L’Union européenne face à l’émergence du secteur automobile chinois

L’Union européenne face à l’émergence du secteur automobile chinois

Par Shan YANG

À compter du 11 octobre 2024, Pékin riposte aux droits de douane imposés par Bruxelles sur ses voitures électriques, en appliquant des taxes sur les brandys européens et d’autres produits agricoles. Bien que cela crée un sentiment de sacrifice chez les agriculteurs européens, ce conflit commercial est jugé nécessaire par Bruxelles pour protéger son industrie automobile, un secteur clé pour le commerce et l’emploi en Europe, et pour rééquilibrer sa balance commerciale avec la Chine, à la fois partenaire et concurrente.

Réaction européenne à une concurrence jugée déloyale

Mercredi 12 juin, la Commission européenne a annoncé l’imposition de droits de douane supplémentaires par rapport aux taux actuels, pouvant atteindre 38 %, sur les importations de voitures électriques en provenance de la République populaire de Chine. Cette mesure de l’Union européenne (UE) vise à protéger son industrie automobile face à une concurrence jugée déloyale de la part de la Chine1. Comme Washington et Ottawa, Bruxelles accuse Pékin de subventionner illégitimement son secteur automobile : les subventions de l’État chinois permettent à ses entreprises de vendre leurs biens à un prix plus bas que la moyenne, rendant ainsi la concurrence déloyale. Selon les recherches de Scott Kennedy2, spécialiste de la Chine au Center for Strategic and International Studies, au total, l’Etat chinois a subventionné 230,9 milliards de dollars à son industrie automobile électrique entre 2009 et 2023, dont 6,73 milliards rien qu’entre 2009 et 2017. Le soutien de l’Etat chinois a triplé entre 2018 et 2020, avant de monter significativement depuis 2021. Un peu plus de la moitié du montant total de l’aide a pris la forme d’exonérations de taxes sur les ventes : l’Etat chinois n’impose pas de taxe sur la consommation de ses voitures électriques dans le pays, ce qui subventionne indirectement ses entreprises. L’UE craint alors que son secteur automobile perde sa part de marché dans cette compétition jugée gagnant-perdant.

Néanmoins, chaque producteur de voitures automobiles chinoises ne paye pas le même taux de droits de douane à Bruxelles : seulement, 7,4 % pour le géant BYD, 20 % pour Geely et 38,1 % pour SAIC3.

Bien que BYD soit le leader automobile chinois, il est loin d’être le numéro 1 mondial. En 2023, le producteur automobile japonais Toyota est toujours en tête avec 10,7 % du marché mondial, suivi par le géant allemand Volkswagen et son concurrent japonais Honda. La même année, dans le  top 10 du marché automobile mondial, on trouve trois entreprises japonaises, deux allemandes, deux américaines, deux sud-coréennes et une chinois. On peut donc dire que les principaux acteurs restent généralement inchangés malgré la transition énergétique et l’essor de BYD4.

L’industrie automobile, un secteur clé pour l’économie européenne

Pour la santé de l’économie européenne, le secteur automobile est crucial. Selon un rapport du cabinet de conseil Deloitte publié en mai 20205, 13,8 millions d’actifs au sein de l’UE travaillent dans l’automobile, dont 3,5 millions dans les activités manufacturières. L’automobile allemande compte pour la plus grande partie avec 33,4 % des actifs européens. Les autres pays comme la France (8,6 %), la Pologne (7,8 %) et le Royaume-Uni (7,2 %) sont loin derrière6. Le secteur automobile représente 7 % de la valeur ajoutée brute de l’UE, soit 7 % de son PIB (l’ensemble de valeurs ajoutées brutes d’une économie en un an, autrement dit, la production et la consommation totale d’une économie en une période déterminée). Si nous comparons l’automobile au tourisme, un autre secteur économique important, ce dernier représente seulement 4 % de la valeur ajoutée de l’UE. Cela souligne l’importance de l’automobile pour l’ensemble de l’économie européenne.

En France, avant la crise sanitaire de 2020, la filière automobile comptait environ 400 000 salariés français selon les données du ministère de l’Économie7, soit plus de 10 % de ses exportations de biens et plus de 20 milliards d’euros de valeur ajoutée. C’est donc un secteur important non seulement pour d’autres pays européens, notamment l’Allemagne, mais aussi pour la France elle-même.

L’Union européenne, gagnante ou perdante du commerce international ?

Le commerce est une affaire complexe pour l’UE. À la genèse du marché unique européen, l’idée était de promouvoir le libre échange entre les pays membres de l’Union, à travers un marché unique et sans barrières, afin de favoriser le commerce international avec les autres économies.

La Chine, l’UE et les États-Unis sont les trois premières économies mondiales : ils représentent respectivement 17 %, 17,5 % et 25,7 % de la richesse produite en 2023. L’UE, qui a un PIB de 17 000 milliards d’euros8, est le premier investisseur mondial (stock sortant, autrement dit, l’argent qui sort à l’étranger) et le premier destinataire d’investissements directs étrangers (stock entrant, l’argent qui entre au sol national). Au niveau du commerce international, l’Union est le premier exportateur mondial de bien manufacturés et de services9. En effet, plus de 30 millions d’actifs européens dépendent du commerce extérieur10, ce qui marque son importance pour l’Europe des Vingt-Sept.

