L’archipel du Svalbard, vitrine des conflits géopolitiques en Arctique

L’archipel du Svalbard, vitrine des conflits géopolitiques en Arctique

Dans un entretien donné à High North News en janvier 2020, l’écrivain norvégien Per Arne Totland souligne que l’importance stratégique du Svalbard est plus grande que jamais depuis la signature du traité qui y a trait il y a exactement 100 ans. Cela met en évidence un regain d’intérêt récent pour cet archipel situé dans l’océan Arctique, entre le Groenland à l’ouest, la terre de François-Joseph à l’est et l’Europe au sud. Ce territoire est sous souveraineté norvégienne depuis 1920, date de la signature du traité du Svalbard, qui lui donne un statut juridique, mettant fin au régime de terra nullius (1) qui le définissait jusqu’alors. Malgré la reconnaissance de l’exercice du pouvoir de la Norvège sur cette région, le traité définit une originalité sans précédent : l’internationalisation partielle du Svalbard, dont l’interprétation va être au fondement de nombreuses tensions.

Tout au long du XXème siècle, l’archipel arctique va progressivement devenir une source de convoitise de la part de plusieurs puissances, situation mêlant à la fois intérêts politiques et économiques. L’implantation historique de la Russie sur le territoire a été l’occasion de montées de tensions récurrentes entre Moscou et Oslo. Aujourd’hui encore, même si leur cohabitation est globalement pacifique, il n’est pas rare de voir ressurgir de vieilles querelles. Néanmoins, ces dernières années, la course pour l’appropriation des ressources de l’Arctique fait rage et le Svalbard n’est de ce point de vue pas en reste. En effet, il est devenu le théâtre de tensions géopolitiques sans précédent. Aux revendications russes ou européennes s’ajoutent désormais les ambitions de la Chine, qui entend devenir une puissance majeure dans la région. Au sein de ce maelström géostratégique, la Norvège peut rapidement se retrouver en difficulté, d’autant plus que de nouveaux conflits semblent faire surface, précipités par les profonds bouleversements climatiques actuels. 

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Localisation de l’archipel du Svalbard, situé au sein du cercle polaire arctique (©️ Wikipédia)

L’archipel du Svalbard, pierre d’achoppement entre la Norvège et la Russie 

Le Svalbard représente un terrain d’oppositions importantes entre deux puissances majeures de l’Arctique, que sont la Norvège et la Russie. Ces tensions aux origines historiques profondes mettent notamment en œuvre des différences d’interprétation juridique issues du traité de 1920. Ces dernières années, les relations entre Oslo et Moscou se sont considérablement tendues, ce qui pose la question de leur coexistence future.  

Le traité du Svalbard, un casse-tête diplomatique 

Les tensions actuelles à propos de l’archipel ne peuvent être analysées sans la référence centrale au traité du Svalbard, signé dans le cadre de la conférence de paix de Paris le 9 février 1920. Entré en vigueur en 1925, il compte actuellement 46 signataires. Ce traité reconnaît à la Norvège la souveraineté sur l’archipel tout en y posant des limites. En effet, tous les États signataires ont un droit de pêche et de chasse égal dans les eaux territoriales du Svalbard 一 c’est-à-dire à une distance de 12 milles nautiques des côtes. En outre, ils obtiennent un accès libre aux ressources de l’archipel et peuvent les exploiter sur un pied d’égalité absolue avec la Norvège. Dans le même temps, le territoire est déclaré zone démilitarisée en vertu de l’article 9 du traité. Plus de 60 ans plus tard, en 1982, la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (2) reconnaît l’existence des eaux territoriales telles que décrites ci-dessus mais donne la possibilité aux pays côtiers d’établir un zone économique exclusive (ZEE) de 200 milles nautiques où il leur est possible de pêcher et de forer. Selon cette même convention, si un pays peut prouver que son plateau continental s’étend au-delà de sa ZEE, les droits sus-décrits s’appliquent également sur cette portion. 

