MOSCOU ET LES CONFLITS «GELÉS» DE L’ESPACE POSTSOVIÉTIQUE

MOSCOU ET LES CONFLITS «GELÉS» DE L’ESPACE POSTSOVIÉTIQUE

Par Pierre SIVIGNON

Il arrive parfois d’être rattrapé par l’actualité. Il y a quelques semaines, lorsque je proposais à la rédaction de Classe Internationale de remettre au goût du jour mes recherches sur les conflits gelés de l’espace postsoviétique, je ne pensais pas avoir à composer avec l’irruption d’un conflit ouvert entre l’Ukraine et la Russie. Non pas que cette “opération militaire spéciale” fut du domaine de la politique-fiction, bien au contraire, surtout au vu de la crise diplomatique qui s’était développée depuis la fin de l’année 2021, mais l’ampleur et la temporalité de l’invasion russe ont pu surprendre jusqu’aux plus avertis des observateurs. Nous ne reviendrons pas sur tous les développements récents et signes avant-coureurs du conflit auquel nous assistons actuellement car là n’est pas le cœur de notre sujet. Reste qu’un élément se doit d’être relevé avant de poursuivre : la campagne militaire lancée par le Président Poutine ce 24 février 2022 a définitivement fait voler en éclats l’illusion d’une paix européenne durable, croyance entretenue à l’Ouest d’un Vieux Continent où les souvenirs des récentes guerres de Yougoslavie, pour ne citer qu’elles, furent bien vite et bien commodément oubliés. Aujourd’hui, l’Allemagne semble décidée à se réarmer et le spectre de l’inénarrable défense européenne est sur toutes les lèvres. Exit Kant et la paix perpétuelle, exit Fukuyama et la fin de l’histoire.

Au-delà du théâtre des opérations à proprement parler, se pose donc la question, plus large et pourtant centrale, du devenir des autres « conflits gelés » de l’espace postsoviétique, une thématique trop longtemps laissée en sommeil et qui regagne logiquement en actualité à mesure que les T-70 et T-92 de l’armée russe s’enfoncent dans la raspoutitsa. Le 25 février 2022, Jean-Yves Le Drian évoquait ainsi « une dérive autoritaire en matière d’ingérence » en exprimant son « inquiétude » quant aux sorts réservés à la Géorgie et à la Moldavie[1], dressant un parallèle implicite entre le Donbass et l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et la Transnistrie. À la fin de l’année 2021, j’écrivais avec mon camarade Romain Bouteille que les conflits gelés constituaient le risque de conflits armés le plus crédible sur le continent européen – a fortiori dans le Donbass, avec les régions sécessionnistes ukrainiennes prorusses de Donetsk et de Lougansk. Force est de constater que les récents développements nous ont malheureusement donné raison. Notons cependant que, dans la galaxie des conflits gelés de l’espace postsoviétique, les deux Républiques populaires ont un statut à part puisqu’elles sont apparues en 2014, dans le sillage de l’annexion de la Crimée, et sont depuis le théâtre d’affrontements constants avec le pouvoir central ukrainien, et ce malgré les accords de Minsk de 2015, qu’aucune des deux parties n’a respecté. 

Mais qu’est-ce qu’un « conflit gelé » au juste ? Quelle(s) réalité(s) recouvre cette appellation ? Retour en 1991 : au moment de la chute de l’URSS, une série de conflits se développent dans des territoires qui, jusqu’alors, se trouvaient dans le giron soviétique. Ces conflits, qui concernent donc des territoires d’État fraîchement indépendants, libérés de la tutelle soviétique, vont rapidement donner naissance à des « États fantômes » (Ter Minassian, 2021). Ils sont au nombre de quatre : la République d’Abkhazie (1992) et la République d’Ossétie du Sud-Alanie (1991) en Géorgie, la République du Haut-Karabakh (1991) en Arménie, et la République moldave du Dniestr ou Transnistrie (1991) en Moldavie. Couramment utilisé pour décrire ces conflits sécessionnistes, le terme de « conflit gelé » désigne ainsi une situation ou un « État non reconnu a obtenu une victoire militaire […] qui n’est pas reconnue par la communauté internationale, conduisant à une situation figée » (Merle, 2018, p.126). Transnistrie, Haut-Karabakh, Abkhazie et Ossétie du Sud sont à la fois des États non reconnus, des quasi-États, des États autoproclamés ou encore des États de facto, une myriade d’expressions qui recouvrent finalement une même réalité et que nous emploierons donc ici sans discrimination. Ce qu’il est important de comprendre c’est que, s’ils ne sont pas admis dans le concert des nations, ils n’en restent pas moins de véritables entités étatiques, qui disposent des prérogatives traditionnellement dévolues aux États. Comme le rappelle Thomas Merle, ces États non reconnus répondent « aux trois premières conditions de la Convention de Montevideo de 1933 (avoir un territoire, une population permanente, des institutions), la dernière étant la capacité à entrer en relation avec les autres États » (Merle, 2018, p.126) – c’est donc le critère de la reconnaissance qui empêche ces entités de répondre à la définition de l’État souverain donné par la Convention, les contraignant à une forme de clandestinité en les empêchant d’entrer dans le jeu des Relations Internationales. 

Au-delà de leurs particularités respectives, de leurs trajectoires individuelles, ces entités ont pour point commun d’être situées dans ce que le Kremlin considère comme son pré carré ou sa chasse gardée. Dès lors, et a fortiori depuis le déclenchement des hostilités en Ukraine, il convient de s’interroger sur ces « trous noirs du droit international » (MEAE, 2018, p.1)  pour prendre de la hauteur sur ce qui se passe (et ce qui pourrait se passer) à l’est du Vieux Continent. Quels parallèles peut-on dresser entre ces différents conflits ? Quel est le rôle joué par la Russie ? Quelle place leur réserve-t-elle depuis une trentaine d’années dans ses pratiques diplomatiques et ses opérations stratégiques ? À quelles fins et par quels moyens ces conflits gelés de l’espace postsoviétique sont-ils instrumentalisés par la Russie dans sa stratégie d’étranger proche ? Quelles conséquences sur le conflit en cours ? Quelles perspectives ? Avec l’ambition de prendre de la hauteur sur ce qui se passe actuellement en Ukraine, c’est à ces questionnements que nous tenterons de répondre ici. 

