté qui semble le définir si proprement et lui être bénéfique en tous plans.

        

[1] : « L’Opinion », 12 juin 2019, cf. Bibliographie             

[2] : Fonction aux pouvoirs extrêmement réduits, considérée à l’époque comme une fonction honorifique lui ayant signifié sa mise en retrait de la vie politique

[3] : La brutale  intervention de l’Armée Populaire de Libération ne faisait en    réalité aucun doute, dans la mesure où elle respecta un cycle politique chinois assez manichéen fonctionnant sur un schéma répression ou révolution. Répression des manifestations et absence d’impact politique par l’effacement méthodique des événements de 1989 des consciences. Par opposition, les révolutions consacrent une réussite sans concession des idéologies portées dans les manifestations qui en sont à l’origine.

 [4] : Evidemment relative, pourcentage de victimes par rapport au nombre total des manifestants 

[5] : Cf. Bibliographie Reportage Arte « Chine : la disparition des    milliardaires » (25 sept. 2019)        

[6] : En témoigne un certain attachement à vouloir déclarer une guerre nucléaire pour trois bouts de cailloux en Mer de Chine.

[7] : Cf. Bibliographie : DW News Sept. 2019                

[8] : Quitte à continuer de nommer un candidat officiel de Pékin lors de chaque élection

[9] : Cf. Bibliographie :  Discours de Jiang Zemin pour les 5 ans de la rétrocession de       Hong-Kong.

[10] : Comme on a déjà pu le constater en 1989 : l’omniprésence économique de la Chine fait rapidement oublier les bains de sang dans les sanctions internationales, outre les embargos sur les armes auxquels le pays semble très bien survivre.

 

Bibliographie:

Le soulèvement à Hong Kong : « Le gouvernement chinois a peur de la contagion », Jean Philippe Beja, France Inter, 1 août 2019 :

« La Chine ne peut pas se permettre de perdre la face à Hong Kong », François Godement, «L’Opinion », 12 juin 2019 

Discours de Jiang Zemin pour les 5 ans de la rétrocession de Hong-Kong, 1er juillet 2002

Colère à Hong-Kong, poudrière géopolitique, Le Monde Diplomatique, Septembre 2019
                   
Interview de Joshua Wong sur DW News (sept. 2019). Partie 1  / Partie 2 

Carrie Lam has “lost all will to govern,” says former Hong Kong chief, Ason Chan, CBC News: The National, 2 septembre 2019
                   
Chine,la disparition des milliardaires, ARTE, 25 septembre 2019 :
                   
Chine, l’usine du Monde | 2001 à nos jours |, ARTE, 1er octobre 2019 

« Extrême indignation » de la Chine après un vote des députés des Etats-Unis sur Hong-Kong, « Capital », Alix Mahé Desportes, 16 octobre 2019:            
                   
Chine sur les nouvelles routes de la soie – ARTE, 5 juin 2019      

Libération : Pékin va-t-il envoyer les chars à Hong Kong   Laurence Defranoux, 24 juillet 2019

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