La rencontre entre le traité de Svalbard et la convention de Montego Bay pose deux problèmes de taille qui sont à l’origine de nombreuses tensions. D’une part, il existe un débat quant au plateau continental sur lequel se situe le Svalbard. Si la Norvège revendique la continuité de son plateau jusqu’à l’archipel, la Russie défend au contraire l’appartenance de ce territoire à la sienne. D’autre part, la convention de 1982 autorise Oslo à établir une ZEE souveraine autour du Svalbard, ce qui cristallise bon nombre de rivalités. En effet, la Norvège considère que les droits des autres pays signataires ne s’appliquent pas dans sa ZEE mais sur l’archipel et dans les eaux territoriales environnantes. Cependant, la Russie, tout comme l’Union européenne et les États-Unis, ne partagent pas cette interprétation et considèrent cette ZEE comme étant la zone d’application du traité de 1920. 

Le désaccord concerne notamment le domaine de la pêche, dans la mesure où la Norvège a établi en 1977 une zone de protection de pêche (ZPP) s’étendant à 200 milles autour du Svalbard. Selon elle, cette zone n’est pas contrainte par le principe d’égalité prévu par le traité de 1920, ce pourquoi elle considère pouvoir y définir des quotas librement. Bien que la ZPP ne définisse pas en tant que telle les limites d’une ZEE puisqu’elle se réduit aux activités de pêche, de nombreux pays signataires ont fait savoir qu’ils refusaient les modalités dictées par Oslo, d’autant plus qu’elles ont été adoptées sans l’avis des autres parties au traité du Svalbard. 

Une zone historique de tensions entre Oslo et Moscou 

Tout au long du XXème siècle, le Svalbard fait l’objet d’une concurrence rude entre la Russie et la Norvège. Dès la signature du traité, Moscou accuse la Norvège de profiter de sa faiblesse diplomatique pour mettre la main sur l’archipel, dans la mesure où en 1920, le nouvel État bolchevique n’est pas reconnu par beaucoup de puissances. Ainsi, la Russie ne fait pas partie des signataires du traité en 1920 et il faut attendre la reconnaissance de l’URSS en 1924 pour qu’elle puisse avoir son mot à dire. Dès lors, les Soviétiques considèrent que le Svalbard leur revient en partie, revendication formulée par le ministre des Affaires Étrangères de l’URSS Molotov, qui réclame en 1945 une administration conjointe de l’archipel ainsi que la souveraineté pleine et entière sur l’île aux Ours (3)

Malgré l’échec de telles revendications, la présence russe s’impose comme une constante tout au long du siècle dernier. Ainsi, les besoins en charbon de Mourmansk poussent Moscou à racheter en 1932 la Nederlandsche Spitsbergen Compagnie, groupe néerlandais qui possédaient d’immenses mines de charbon sur l’archipel. À l’époque, la Norvège ne voit pas d’intérêt stratégique à investir dans de telles mines, qui seraient en outre peu rentables, et laisse donc faire Moscou. Pourtant, par cet achat, l’URSS devient propriétaire de plus 250 km2, ce qui lui permet de développer trois mines de charbon. La stratégie soviétique d’implantation passe par le développement de la compagnie Arktikougol, qui est à l’origine du développement de deux villes minières, Barentsburg et Pyramiden.

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Pyramiden, communauté minière achetée par l’URSS en 1926, puis vendue à Arktikougol au début des années 1930. Aujourd’hui, elle fait partie des nombreuses villes fantômes du Svalbard. La statue de Lénine trône encore, vestige de la période soviétique. (©️ Wikipédia)

Bien que l’exploitation de Pyramiden soit abandonnée en 1998, Barentsburg se remarque par son dynamisme certain, qui a permis de maintenir une importante présence russe au Svalbard. Aujourd’hui, cette ville peut compter sur l’immigration d’une proportion croissante d’Ukrainiens issus du bassin houiller du Donbass, fuyant pour la plupart les troubles récents qui s’y déroulent. Aux besoins de charbon s’ajoute un intérêt stratégique qui pousse la Russie à maintenir une présence à Barentsburg, port d’importance majeure en Arctique car situé à l’entrée de l’Isfjord et donnant une ouverture directe sur la mer du Groenland. Aussi, cette présence permet à Moscou d’exercer son droit commercial à travers la volonté de transformer la ville en un pôle touristique du Svalbard, bien que cela se révèle être moins aisé que prévu. 