Des Carpates au Caucase, autopsie de quatre conflits gelés

En 1991, la dissolution de l’URSS propulse 25 millions de Russes ethniques hors des frontières de la nouvelle Fédération de Russie, populations qui se retrouvent donc dans le giron d’États qui retrouvent ou acquièrent leur indépendance. La question des nationalités et des minorités va alors rapidement se heurter avec les nouveaux tracés administratifs qui, comme souvent, sont sources de tensions et de mécontentements. C’est ce qui va se produire dans les régions précédemment évoquées dont les populations, russophones ou se revendiquant d’une ascendance culturelle distincte de celle des nouveaux États centraux, sont alors exclues de la Russie et/ou n’accèdent pas à l’indépendance. Dès les années 1980 d’ailleurs, les mouvements indépendantistes des Républiques « unionales » d’Azerbaïdjan, de Géorgie, de Moldavie et d’Ukraine sont « soutenus » par le pouvoir moscovite qui plaide pour l’autonomie des minorités locales – arménienne en Azerbaïdjan, abkhaze et ossète en Géorgie, russe en Moldavie et en Ukraine. On reconnaît là le vieux principe du divide et impera qui permet au pouvoir central russe de se placer en arbitre des tensions qui ont cours dans ses républiques constitutives, alors que l’Union Soviétique elle-même entame sa décomposition. C’est donc là, dans la question des nationalités et des minorités, des tracés administratifs et des jeux d’influence (géo)politique, que réside la genèse des quatre conflits gelés précédemment évoqués.

En Abkhazie et en Ossétie du Sud, des régions qui disposaient déjà d’un statut spécifique au sein de la République socialiste soviétique de Géorgie, les Abkhazes et les Ossètes font valoir leurs spécificités ethniques et culturelles par rapport au reste de la population géorgienne – d’un côté, les Abkhazes expriment leur crainte d’une « géorgisation » de l’Abkhazie, de l’autre les Ossètes du Sud réclament leur unification avec leurs parents du Nord, l’Ossétie du Nord faisant partie de la Russie. En Transnistrie, la population russophone, sous la houlette du futur leader de la nation Igor Smirnov, se soulève quant à elle contre l’éventualité d’une fusion entre Roumanie et Moldavie, promue par un mouvement unioniste très vivace, une unification qui aboutirait à la dilution de l’identité dont ils se prévalent – slave, soviétique ou russe. Au Haut-Karabakh enfin, c’est la révocation du statut d’autonomie dont le territoire bénéficiait jusqu’alors qui provoque, en septembre 1991, la déclaration d’indépendance unilatérale de la part des Arméniens de la région. Vont s’ensuivre, pour les quatre régions, des affrontements armés entre pouvoirs centraux et mouvements séparatistes, ces derniers revendiquant leur propre indépendance sur la base des critères évoqués. Les guerres civiles qui en résultent sont généralement rapides, quatre mois en Transnistrie, environ un an en Abkhazie et en Ossétie, et font toutes l’objet de cessez-le-feu qui demeurent, de jure, en vigueur. Comme évoqué précédemment, le conflit, aujourd’hui dégelé, qui touche les oblasts de Donetsk et de Lougansk, est à part, son déclenchement intervenant plus de vingt ans après la chute de l’URSS : dans le sillage de l’annexion de la Crimée, les séparatistes pro-russes du Donbass, région majoritairement russophone, s’opposent à l’Euromaïdan craignant, à juste titre, que ses débouchés ne leur soient pas favorables, et ne reconnaissant pas la légitimité des nouvelles institutions. Soutenus par les Russes, les séparatistes se soulèvent et deux États non reconnus sont proclamés – s’ensuit un conflit qui était depuis considéré comme « gelé », malgré la persistance d’affrontements et le non-respect des accords de Minsk II (2015).

Depuis l’irruption de ces conflits consécutifs à la chute de l’URSS, les quatre régions sécessionnistes sont marquées par une logique conflictuelle durable, allant d’incidents sporadiques à la reprise de conflits ouverts. Dans les dernières années, hors conflit russo-ukrainien, le dégel le plus notable est sans doute celui qui s’est produit en Géorgie en 2008, ladite « seconde guerre d’Ossétie du Sud » qui oppose le gouvernement central géorgien de Mikheïl Saakachvili et les forces séparatistes Ossètes, puis Abkhazes, soutenues par la Russie de Dimitri Medvedev. Pour résumer brièvement, le contexte d’alors est celui d’un rapprochement entre la Géorgie et l’OTAN – un référendum sur l’adhésion est organisé dans le pays et, lors du Sommet de l’OTAN de Bucarest, les Etats-Unis et la Pologne manifestent leur volonté d’accélérer le processus d’adhésion de la Géorgie, ce à quoi s’opposent la France et l’Allemagne. Ceci irrite passablement la Russie pour laquelle l’adhésion à l’OTAN fait figure de ligne rouge à ne pas franchir pour les anciennes républiques soviétiques – nous y reviendrons. Début août, Saakachvili va déclencher une opération militaire contre l’Ossétie du Sud, opération visant  à rétablir l’intégrité territoriale du pays et fournissant  un prétexte à la contre-offensive russe – des forces armées russes étaient d’ailleurs stationnées en Ossétie du Sud. La guerre est rapidement gagnée par la Russie qui reconnaît l’indépendance des deux régions sécessionnistes à la fin du mois d’août, le 26 précisément. Plus récemment, c’est au Haut-Karabakh que le conflit a brutalement dégelé : avec la guerre des 44 jours, l’automne 2020 a ainsi été marqué par des affrontements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan autour de ce territoire disputé et de leurs frontières communes. Revêtant une nouvelle fois les habits d’arbitre régional, le cessez-le-feu sera déclaré suite à l’intermédiation de la Russie. 