En 2023, les États-Unis étaient la première destination des biens exportés par l’Union, représentant 19,7 % des exportations totales, suivis par le Royaume-Uni (13 %) et la Chine (8,8 %). Néanmoins, la Chine est le premier pays importateur de l’UE, représentant 20,5 % des importations de biens totales des Vingt-Sept cette même année, suivie par les États-Unis (13,8 %) et le Royaume-Uni (7,1 %). Généralement, l’Europe est bénéficiaire dans le commerce international dans la mesure où l’UE ainsi que la zone euro (excluant ainsi le Royaume-Uni) enregistrent un excédent commercial (une économie exporte plus de biens ou de services qu’elle en importe), à l’exception de la courte période déficitaire liée à la crise sanitaire11. Cependant, ses relations commerciales avec la Chine sont plus tendues, car la balance commerciale entre les deux économies est très défavorable à l’UE. En effet, les Vingt-Sept importent largement plus de biens de Chine qu’ils en exportent, par exemple, en 2023, l’UE achète plus de 500 milliards d’euros de biens de la Chine, mais elle ne vend que pour 200 milliards d’euros12. L’UE achète donc plus de choses qu’elle vend à la Chine, autrement dit, la Chine est gagnante dans le commerce bilatéral des deux économies. Alors que l’UE est en déficit commercial (une économie importe plus de biens ou de services qu’elle en exporte) avec la Chine, ce déficit ne cesse d’augmenter depuis au moins d’une décennie13.

Les enjeux pour l’Union européenne et la Chine

L’UE a donc des raisons légitimes de vouloir retrouver un équilibre commercial avec la Chine. Elle doit réagir face à l’expansion des voitures électriques chinoises sur le continent, dans la mesure où  l’automobile est un secteur important pour l’UE en termes de part de PIB, d’emploi et de commerce entre les grandes économies. Si la Chine prend des parts de marché de l’automobile européen, ce déficit commercial devrait s’aggraver significativement dans la mesure où la Chine importera moins de voitures européennes tandis que les Européens importeront beaucoup plus de voitures électriques chinoises.

Pour la Chine, le secteur automobile est aussi un espoir pour sa situation économique. En effet, même si la manufacture chinoise reste performante, sa croissance économique ralentit. Son taux de chômage augmente depuis 2018, autour de 5 % pour l’ensemble de la population active14, et s’élève à 17,6 % en septembre 2024 chez les jeunes de 16 à 24 ans15. On prédit que la croissance économique chinoise sera à 5,2 % en 2024 et 4,3 % en 2025. De plus, le taux d’inflation de Chine devrait être de  -0, 1% en 2024, ce qui correspond à une déflation (une situation économique dans laquelle le niveau des prix est en décroissance), illustrant une baisse de revenu et de consommation des populations chinoises dans son ensemble16.

Pour relancer sa croissance économique, baisser son taux de chômage et transformer son modèle économique, la Chine compte beaucoup sur son industrie automobile. Le gouvernement chinois surnomme les voitures électriques, les batteries lithium et les panneaux photovoltaïques, les « trois nouveautés ». Ces produits représentent les nouveaux biens exportés par la Chine, en opposition aux « trois anciens », à savoir le textile, les meubles et l’électroménager, peu valorisés sur le marché17. Au milieu de l’année 2022, la part des « trois nouveautés » dans l’exportation chinoise a dépassé celle des « trois anciens »18. Pour la Chine, il s’agit d’une transformation de son économie, qui évolue d’une économie d’exportation de biens à faible valeur ajoutée vers une économie de technologies de pointe.

En 2022, 44,4 % des « trois nouveautés » ont été exportés vers l’Union européenne19, ce qui montre l’importance du marché européen pour la Chine. Pour résoudre les tensions commerciales sino-européennes, le Président de la République populaire de Chine, Xi Jinping, a effectué une visite d’État en France, en Serbie et en Hongrie en mai 2024. C’était la première fois qu’il visitait la France en cinq ans. Il a également été reçu par la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors de son séjour à Paris. Selon le compte-rendu publié sur le site de l’Élysée, les questions commerciales auraient été la priorité de cette visite d’État20.

Pourtant, quelques mois plus tard, l’UE a tout de même décidé de taxer les voitures électriques chinoises pour protéger son secteur automobile contre une concurrence chinoise jugée déloyale21. Très vite, Pékin a annoncé sa riposte à la réaction de Bruxelles en imposant des droits de douane sur le brandy européen, au nom de mesures anti-dumping (autrement dit, de vente à perte : il s’agit de vendre un produit ou un service à un prix inférieur à son coût de production). La France est le pays le plus touché par cette mesure, parce que 99 % du brandy importé par la Chine provient de ce pays et qu’il s’agit d’un des produits français les plus importés par la Chine (on peut aussi citer les cosmétiques et les avions22). Cette riposte pourrait engendrer une guerre commerciale entre les deux économies. Mais pour l’instant, l’UE n’a pas encore annoncé d’autres mesures de riposte à Pékin.