Malgré l’interdiction formelle de toute militarisation de l’archipel en vertu de l’article 9 du traité, les tensions entre Oslo et Moscou trouvent un certain écho dans le domaine militaire. L’intégration de la Norvège dans l’OTAN en 1949 avait ainsi pu être vue par l’URSS comme une provocation directe. Néanmoins, la création en 1975 de l’aéroport de Longyearbyen, la capitale de facto du Svalbard, change la donne. En effet, Moscou obtient de pouvoir l’utiliser et donc de placer des hommes pour surveiller le trafic aérien. Ainsi, les Soviétiques pouvaient habilement empêcher aux États-Unis d’accéder à l’archipel, bien que la Norvège soit partie à l’Alliance atlantique. Mais les choses ont récemment pris une toute autre tournure lorsque le journaliste norvégien Bard Wormdal révèle en 2019 que la station SvalSat 一 située dans les hauteurs de Longyearbyen et au sein de laquelle opèrent 50 Américains 一 aurait capté des images satellitaires qui ont été revendues à des militaires puis utilisées pour guider des bombardements en Libye et en Afghanistan. Bien que la Norvège affirme qu’aucun satellite militaire ne livre de données via SvalSat, les dynamiques qui structurent l’archipel pourraient radicalement changer si cette information était avérée. 

Vers une nouvelle guerre froide ? Les ambitions russes sur l’archipel

L’affirmation de la souveraineté norvégienne concomitante à l’implosion de l’URSS a conduit Oslo à prendre davantage d’assurance concernant le Svalbard. À partir des années 1970, Longyearbyen s’est diversifié et s’est imposé comme la clé de voûte de la présence de la Norvège sur l’archipel, qui renforce ainsi son rôle dans l’Arctique. Depuis plusieurs années, Oslo multiplie les exercices militaires en mer dans les eaux avoisinantes, ce qui ne plaît guère à Moscou, qui dénonce fermement ces activités. Cela survient d’autant plus à un moment où les tensions entre la Norvège et la Russie ont été ravivées par l’invasion de la Crimée en 2014 et le conflit dans le Donbass qui en a résulté. À la lumière de ces événements, la possibilité d’une invasion du Svalbard par la Russie ne semble pas être prise à la légère par Oslo. 

Beaucoup sont ceux qui parlent volontiers de l’imminence d’une nouvelle « guerre froide », d’autant que le contexte actuel est celui d’une militarisation accrue de l’Arctique de la part des Russes, qui veulent faire de la région leur nouveau pré carré. Ainsi, Oslo a dénoncé en avril 2016 une provocation inadmissible lors du transit de forces spéciales tchétchènes à l’aéroport de Longyearbyen, qui devaient se rendre sur une base russe du pôle Nord pour y effectuer des exercices militaires. Un an plus tard, en mai 2017, c’est au tour de la Russie de protester contre la visite d’une délégation de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN au Svalbard, qui y voit les prémisses de préparatifs militaires sans précédent. Le ton monte rapidement et en juin, le quotidien Kommersant menace la Norvège d’ouvrir les hostilités, évoquant la possibilité d’un conflit militaire. Bien qu’un tel événement soit peu probable dans l’immédiat, cela montre néanmoins à quel point Moscou prend au sérieux le Svalbard. Les provocations de la part de la Russie émanent aussi des plus hautes sphères de l’État. Ainsi, en 2015, le vice-président russe Dmitri Rogozine avait posté sur Internet des photos de lui au Svalbard alors qu’il était désigné comme persona non grata dans l’espace Schengen à la suite de sanctions dans le cadre de l’offensive en Crimée.

Les relations tendues entre Moscou et Oslo sont également perceptibles dans le domaine de la pêche. En 2005, la Norvège avait ordonné l’arraisonnement du chalutier russe Elektron, qui pêchait illégalement la morue dans sa ZPP. Néanmoins, les deux gardes-côtes norvégiens qui avaient demandé l’arrestation ont été malmenés par le capitaine du chalutier, qui les a enfermés dans la cale pour ensuite se rabattre sur Mourmansk, où il a été accueilli en héros. Bien que cet événement soit un cas isolé, il met toutefois en avant les désaccords grandissants entre la Norvège et la Russie. 