Tous ces conflits sont donc caractérisés par un statu quo plus ou moins instable qui sclérose les négociations et empêche l’avènement de solutions politiques viables et durables. La reconnaissance des États issus de ces conflits sur le plan international est extrêmement faible, si ce n’est même inexistante : l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie sont reconnus par cinq États seulement (la Russie, la Syrie, Nauru, le Nicaragua et le Venezuela) ; le Haut-Karabakh et la Transnistrie se reconnaissent mutuellement et ne sont, en outre, reconnus que par l’Ossétie et l’Abkhazie, eux-mêmes non reconnus… Notons également que la reconnaissance de deux républiques séparatistes ukrainiennes a été décrétée par Vladimir Poutine le 21 février 2022, soit trois jours avant le début des hostilités – à la différence des indépendances abkhazes et ossètes qui ont été reconnues par Moscou après l’invasion de la Géorgie. L’extrême nébulosité de leurs statuts et l’enlisement récurrent des différentes initiatives de sorties de crise font de ces territoires des « trous noirs du droit international », pour reprendre l’expression utilisée par le Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères (2018, p.1). Si, comme nous l’avons vu, chacune des situations recèle des particularités locales, l’omniprésence de la Russie dans leurs histoires récentes et affaires courantes est un point commun évident et crucial. Traiter de ces quatre (ou cinq) conflits d’un bloc s’avère donc pertinent au regard de la stratégie que Moscou déploie vis-à-vis et dans son « étranger proche » qui, plus qu’une terminologie, constitue un référentiel stratégique fort pour une Russie désireuse de retrouver son influence sur les anciennes républiques soviétiques, mobilisant pour ce faire soft et hard powers

Carte régionale représentant les États non reconnus et les enjeux géopolitiques de la région

Source : Merle, 2018, p.127 

Pourquoi le Kremlin s’intéresse-t-il à ces conflits gelés ?

L’utilisation des conflits gelés par Moscou s’inscrit dans une logique doctrinaire issue de la chute de l’URSS : les dirigeants de la nouvelle Fédération de Russie croient alors fermement « en une recomposition géopolitique de l’ensemble soviétique » (Mongrenier & Thom, 2018, p.46) sous la houlette de Moscou. Quelques années plus tard, ce dessein sera repris et porté par Vladimir Poutine : dès son arrivée au pouvoir en l’an 2000, il souhaite laver l’image de la Russie pusillanime d’Eltsine, cultivant pour ce faire une certaine nostalgie de la grandeur soviétique, dont le concept « d’étranger proche » n’est rien d’autre que la traduction contemporaine. Cette doctrine Monroe à la russe repose sur trois éléments clés : la force armée, l’intangibilité des frontières héritées de l’époque soviétique et la Communauté des Etats Indépendants (Guénec, 2010, pp.31-32). Le second volet, celui de « l’intangibilité des frontières », peut sembler en totale contradiction avec le soutien apporté aux différentes républiques sécessionnistes. Il illustre en fait la propension russe à jouer sur deux tableaux : en soutenant dans le même temps l’intégrité territoriale des États centraux d’origine et les régions sécessionnistes, pour mieux les contrôler cela va sans dire, Moscou mène ce qui s’apparente à une véritable « politique du ni-ni » (Guénec, 2010, p.42), empêchant de ce fait les deux acteurs d’accéder à une indépendance pleine et entière. Ni indépendance pour la Géorgie, ni indépendance pour l’Abkhazie et l’Ossétie ! 

De plus, cette doctrine de l’ère postsoviétique s’inscrit finalement dans la continuité de la « culture stratégique russe qui envisage l’étranger proche comme une zone à la fois d’influence et de clientélisme, mais surtout comme un rempart contre les grandes puissances » (Gomart, 2006, p.5). L’un des principaux vecteurs de l’intérêt russe pour les conflits gelés est donc justement géostratégique : s’estimant menacée par l’expansion orientale de l’OTAN, la Russie cherche, par tous les moyens, à contrer l’influence atlantiste dans ce qu’elle considère comme son pré carré. Pour ce faire, la Russie cherche ainsi à conserver un glacis protecteur, glacis auquel participent de facto la Transnistrie et le Donbass pour la zone tampon ukrainienne, et l’Abkhazie, l’Ossétie et le Haut-Karabakh pour le « verrou caucasien ». Avant de revenir un instant sur la question de l’expansion à l’est de l’OTAN, il est important s’arrêter un instant sur le « complexe de la forteresse assiégée », complexe dont souffre la Russie tant du point de vue de son Histoire que de sa pensée géopolitique. En effet, la Russie est en proie à une forme de préoccupation obsidionale constante : la lutte contre les différentes invasions de son territoire survenues par le passé constituent des référents mémoriels importants dans l’imaginaire collectif russe. Parmi ces références historiques encore prégnantes, on retrouve la bataille du Lac de Peïpous (1242), lors de laquelle le « héros national » Alexandre Nevski repoussa les chevaliers teutoniques et stoppa par la même occasion l’expansion croisée en Russie ; le « jour de l’Unité nationale », fêté le 4 novembre en Russie pour célébrer la révolte populaire russe de 1612 qui permis de chasser les forces d’occupation polonaises (polono-lituaniennes pour être précis) hors de Moscou, fête qui sera d’ailleurs réinstaurée en 2004 par Vladimir Poutine ; la célèbre et infructueuse campagne de Russie menée par les armées napoléoniennes en 1812, suivie par le retraite du même nom ; et, enfin, l’échec de l’opération Barbarossa qui se solde ultimement par la victoire de l’Armée Rouge sur le IIIème Reich. 