Shan YANG

NOTES

  1. Véhicules électriques chinois : comme annoncé, l’UE instaure jusqu’à 38% de droits de douane supplémentaires, 04 juillet 2024, La Tribune. ↩︎
  2. The Chinese EV Dilemma: Subsidized Yet Striking, Scott Kennedy, publié le 20 juin 2024, révisé le 28 juin 2024, CSIS. ↩︎
  3. Voitures électriques : la Commission européenne recommande de taxer les véhicules chinois, 13 juin 2024, Vie publique. ↩︎
  4. Ibid. ↩︎
  5. Le monde d’après : l’industrie automobile européenne à la croisée des chemins, mai 2020, Deloitte. ↩︎
  6. En mai 2020, le Royaume-Uni était en transition vers la sortie de l’Union européenne. ↩︎
  7. Transformations et défis de la filière automobile, octobre 2022, Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie. ↩︎
  8. L’Union européenne et ses partenaires commerciaux, Wolfgang Igler, avril 2024, Fiches thématiques sur l’Union européenne, Parlement européen. ↩︎
  9. Ibid. ↩︎
  10. Le commerce extérieur de l’Union européenne, 27 novembre 2023, Vincent Lequeux, Toute l’Europe. ↩︎
  11. Excédent de 24,1 mrds d’euros du commerce international de biens de la zone euro, 21 mai 2024, Eurostat. ↩︎
  12. Chine-UE — Statistiques du commerce international des biens, février 2024, Eurostat. ↩︎
  13. Ibid. ↩︎
  14. Taux de chômage annuel en Chine entre 2017 et 2022, avec des prévisions jusqu’en 2029, 11 septembre 2024, Statista Research Department, Statista. ↩︎
  15. Chine : le taux de chômage des jeunes baisse, 22 octobre 2024, La Tribune. ↩︎
  16. Tension, Chine, EcoPerspectives 3e trimestre 2024, 25 juin 2024, Etude économique BNP Paribas. ↩︎
  17. China Economics: Out With the Old Three and In With the New Three, 8 janvier 2024, Citigroup. ↩︎
  18. Ibid. ↩︎
  19. Ibid. ↩︎
  20. 5 au 7 Mai 2024, Visite d’Etat en France de Xi Jinping, président de la République populaire de Chine., Élysée. ↩︎
  21. Véhicules électriques produits en Chine : la Commission conclut provisoirement à des subventions déloyales et annonce des droits compensateurs, 12 juin 2024, Représentation en France de la Commission européenne. ↩︎
  22. La Chine annonce des mesures antidumping sur le cognac français et le brandy européen, 08 octobre 2024, Euronews. ↩︎

BIBLIOGRAPHIE

Articles journalistiques

  • Véhicules électriques chinois : comme annoncé, l’UE instaure jusqu’à 38% de droits de douane supplémentaires, 04 juillet 2024, La Tribune.
  • Chine : le taux de chômage des jeunes baisse, 22 octobre 2024, La Tribune.
  • La Chine annonce des mesures antidumping sur le cognac français et le brandy européen, 08 octobre 2024, euronews.

Articles de recherche

  • The Chinese EV Dilemma: Subsidized Yet Striking, Scott Kennedy, publié le 20 juin 2024, révisé le 28 juin 2024, CSIS.
  • Le monde d’après : l’industrie automobile européenne à la croisée des chemins, mai 2020, Deloitte.
  • Tension, Chine, EcoPerspectives 3e trimestre 2024, 25 juin 2024, Etude économique BNP Paribas.
  • China Economics: Out With the Old Three and In With the New Three, 8 janvier 2024, Citigroup.

Rapports des organisations gouvernementales

  • Transformations et défis de la filière automobile, octobre 2022, Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie.
  • L’Union européenne et ses partenaires commerciaux, Wolfgang Igler, avril 2024, Fiches thématiques sur l’Union européenne, Parlement européen.
  • Le commerce extérieur de l’Union européenne, 27 novembre 2023, Vincent Lequeux, Toute l’Europe.

Publications gouvernementales et des institutions européennes

  • Voitures électriques : la Commission européenne recommande de taxer les véhicules chinois, 13 juin 2024, Vie publique.
  • 5 au 7 Mai 2024, Visite d’Etat en France de Xi Jinping, président de la République populaire de Chine., Élysée.
  • Véhicules électriques produits en Chine : la Commission conclut provisoirement à des subventions déloyales et annonce des droits compensateurs, 12 juin 2024, Représentation en France de la Commission européenne.

Données officielles

  • Excédent de 24,1 mrds d’euros du commerce international de biens de la zone euro, 21 mai 2024, eurostat.
  • Chine-UE — Statistiques du commerce international des biens, février 2024, eurostat.
  • Taux de chômage annuel en Chine entre 2017 et 2022, avec des prévisions jusqu’en 2029, 11 septembre 2024, Statista Research Department, Statista.

ClasseInternationale

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