Cependant, il faut se garder d’analyser les rapports entre les deux pays comme des dynamiques d’opposition totale et insurmontable. En effet, malgré les tensions sous-jacentes, ils ont une longue tradition de coopération dans les eaux de l’Arctique, notamment quant à la pêche. Les problèmes de pêche illégale de morue sont aujourd’hui presque intégralement réglés et la répartition des quotas se déroule sans heurts. Au contraire, le politologue Bruno Tertrais va même jusqu’à affirmer qu’il existe aujourd’hui davantage de collaboration entre Oslo et Moscou qu’entre Oslo et ses alliés historiques, dont Bruxelles, ce qu’il nomme le « paradoxe du Svalbard ». 

Un territoire dont l’importance stratégique n’a jamais été aussi importante et qui fait l’objet de nouvelles tensions

Bien que les tensions entre la Norvège et la Russie aient façonné et continuent de façonner les dynamiques géopolitiques inhérentes au Svalbard, Oslo doit récemment faire face à de nouveaux défis. En effet, de nouvelles tensions tendent à émerger, que ce soit avec des alliés traditionnels, à l’image de l’Union européenne, ou des puissances émergentes qui comptent bien s’implanter dans l’Arctique, telles que la Chine. Ce regain d’intérêt pour l’archipel met la Norvège dans une position de plus en plus inconfortable, qui doit redoubler de fermeté pour conserver sa pleine souveraineté. 

La montée des tensions entre l’Union européenne et la Norvège 

Les relations entre les alliés historiques que sont l’Union européenne et la Norvège se sont récemment refroidies. Les tensions entre les deux parties se sont notamment cristallisées sur les modalités de la pratique de la pêche aux crabes des neiges dans la mer de Barents. Dès 2016, Bruxelles avait autorisé ses États membres à pêcher cette espèce, décision qui avait été prise sans l’accord d’Oslo. L’acmé des tensions est survenu en janvier 2017, lorsque la Norvège arraisonne un chalutier battant pavillon letton, le Senator, qui pêchait le crabe des neiges. Dans le jugement rendu en février 2019 par la Cour suprême norvégienne à propos de cette affaire, l’UE est accusée de se livrer à une pêche illégale au sein de la ZPP. La Norvège considère donc les permis de pêche octroyés par Bruxelles dans la zone comme caducs, se réservant le droit de définir des quotas qui s’imposeraient aux autres États. L’affaire du Senator a donné lieu à une vague d’arrestations dans les eaux du Svalbard pour le même motif. De nombreux pays, en tête desquels la Grande-Bretagne, ont dénoncé une violation des termes du traité du Svalbard, mais Oslo s’est défendu en avançant que le crabe des neiges est une « espèce sédentaire » évoluant sur le socle continental. Or, selon la convention de Montego Bay, de telles espèces sont apparentées aux ressources minières et aux hydrocarbures, dont l’exploitation est du ressort de l’État à qui appartient la ZEE en question. La pêche au crabe des neiges reviendrait ainsi exclusivement à la Norvège dans les limites de sa ZPP telle qu’établie en 1977. On le voit, Oslo défend une posture ferme et engagée, qui passe également par la décision du Storting 一 le Parlement norvégien 一 d’envoyer chaque année à partir de 2017 un navire de guerre affrété par la Marine nationale dans les eaux du Svalbard afin de faire respecter la souveraineté norvégienne sur l’archipel. Cela s’est traduit dès septembre 2017 par le déploiement de la frégate KNM Helge Ingstad dans les mers environnantes. 

De surcroît, les tensions entre l’UE et la Norvège transparaissent aussi dans le domaine de la recherche scientifique. Il est important de noter que certains des États membres sont historiquement implantés sur l’archipel, à l’instar de la France, du Royaume-Uni ou de l’Allemagne. La France dispose à ce titre de deux bases scientifiques au Svalbard : celles de Charles Rabot et de Jean Corbel, situées à proximité de Ny-Ålesund. Néanmoins, cette coopération entre Bruxelles et Oslo semble connaître des ratés, notamment lorsque que la Norvège a refusé aux Français et aux Allemands leur demande de construire un bâtiment commun afin d’y concentrer leurs moyens.