La méfiance persistante de la Russie à l’égard de l’OTAN ne vient pas de nulle part : au moment de la chute de l’URSS, on a pu constater une véritable volonté de rapprochement avec les pouvoirs euro-atlantistes de la part de la Russie. Cependant, d’une part, la promesse de non-élargissement à l’Est, condition posée par Gorbatchev et formulée verbalement par Bush père, n’a pas été tenue et, d’autre part, l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 a été vécue comme un affront par la Russie. Concernant l’élargissement à l’Est de l’OTAN, Bush père avait en effet fait la promesse à la Russie de ne pas étendre l’alliance au-delà de l’Allemagne réunifiée. Ce n’est pourtant pas moins de cinq vagues successives d’élargissements qui se sont produites à partir de 1999 : la République Tchèque, la Hongrie et la Pologne rejoignent l’OTAN en 1999, puis c’est au tour de la Bulgarie, de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Roumanie, de la Slovaquie et de la Slovénie en 2004, de l’Albanie et de la Croatie en 2009, du Monténégro en 2017 et finalement de la Macédoine du Nord en 2020. S’il est actuellement de bon ton de jeter l’anathème sur la Russie sans prendre le moindre recul, rappelons au passage qu’expliquer n’est pas justifier, il est important de comprendre que ces vagues successives d’expansion ont été vécues par le Kremlin à la fois comme une trahison et un danger – le grignotage de la sphère d’influence russe, démarche géopolitique très claire, vise à empêcher la Russie de reconstituer l’URSS, sous la forme de la CEI par exemple. Hors Caucase, restent donc aujourd’hui la Moldavie, la Biélorussie et l’Ukraine à ne pas appartenir à l’alliance transatlantique, d’où la préoccupation de la Russie clairement exprimée à l’occasion de la crise diplomatique russo-ukrainienne de la fin de l’année 2021. Le 17 décembre 2021, deux textes prêts à être signés avaient ainsi été présentés par la Russie, détaillant ses conditions : l’interdiction de toute nouvelle vague d’élargissement oriental de l’OTAN, notamment en Ukraine, le non-déploiement de soldats et de matériels militaires supplémentaires dans les pays ayant rejoint l’association depuis les années 1990 et l’interdiction de l’implantation de nouvelles bases militaires américaines sur le sol des anciennes républiques soviétiques. 

L’intérêt de la Russie pour les conflits gelés, qui lui permettent comme on l’a vu d’entretenir une zone tampon avec l’OTAN et de conserver son influence sur les anciennes républiques soviétiques, n’est cependant pas exclusivement géostratégique ou militaire. L’économie, elle aussi, entre en jeu. Évidemment, ces républiques, de par leur petitesse, ne constituent pas à elles-seules des marchés clés pour l’économie russe, mais elles n’en présentent pas moins un certain nombre d’enjeux intéressants. D’une part, la Russie souhaite étendre la jeune Union Économique Eurasienne (UEE) dans les territoires marqués par ces conflits gelés, comme en témoigne l’adhésion de l’Arménie en 2014. Plus encore, en ce qui concerne l’Abkhazie, l’Ossétie et le Haut-Karabakh, on constate que ces régions séparatistes se trouvent au cœur d’une zone géographique éminemment stratégique pour l’exportation et le transit du gaz russe, le Caucase (Boulègue, 2016). Omniprésente dans les régions sécessionnistes, la Russie irrigue leurs économies, ce qui les place dans une situation de dépendance évidente, dépendance qui s’explique en partie par leur statut de « paria » des relations internationales, position marginale et contrainte qui ne permet pas le développement de relations commerciales classiques ou diversifiées. Cette dépendance est particulièrement criante pour la Transnistrie, la Russie représentant près de la moitié de ses importations ; elle l’est également pour l’Abkhazie dont l’économie repose essentiellement sur le tourisme russe, les ressortissants de la Fédération y séjournant pour profiter de la côte. En outre, notamment en Transnistrie, mais également dans les autres républiques sécessionnistes, une forte économie parallèle s’est développée, exploitée par des organisations criminelles, le plus souvent russophones, qui profitent de l’instabilité politique pour faire gonfler leurs profits et étendre leurs empires économiques. Concernant les questions économiques, le cas du club de football du Shériff de Tiraspol est particulièrement évocateur. Le « petit Poucet » de la Ligue des Champions a récemment attiré l’attention des médias européens, premièrement en étant le premier club moldave à se qualifier pour la compétition, puis, dans un second temps, remportant une victoire historique sur le Real de Madrid en 2021. Club de la « capitale » transnistrienne, le Sheriff Tiraspol concourt dans le championnat moldave et est autorisé à disputer des compétitions européennes sous l’étiquette de club moldave, et non transnistrien. Mais derrière la belle histoire et la vitrine footballistique se cache en fait la Shériff Ltd., un conglomérat fondé en 1993 par les oligarques Viktor Gusan et Ilya Kazmaly. Aujourd’hui, le conglomérat est actif dans une multitude de domaines (supermarchés, stations essence, hôtellerie, médias, télécommunications, etc.) et contrôlerait 60% de l’économie transnistrienne. Plus encore, la presse s’est récemment fait l’écho des soupçons qui planent quant à l’implication du conglomérat dans une série d’activités, au mieux illégales, au pire criminelles. Cerise sur le gâteau, le géant de l’économie locale est engagé dans la promotion des relations de la Transnistrie et de la Russie[2]. Les bonnes relations économiques entre Moscou et Tiraspol ne sont cependant pas surprenantes car, sous l’ère soviétique, Moscou était particulièrement attentif à cette région du fait de sa nature largement industrielle. L’exemple du Shériff Tiraspol et de son européanisation en trompe l’œil illustre donc dans le même temps les modalités d’influence russe sur les économies des États non reconnus et les modes de reconnaissance alternatifs de ces territoires privés des canaux diplomatiques traditionnels.