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Ny-Ålesund accueille 16 bases de recherche dirigées par 10 pays. La station française Jean Corbel est la première à être installée, en 1963. Elle est spécialisée dans les sciences atmosphériques, l’hydrologie et la glaciologie. (©️ Wikipedia)

L’émergence d’un nouvel acteur résolu à prendre pied : le rôle de la Chine 

Depuis peu, un nouvel État a fait de l’Arctique son nouveau terrain de chasse : la Chine (4). À ce titre, l’archipel du Svalbard fait partie intégrante de la stratégie d’implantation chinoise dans la région. Un tel attrait s’explique par le besoin qu’a ce pays de trouver de nouvelles ressources pour soutenir son développement industriel et commercial ainsi que de nouvelles sources d’eau potable. Son implantation est facilitée par la croissance constante du nombre annuel de touristes, ce qui met en évidence un des instruments privilégiés du soft power chinois. Cela a conduit de nombreux hommes et femmes d’affaire à investir sur l’île, à l’image de Po Lin Lee, qui est à la tête d’un projet de construction d’un hôtel dans le centre-ville de Longyearbyen. En outre, la présence chinoise sur l’archipel se mesure par les nombreux projets scientifiques en cours, qui sont au nombre de 78, d’autant plus que la Chine peut compter sur sa station polaire Huang He, ouverte en 2004 à Ny-Ålesund. 

Néanmoins, les velléités chinoises, qui se font de plus en plus nombreuses en Arctique et en particulier sur le Svalbard, sont vues d’un mauvais œil par Oslo. Cela se traduit par le refus de plusieurs projets, à l’instar de la volonté de la Chine de construire une nouvelle antenne « Northern Lights » à Longyearbyen, que la Norvège a rejeté début 2019. De plus, les nouvelles régulations édictées l’an passé par la Norvège à propos des modalités de la recherche au Svalbard ont jeté un froid sur les relations sino-norvégiennes. En effet, elle a décidé que seules les sciences naturelles pouvaient faire l’objet de recherches, ces dernières ne devant être publiées qu’en anglais. Pékin s’est insurgé de telles mesures, évoquant le traité de 1920 qui définit l’égal traitement des signataires y compris dans le domaine de la recherche scientifique et dénonçant à ce titre une violation des termes du traité. Toutefois, Oslo récuse cette interprétation du traité dans la mesure où il ne mentionne pas explicitement les activités de recherche comme faisant partie des prérogatives communes aux signataires. Face à ce qui est vu par la Chine comme une violation d’une obligation internationale, l’Institut polaire chinois de Shanghai (PRIC) a publiquement annoncé se réserver le droit de mener sur l’archipel des recherches dans d’autres champs que ceux définis par Oslo, tels que les sciences sociales ou juridiques. 

De surcroît, la Chine affiche régulièrement son ambition de développer l’un des plus grands marchés du pétrole de l’Arctique, ce qui se traduit par un intérêt accru pour les mers adjacentes au Svalbard, qui renferment de nombreuses ressources gazières. Cet appétit pourrait ainsi fragiliser la souveraineté norvégienne sur l’archipel, d’autant plus que Pékin s’est engagé dans la voie de la coopération avec Moscou dans les domaines de la navigation, du gaz et du pétrole. La signature d’un accord entre le géant énergétique chinois CNPC et le russe Rosneft en juin 2013 concernant l’exploration de champs de pétrole et de gaz dans la mer de Barents pourrait ainsi se transformer en un défi majeur pour la Norvège.

Vers de futurs conflits ?

L’archipel du Svalbard, par l’importance stratégique qu’il revêt, est convoité par nombre de puissances. Les tensions inhérentes à ce jeu géopolitique ont certes des racines anciennes, mais risquent également de se perpétuer dans le futur, si ce n’est s’exacerber. La Norvège voit son rôle sur l’archipel de plus en plus contesté, ce qui représente une menace pour son implantation qui était jusqu’ici relativement stable. L’accaparement des ressources pétrolières et gazières des mers environnantes représente à ce titre un des défis majeurs qui fait émerger de nombreux points de frictions, d’autant plus qu’un gisement d’hydrocarbures a récemment été découvert par la Norvège à proximité de l’île aux Ours. Selon Oslo, le fait que de telles réserves se situent sur le socle continental norvégien lui donnerait la légitimité pour les exploiter seul. Cependant, beaucoup de signataires du traité y sont fermement opposés et dénoncent avec vivacité l’obtention récente de licences de prospection pétrolière par la Norvège. Faire cavalier seul dans ce domaine pourrait dès lors se révéler dangereux pour Oslo, dans la mesure où des puissances comme la Russie et la Chine sont déterminées à recevoir leur part de gâteau. 

La posture ferme et déterminée d’Oslo, qui a assuré la souveraineté norvégienne sur l’archipel pendant presque un siècle, peut en outre se retrouver fragilisée d’un point de vue démographique. En effet, si la population norvégienne s’est progressivement affirmée sur l’archipel jusqu’à dépasser la population russe en 1997, la tendance est autre depuis quelques années. Alors qu’il y avait plus de 70% de Norvégiens au Svalbard il y a moins de 10 ans, il ne sont plus que 57% aujourd’hui, chiffre qui continue de baisser. Cela s’explique notamment par l’émigration croissante de Russes, d’Ukrainiens et de Kirghizes qui viennent servir de main d’œuvre dans les villes minières. Ce gain numérique progressif pourrait jouer en défaveur d’Oslo et faire le jeu de la Russie afin de revendiquer davantage de droits sur l’archipel. 

Enfin, l’augmentation des températures moyennes océaniques et atmosphériques fait émerger de nouvelles problématiques qui peuvent devenir de potentielles sources de tensions dans la région. À ce titre, le réchauffement des océans provoque une migration des poissons vers le Nord, à la recherche d’eaux plus froides, ce qui rend la ZPP norvégienne plus riche en ressources halieutiques. Ainsi, la lutte pour l’accaparement de telles ressources pourrait s’intensifier, sur fond d’interprétations divergentes du traité de 1920. Le réchauffement climatique, à travers la fonte de la calotte glaciaire arctique, a également ouvert de nouvelles voies maritimes qui permettent de raccourcir considérablement le temps de navigation d’un continent à l’autre. Le Svalbard s’est en ce sens progressivement transformé en un passage privilégié pour de nombreux bateaux de marchandises. La Chine a ainsi exprimé son intérêt pour la création d’une nouvelle voie maritime, la « route maritime du Nord », qui permettrait d’économiser 30% du temps de navigation et d’éviter de passer par des points du globe souvent saturés comme le canal de Suez. Ce projet fait partie intégrante de la stratégie chinoise de construire one belt, one road, souvent qualifiée de « nouvelles routes de la soie » (5).

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Le Xuě Lóng est un brise-glace et un navire de recherche chinois mis en service en 1993. Il est l’un des symboles de l’intérêt chinois pour les zones polaires.

Conclusion

L’archipel du Svalbard cristallise donc aujourd’hui de nombreuses tensions, dans la mesure où il fait l’objet d’un regain d’intérêt accru par certaines puissances du globe, arctiques ou non. Si les discussions liées à la souveraineté du territoire ne sont pas nouvelles, elles ont tendance à se concentrer sur le régime juridique issu du traité de 1920 et sur son application aux régions situées par-delà l’archipel et ses eaux territoriales. Que ce soit face à la Russie, à la Chine ou encore à l’Union européenne, les terrains de désaccords ne manquent pas pour Oslo. La position et les décisions de la Norvège quant au Svalbard semblent dès lors être fondamentales pour l’avenir de l’Arctique et pour sa stabilité future.  

(1) Terra nullius signifie en latin « territoire sans maître ». Il s’agit d’un espace géographique ne relevant pas de la souveraineté d’un État. Beaucoup de ces espaces sont protégés par des conventions internationales et ne peuvent donc faire l’objet d’une appropriation de la part d’un État tiers. 