La présence russe dans les territoires en proie à des conflits gelés est donc protéiforme. Depuis l’irruption de ces conflits, l’influence du Kremlin s’est globalement faite de plus en plus prégnante, si bien que la stratégie déployée par le pouvoir russe est parfois qualifiée d’« annexion rampante » (rapport Tavigliani, 2009). Peut-être parce qu’elle est la plus visible, c’est la présence militaire de Moscou qui s’est d’abord fait ressentir – et se remarque d’autant plus depuis l’invasion de l’Ukraine. Pour ce qui est du Caucase, la Russie possède une base militaire importante à Gyumri en Arménie et déploie également 4000 soldats et 800 gardes du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie, le FSB, en Ossétie. En Transnistrie, la XIV Armée, héritée de l’URSS, est toujours présente sur place, forte d’un contingent de 1500 hommes. Loin d’être anecdotiques, ces forces armées constituent un moyen de pression évident et peuvent être mobilisées à dessein, comme ce fut le cas en Géorgie en 2008. La Russie met également en œuvre une forme de contrôle administratif dans les régions sécessionnistes, contrôle opéré par le biais d’une loi permettant de donner la nationalité russe à toute personne apatride ayant, jadis, été citoyenne de l’URSS. Utilisées en Géorgie, les procédures d’attribution de la nationalité russe ont également été simplifiées en Transnistrie et, plus récemment, dans le Donbass à partir d’avril 2019. On utilise généralement l’expression de « passeportisation » pour qualifier cette stratégie d’attribution de la nationalité russe aux populations des États non reconnus. Cette technique, relativement probante, vient compléter une autre stratégie du Kremlin, celle de la russification des populations locales qui s’opère notamment au travers de la promotion et de l’usage de la langue russe – c’est particulièrement le cas en Transnistrie et en Ossétie, et évidemment dans les oblasts russophones du Donbass. 

Dégel, (dés)intégration(s) ou indépendance ? 

Après ce tour d’horizon, nécessairement rapide et parcellaire, il convient de s’interroger sur les perspectives d’avenir de nos différents Etats fantômes – l’invasion russe en Ukraine étant évidemment venue rebattre les cartes, et nous reviendrons sur ses conséquences à court et moyen terme, notamment pour le cas de la Transnistrie. Ainsi, trente ans après l’apparition des républiques auto-proclamées, quelles sont les développements les plus probables pour ces conflits aux cessez-le-feu friables ? Car, on l’a vu, la caractéristique commune des conflits gelés est de n’avoir de gelé que le nom. En outre, existe-t-il des alternatives crédibles à la « russification », qu’elle soit subie ou voulue, de ces territoires singuliers ? 

Nos États fantômes sont situés entre deux continents, l’Europe et l’Asie, et à la lisière de deux blocs d’influence, la sphère d’influence euro-atlantiste d’un côté, la sphère d’influence russe de l’autre. C’est donc assez naturellement que la question de leur européanisation, se pose car, pour la plupart des défenseurs de l’idée européenne, les « Etats comme la Moldavie et l’Ukraine, voir ceux du Caucase ont vocation à adhérer à l’Union Européenne à terme ; l’Union dispose donc d’un moyen de pression » (Merle, 2018, pp.131-132). Le 27 février 2022, la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, certes pressée par le déclenchement du conflit russo-ukrainine, déclarait ainsi “Ukraine is one of us and we want them in the EU[3]. Dans l’hypothèse d’une réunification avec leurs États d’origine, déjà liés par des accords tels que le Partenariat Oriental, les États non reconnus entreraient de facto dans le giron de l’intégration européenne. L’Union européenne s’active en ce sens, s’impliquant notamment en Transnistrie, l’entité la plus proche de ses frontières et la plus intégrée économiquement (Merle, 2018, p.132). Force est cependant de constater que les rapprochements de ces pays avec l’Union européenne et l’OTAN sont systématiquement sanctionnés par Moscou, en témoignent notamment les développements post-Révolutions de couleur, la guerre russo-géorgienne de 2008 et les évènements relatifs à la question ukrainienne, d’abord en 2004, puis en 2014 et depuis 2021. À la suite de l’invasion russe, l’Ukraine a ainsi déposé le 28 février 2022 une demande d’adhésion à l’Union européenne, suivie par la Moldavie et la Géorgie le 3 mars, un sujet qui a été débattu lors du  sommet européen de Versailles organisé le 7 mars 2022. Les chefs d’État et de gouvernement de l’Union ont assez logiquement écarté l’hypothèse d’une adhésion rapide de l’Ukraine et, par extension de la Géorgie et de la Moldavie ; en cause, un processus d’adhésion long, la difficile intégration de l’acquis communautaire dans les droits nationaux, la présence d’une forte corruption dans ces pays, un haut niveau de pauvreté, notamment concernant la Moldavie et, bien évidemment, la guerre en cours, source d’instabilités. Un tel rapprochement serait de plus particulièrement imprudent, jetant de l’huile sur un feu déjà bien fourni – à court et moyen termes, l’adhésion de ces pays à l’Union est, selon toute vraisemblance, une chimère et une erreur stratégique aux conséquences potentiellement mortifères. Avec deux blocs d’influence particulièrement opiniâtres aux intérêts géopolitiques divergents et déterminés à faire avancer leurs agendas politiques respectifs, la question se révèle particulièrement insoluble : d’un côté, les défenseurs, sincères ou intéressés, de l’euro-atlantisme se prévalent du droit légitime à l’autodétermination des peuples, de l’autre, les observateurs avertis alertent sur la dangerosité d’un rapprochement, alors que les soutiens de la Russie insistent sur l’hostilité des Occidentaux à l’égard de la Russie. Pour reprendre le cas de la Transnistrie, la demande d’adhésion déposée par la présidente moldave Maia Sandu, pro-européenne convaincue, a immédiatement provoqué une réaction de la part des séparatistes largement pro-russes : Tiraspol a, dès le lendemain, adressé une demande de reconnaissance à l’ONU et à l’OSCE[4]

Avec une adhésion des États d’origine à l’Union européenne hautement improbable, du moins à court et moyen termes, quels sont les différents scénarios envisageables pour les régions sécessionnistes de ces mêmes États ? Sur la base des travaux de Thomas Merle (2018, pp.134-136), que nous actualiserons pour coller à l’actualité, il est possible de dégager quatre grands types de scénarios, plus ou moins crédibles : la réintégration totale dans l’État d’origine, l’annexion par la Russie, l’indépendance et la reconnaissance internationale et, enfin, la réunification avec l’État d’origine assortie d’une forte autonomie. Le premier et le troisième scénario, la réintégration totale dans les États centraux d’origine et l’indépendance assortie d’une reconnaissance de la part de la communauté internationale, peuvent selon moi être écartés d’emblée. Concernant la réintégration, pourquoi la Russie, qui tire parti du statu quo, ou du moins de la nature sclérosée de la situation, s’autoriserait-elle à perdre de si précieux leviers d’influence, a fortiori au vu des récents développements dans le Donbass ? Compte tenu des contentieux largement insolubles qui caractérisent les relations entre les États centraux et leurs provinces sécessionnistes, une réintégration s’opérerait nécessairement par la force et pourrait augurer une intervention russe, comme ce fut le cas en Géorgie en 2008. Comme l’exprime Merle, cette option « reste peu probable en Moldavie, et plus encore en Géorgie, sauf à ce que la Russie obtienne des garanties telles qu’elle accepte de se priver de ces États non reconnus qui constituent des atouts dans son jeu pour infléchir la politique de ses voisins » (Merle, 2018, p.134). En 2018, ce dernier estimait qu’une telle option n’était « pas impossible dans le cas du Haut-Karabakh, où l’asymétrie de forces penche, année après année, de plus en plus faveur de l’Azerbaïdjan » (Merle, 2018, p.134) – reste que, comme on l’a vu en 2020, la Russie est intervenue pour mettre un terme aux hostilités. De la même manière, concernant la reconnaissance, pourquoi la communauté internationale reconnaîtrait-elle subitement l’un des États après trois décennies d’existence, a fortiori au vu du contexte d’extrêmes tensions avec la Russie, ce qui équivaudrait sans doute à jeter de l’huile sur le feu ? Rien ne laisse présager d’un tel revirement diplomatique. Si reconnaissance il devait y avoir, on peut peut-être imaginer que ce soit la Russie qui en vienne à reconnaître unilatéralement la Transnistrie et/ou le Haut-Karabakh, mais celle de la communauté internationale, consciente de l’influence russe dans ces territoires, est peu probable. 

Concernant les deux autres scénarios, l’intégration à la Russie semble plus crédible, du moins pour l’Ossétie du Sud, marqué par une politique de frontiérisation de son territoire (Boulègue, 2016, p.28) et de passeportisation galopante de sa population (Ter Minassian, 2021) – la situation actuelle dans le Donbass et, précédemment en Crimée, permet selon moi de donner du crédit à cette hypothèse, sans compter les velléités de réunification avec l’Ossétie du Nord, exprimées depuis les années 1990. Concernant nos autres régions sécessionnistes, l’Abkhazie ne souhaite semble-t-il pas rejoindre la Fédération malgré le soutien apporté au mouvement séparatiste, attachée à son particularisme et sa potentielle indépendance, et la Transnistrie, si elle devait être intégrée à la Russie, constituerait une exclave à la manière de Kaliningrad, ce qui complique sensiblement la tâche. Enfin, si la réunification assortie d’une forte autonomie peut sembler crédible, on peut légitimement douter que les entités en place parviennent à passer outre les blocages et les inimitiés héritées des années 1990, surtout dans le contexte actuel – l’exemple de la réaction transnistrienne cité plus haut est à ce titre particulièrement frappant : en présence de gouvernements centraux pro-européens, les régions sécessionnistes s’opposeront selon toute vraisemblance à une réunification. Toujours concernant la Transnistrie, on notera également qu’un certain nombre de projets (con)fédéraux comme le mémorandum de Kozak de 2003, proposé par la Russie, ont vu le jour dans les années 2000 mais qu’ils sont à ce jour restés lettre morte face à l’impossibilité de trouver une formule qui satisfasse toutes les parties.