(2) La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, dite de Montego Bay (Jamaïque) a été signée en 1982 pour une entrée en vigueur en 1994. Elle apporte des précisions sur des notions telles que la mer territoriale, la zone économique exclusive, le plateau continental et définit les principes d’exploitation des ressources maritimes. En outre, la convention a permis la création d’un Tribunal international du droit de la mer, basé à Hambourg. 

(3) L’île aux Ours ー Bjørnøya en norvégien ー constitue la zone la plus méridionale du Svalbard. Malgré son isolement, des activités d’extraction de houille y ont été réalisées et ses eaux environnantes sont historiquement connues pour la pêche à la baleine. L’île n’est habitée que par une dizaine d’occupants d’une station météorologique. 

(4) La Chine prétend être une puissance de l’Arctique, se qualifiant de near Arctic state. Si les activités chinoises ont avant tout trait à la recherche scientifique, le pays développe une diplomatie de plus en plus importante. En effet, la Chine s’intéresse de très près à la région, notamment pour ses ressources naturelles ainsi que pour les opportunités nouvelles quant au transport maritime. 

(5) Les « nouvelles routes de la soie » ー également appelées one belt, one road ー sont un ensemble de connexions maritimes, ferroviaires et routières visant à renforcer le poids de la Chine sur le plan international. Il s’agit d’un projet titanesque présenté en 2013 et qui s’est imposé comme l’une des priorités de la diplomatie chinoise.

Bibliographie / Sitographie

Vidal, Florian. « Svalbard : point de friction entre la Norvège et la Russie », Revue Défense Nationale, vol. 808, no. 3, 2018, pp. 100-106.

https://www-cairn-info.ezpaarse.univ-paris1.fr/revue-defense-nationale-2018-3-page-100.htm

Carlet, Fabien. « Bien commun et souveraineté étatique : la dispute autour du Spitzberg », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, vol. 44, no. 2, 2016, pp. 31-40.

https://www-cairn-info.ezpaarse.univ-paris1.fr/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin-2016-2-page-31.htm

Totland, Arne. « Hva vil vi med Svalbard », Aftenposten, 28 august 2016.

https://www.aftenposten.no/meninger/debatt/i/zkna4/hva-vil-vi-med-svalbard-per-arne-totland

Siri Gulliksen Tømmerbakke. « The Svalbard Treaty 100 Years: A Journey From “Terra nullius” to “All man’s land” », High North News, January 31, 2020.

https://www.highnorthnews.com/en/svalbard-treaty-100-years-journey-terra-nullius-all-mans-land

Totland, Arne. « Sårbare Svalbard », High North News, 23 oktober 2018.

https://www.highnorthnews.com/nb/sarbare-svalbard

Truc, Olivier. « Norvège : le panier de crabes du Svalbard », 16 août 2019.

https://www.lemonde.fr/international/article/2019/08/16/norvege-le-panier-de-crabes-du-svalbard_5499974_3210.html

Turc, Olivier. « En Norvège, les grandes oreilles du Spitzberg », 16 août 2019.

https://www.lemonde.fr/international/article/2019/08/16/en-norvege-les-grandes-oreilles-du-spitzberg_5499977_3210.html

Staalesen, Atle. «Russian Svalbard Protest totally without merit», April 21, 2017.

https://thebarentsobserver.com/en/arctic/2017/04/russian-svalbard-protest-totally-without-merit

Rapp, Ole Magnus. « Dilemmaet på Svalbard », Aftenposten, 29 desember 2015.

https://www.aftenposten.no/meninger/kommentar/i/RGl8/dilemmaet-paa-svalbard-ole-magnus-rapp

Rapp, Ole Magnus og Samuelsen, Reidun. « Kineserne jakter ressurser på Svalbard og i Arktis », Aftenposten, 8 mai 2015.

https://www.aftenposten.no/verden/i/prKG/kineserne-jakter-ressurser-paa-svalbard-og-i-arktis 

Observatoire de l’Arctique, le statut des îles du Svalbard (archipel arctique norvégien)

http://www.observatoire-arctique.fr/analyses-regionales/les-etats-de-l-arctic-eight/norvege/statut-iles-svalbard-archipel-arctique-norvegien/

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