Epilogue : les conflits gelés à l’aune de l’invasion russe

La question que nous devons désormais nous poser est donc la suivante : un coup de force militaire, ou un scénario semblable à celui de 2014 pour la Crimée et dans une moindre mesure le Donbass, est-il probable pour ces quatre conflits gelés de l’espace postsoviétique, à court ou moyen terme ? Parler d’un conflit en cours et spéculer sur les manœuvres à venir du Kremlin est un exercice périlleux. Il me semble cependant peu probable que les craintes d’ingérence, exprimées par Jean-Yves Le Drian et relayées par la presse, soient amenées à se matérialiser, du moins dans la mesure où Géorgie et Moldavie ne se rapprochent pas davantage, et concrètement, de l’Union ou de l’OTAN. À ce titre, les demandes d’adhésion  à l’Union européenne récemment déposées par les deux pays ayant reçu une fin de non-recevoir, elles n’entrent donc pas donc pas en ligne de compte, l’attention russe étant d’ailleurs plus focalisée sur l’avancée de l’OTAN que sur celle l’Union européenne, Poutine ne considérant pas cette dernière comme un acteur géopolitique à part entière – pour preuve son exclusion de la table des négociations organisées entre Etats-Unis et Russie à Genève en janvier 2021. Pour le cas de l’Ukraine, les propos récemment tenus par Volodymyr Zelensky, dans le sillage des négociations en cours, laissent de plus présager une potentielle sortie de conflit par la promesse plus ou moins formelle de la non-adhésion à l’alliance transatlantique – il serait dès lors question d’une forme de finlandisation de l’Ukraine, consentie à contre cœur par le pays assiégé. Si les négociateurs ukrainiens ont fait part du refus de leur pays d’être neutre “à la manière de l’Autriche ou de la Suède”, l’option est, semble-t-il, sur la table. 

À l’heure où j’écris ces lignes, au 17 mars 2022, c’est la question transnistrienne qui se pose avec le plus d’acuité compte tenu de l’avancée des troupes russes sur le territoire ukrainien et des manœuvres en mer Noire. Il suffit de regarder une carte pour le comprendre : la plus grande ville contrôlée par l’armée russe est à ce jour Kherson et les efforts militaires entrepris au sud du pays se concentrent sur Mykolaïv, à l’ouest de la Crimée, et sur Marioupol, principal port ukrainien de la mer d’Azov, située à l’est de la péninsule, adjacent à la région du Donbass. Côté ouest, le contrôle de Kherson fournit à la Russie une alternative à l’isthme de Perekop en cas de prise de Marioupol à l’est, prise qui permettrait de contrôler cette partie de la côte et d’instaurer un continuum territorial entre la Crimée et le Donbass. L’objectif de la Russie semble clair : couper l’accès de l’Ukraine à la mer Noire et à la mer d’Azov, une catastrophe pour l’économie ukrainienne et un avantage stratégique capital pour les forces armées russes. Pour ce faire, en plus de la prise de Marioupol à l’est, c’est la ville et le port d’Odessa, voisins de la Transnistrie, qui devront tomber aux mains des Russes : le corridor sous contrôle moscovite pourrait dès lors s’étendre de la Transnistrie au Donbass, en passant par Odessa, Kherson, la Crimée et Marioupol. L’est et le sud de l’Ukraine, historiquement plus russophones et russophiles que l’ouest et le nord, pourraient donc être, si ce n’est le véritable, l’un des objectifs stratégiques premiers de Vladimir Poutine – c’est en tout cas l’analyse partagée par Pierre Servent qui déclarait sur France Inter, le 2 mars : « plus on avance dans ce conflit, plus je suis convaincu que le seul objectif stratégique de Poutine c’est le sud et l’est de l’Ukraine, c’est le fait de se tailler un continuum géographique [ …] Kiev est un leurre, depuis le début je ne comprends pas la manœuvre militaire de Poutine par rapport à Kiev, c’est très mou du genou, il n’y a pas vraiment de forces spéciales à l’intérieur [5]». Si aucune action militaire en provenance de Tiraspol n’a pour le moment été déclenchée, on comprend aisément l’intérêt potentiel de la Transnistrie dans le conflit en cours – on notera également que l’Abkhazie à l’est, également située sur la Mer Noire, entre dans cette logique de contrôle côtier. Aux dernières nouvelles, un assaut amphibie des forces russes se préparerait actuellement au large d’Odessa, ce qui confirmerait cette hypothèse. 

On peut dresser plusieurs hypothèses sur les intentions de Vladimir Poutine et sur les finalités de l’invasion en cours. J’en vois quatre crédibles et potentiellement cumulatives. Premièrement, sans doute le plus évident, le Président russe cherche à obtenir des garanties formelles quant à la non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à l’Union Européenne – et par extension, de manière plus ou moins tacite, de la Biélorussie, de la Géorgie et de la Moldavie. Deuxièmement, son objectif final pourrait être de renverser le régime de Kiev pour placer à la tête du pays un gouvernement pro-russe ou du moins favorable aux intérêts moscovites – manœuvre qui, si réussie dans un premier temps, pourrait cependant se heurter dans un second à un soulèvement des régions ouest et nord, sur le format de l’Euromaïdan par exemple. Troisièmement, il se pourrait que Vladimir Poutine cherche en fait à annexer certaines régions de l’est et du sud de l’Ukraine pour intégrer le Donbass à la Fédération à la manière de la Crimée et/ou prendre le contrôle de la côte de la mer Noire jusqu’à la Crimée voire la Transnistrie – ce qui paraît le plus compliqué et sans doute le moins probable. Quatrièmement, l’option que je considère la plus habile, Poutine a peut-être en tête la transformation ou la refonte de l’Ukraine en une fédération – ce qui lui permettrait de se prémunir de toute adhésion du pays à l’OTAN ou à l’Union puisque, pour ce faire, il faudrait obtenir l’unanimité de toutes les régions constitutives. L’avenir nous le dira et, en cas d’erreur manifeste, je laisse le soin au lecteur de me corriger dans les prochaines semaines. 

Pour conclure, nous avons vu au cours de cet article que la Russie utilise dans son « étranger proche », un certain nombre de leviers afin d’entretenir son influence régionale. Nés de l’implosion de l’URSS, les quatre conflits gelés – et leurs entités sécessionnistes afférentes – partagent des points communs révélateurs des ambitions géopolitiques de la Russie à l’aube du XXIème siècle, ambitions rendues encore plus criantes depuis l’invasion de l’Ukraine. Leur instrumentalisation par Moscou est à la fois un moyen de pression, une ressource stratégique et une démonstration de force nationale et internationale. En maintenant son influence sur les régions sécessionnistes, Moscou perpétue, par ricochets, celle qu’elle exerce sur les États centraux d’origine, contrecarrant par là même les potentiels rapprochements avec l’Occident et l’avancée orientale de l’OTAN ou de l’Union. Les États centraux se retrouvent ainsi face à un dilemme insoluble : se rapprocher de l’Occident et s’attirer les foudres de Moscou ou rester les vassaux de la Russie au prix de leur autonomie politique. Entretenir les nationalismes abkhaze, ossète ou transnistrien permet donc au Kremlin de perpétuer ce statu quo confortable car profitable. Le soutien apporté au régime pro-russe de Tiraspol et aux populations russophones d’Abkhazie et d’Ossétie permet, par contiguïté, de freiner le rapprochement des États centraux géorgiens et moldaves avec l’Occident et ses institutions. Toute forme de pénétration occidentale, qu’elle soit militaire, politique ou culturelle, est donc crainte et sanctionnée par la Russie qui voit d’un mauvais œil la dérive euro-atlantiste des anciennes républiques soviétiques sur lesquelles elles souhaitent garder la main. La présence des populations russophones fournit également un prétexte d’intervention, qu’elle soit militaire comme au Donbass ou économico-politique en Transnistrie, à la Russie qui s’attribue et entretient par là même un statut de protecteur des régions sécessionnistes et de leurs habitants. Concernant les conséquences de l’invasion de l’Ukraine sur les conflits gelés postsoviétiques, il est sans doute trop tôt pour conclure avec certitude – le lecteur l’aura compris. Je ne crois cependant pas au risque de contagion immédiate car cela ne servirait pas les intérêts du Kremlin. Là réside une grande part de la complexité de la situation actuelle : si les conflits gelés des années 90 et du Donbass entretiennent entre eux des similitudes évidentes, leurs différences ne doivent pas être mises sous le tapis malgré le contexte de crise, a fortiori celles qui existent entre ceux de la région ukrainienne et ceux du Caucase. 

Pierre SIVIGNON

[1] “Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, avec France Inter le 25 février 2022, sur le conflit en Ukraine”, Vie Publique, 28 février 2022

URL: https://www.vie-publique.fr/discours/284121-entretien-jean-yves-le-drian-25022022-ukraine 

[2] WESOLOWSKY Tony, “The Shadowy Business Empire Behind The Meteoric Rise of Sheriff Tiraspol”, Radio Free Europe/Radio Liberty, 18 octobre 2021.
URL : https://www.rferl.org/a/moldova-sheriff-tiraspol-murky-business/31516518.html 

[3] McMAHON Méabh, “Ukraine is one of us and we want them in EU, Ursula von der Leyen tells Euronews”, Euronews, 28 février 2022. 

URL:https://www.euronews.com/2022/02/27/ukraine-is-one-of-us-and-we-want-them-in-eu-ursula-von-der-leyen-tells-euronews 

[4] “La Transnistrie veut entériner définitivement son divorce de la Moldavie”, Le Courrier International, 7 mars 2022. URL:https://www.courrierinternational.com/article/frontieres-la-transnistrie-veut-enteriner-definitivement-son-divorce-de-la-moldavie 

[5] “Camille grand – Pierre Servent: Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie”, France Inter, 2 mars 2022. URL:https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-mercredi-02-mars-2022 

BIBLIOGRAPHIE   

Ouvrages

  • MONGRENIER Jean-Sylvestre, Le monde vu de Moscou, Presses universitaires de France, Paris, 2020, 644 p.
  • MONGRENIER Jean Sylvestre, THOM François, Géopolitique de la Russie, Presses universitaires de France, 2018, 128 p.

Article scientifiques

  • BOULÈGUE Mathieu, « Le Caucase du Sud. Entre désunion régionale et “conflits gelés” » in Études, 2016/11, pp. 19-30.
  • GOMART Thomas, « Quelle influence russe dans l’espace post-soviétique ? » in Le Courrier des pays de l’Est, 2006/3 (n°1055), pp. 4-13.
  • GUÉNEC Michel, « La Russie et les “sécessionnismes” » géorgiens » in Hérodote, 2010/3 (n° 138), pp. 27-57.
  • GUÉNEC Michel, « La Russie face à l’extension de l’OTAN en Europe » in Hérodote, 2008/2 (n°129), pp. 221-246.
  • LAMBERT Michael Éric, « Comprendre la présence militaire russe en Transnistrie » in Revue Défense Nationale, 2019/3 (n°818), pp. 107-112.
  • MERLE Thomas, « Les États non reconnus de l’ex-URSS, des “conflits gelés” oubliés aux marges de l’Europe » in Les Champs de Mars, 2018/1, pp. 125-137.
  • MERLIN Aude, « Au cœur où à la marge ? Les combattants de l’État abkhaze : de l’engagement armé à la légitimation symbolique » in Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2021/1 (n°1), pp. 63-102.
  • PARMENTIER Florent, « La Transnistrie. Politique de légitimité d’un État de facto » in Le Courrier des pays de l’Est, 2007/3 (n°1061), pp. 69-75.
  • TRENIN Dmitri, « Russie/OTAN : maîtriser la confrontation » in Politique Étrangère, 2016/4, pp. 87-97.
  • VARDANEAN Ernest, “La moldavie entre la Russie et l’Occident. L’intégration européenne à l’épreuve des fractures intérieures”, in Russie.nei.visions, n° 110, IFRI, août 2018.
                           

Articles de presse

Autres


  • MINISTÈRE DE L’EUROPE ET DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, “Les conflits gelés dans la zone OSCE”, janvier 2018 . URL : https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/les_conflits_geles_dans_la_zone_osce_france_diplom atie_cle848663.pdf                         

Source de l’image en couverture: Statue de Lénine à Tiraspol, URL: https://www.flickr.com/photos/maxxp/20651910982 

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