Le 28 janvier dernier, le Vietnam a reçu livraison du troisième des six sous-marins de classe Kilo qu’il a commandés à la Russie. Le Hai Phong rejoint ainsi le Hanoi et le Ho Chi Minh-Ville au service actif. Cette commande, complétée par l’achat de deux frégates de type Gepard (toujours auprès de la Russie), marque un tournant dans l’histoire de la marine vietnamienne, dans ses ambitions comme dans la manière de se concevoir. Tournant qui semble confirmé après une rencontre du dialogue stratégique indo-vietnamien de ce début d’année, puisque le bruit court que le Vietnam aurait passé commande pour quatre patrouilleurs hauturiers.
Ces acquisitions successives s’insèrent dans l’économie d’un projet de marine hauturière, tendant ainsi à dépasser la forte tradition de navigation fluviale inscrite dans l’histoire du pays. Le Vietnam suit en cela le cheminement classique d’un pays émergent qui souhaite se munir de moyens militaires plus en adéquation avec ses ressources financières croissantes. En effet, depuis la libéralisation de l’économie lancée en 1986 dans le cadre de la politique du « Renouveau » (Doi Moi en vietnamien), le pays connaît une croissance économique remarquable, allant jusqu’à graviter autour des 9 % de 1994 à 1997. Seule la crise asiatique de 1998 porte ombrage à cette prospérité, puisque le PIB a été multiplié par 3 entre 2002 et 2010 et la croissance s’est stabilisée autour des 5 % ces trois dernières années. Cependant, au-delà de l’essor économique, la politique maritime vietnamienne est naturellement à mettre en relation avec la situation géopolitique régionale. Le pays est en effet pris dans un jeu de puissances qui implique tous les pays riverains de la Mer de Chine méridionale (Appelée « Mer Orientale » par les Vietnamiens) tentant de s’approprier les archipels Paracels et Spratley, au premier rang desquels figure le puissant voisin chinois. Ces archipels recèlent des intérêts tant économiques que stratégiques et politiques. Pour plus de précisions, Classe Internationale vous renvoie vers un article déjà disponible sur le sujet : Les archipels Paracels et Spratleys : Le nouveau visage de l’antagonisme Sino-Vietnamien.
Toujours est-il que dans le bras de fer engagé pour la possession de ces archipels, les intérêts vietnamiens à défendre sont importants puisque le pays revendique historiquement la souveraineté de ces terres, base sur laquelle les autorités s’appuient pour justifier l’administration de fait d’une grande part des Spratleys. Avec 21 îlots sous son contrôle (selon les dernières informations disponibles), le Vietnam est en effet le pays le plus présent dans l’archipel. La possession très disputée de ces territoires s’explique par les enjeux importants qu’elle met en mouvement, parmi lesquels la pêche et les hydrocarbures occupent une place de choix. Face à un voisin chinois qui depuis déjà quelques années investit massivement dans la marine, semblant comprendre qu’il s’agit d’un passage obligé sur le chemin d’une hégémonie régionale, si ce n’est globale, le Vietnam ne peut rester les bras croisés s’il veut rester crédible dans ses revendications. En effet, la marine populaire chinoise compte aujourd’hui plus de 400 bâtiments pour quelque 250 000 hommes, et le point d’orgue de la politique maritime est incarné par la mise à flots du porte-avions Liaoning en septembre 2012. Entraînés par le voisin chinois et dans l’optique de se tailler une part d’un gâteau que tout le monde revendique, les États riverains de la Mer de Chine méridionale se sont engagés dans un jeu de conquête où la course aux armements est un préalable logique qui cristallise et entretient les contentieux.
Dans cette configuration, le Vietnam se trouve donc face à un choix assez binaire :
-S’armer de manière à avoir un poids militaire cohérent avec ses revendications (qui forment l’épine dorsale des objectifs diplomatiques vietnamiens) et rester ainsi dans la course en investissant dans une marine récente capable de se projeter et constituer une véritable force de dissuasion, à l’heure où ses voisins et surtout la Chine investissent dans leur appareil naval.
-Rester sur ses bases et se cantonner à une marine côtière, se confortant dans la tradition très ancrée historiquement de navigation fluviale et côtière. Ce faisant, le Vietnam prendrait le risque de vite accuser un retard tel qu’un fossé (tant technologique qu’au niveau du savoir-faire et de l’expérience opérationnelle) très difficilement rattrapable se sera creusé entre lui et ses voisins. Rater ce tournant stratégique condamnerait ainsi sur le long terme les revendications vietnamiennes en Mer de Chine méridionale et pourrait aller jusqu’à menacer l’intégrité des eaux vietnamiennes si l’asymétrie militaire devenait trop importante.
Aussi l’effort de modernisation de la Marine Populaire Vietnamienne (MPV) se traduit par un investissement financier plus que considérable. Une rétrospective de ces dernières années suffit à s’en rendre compte. Pour mémoire, le Vietnam affichait des dépenses officielles de défense gravitant autour de 2,5 milliards de dollars pour l’année 2011. Nombre d’analystes étrangers ont alors fait part de leur scepticisme quant à la véracité de ces chiffres, estimant que les dépenses réelles s’échelonnaient plutôt entre 3,5 et 4,7 milliards de dollars, ce qui correspond à 3,5 % du PIB environ (à titre de comparaison les États européens ont été épinglés cette année par le secrétaire général de l’Otan parce que la majorité d’entre eux ne respecte pas le seuil des 2 % du PIB investis dans la Défense). Alors même que le budget de la Défense allait déjà croissant depuis 2001, le gouvernement s’est empressé d’annoncer que les dépenses pour l’année suivante, soit 2012, augmenteraient de 25 %.
Si le volume global de la défense illustre les ambitions de Hanoï de moderniser son outil militaire, le constat est encore plus vrai quand on s’attarde sur le type et la taille des programmes concernés dans la marine. Le Vietnam s’est intéressé à des navires de plus en plus importants et coûteux. Alors que le pays s’est rendu acquéreur de 10 frégates russes de classe Tarentul au début des années 2000 qui sont de taille assez modeste (56 mètres de long pour 550 tonnes à pleine charge), leur intérêt s’est vite porté vers des navires bien plus conséquents, comme les frégates de classe Gepard 3.9 (102 mètres de long pour près de 2 000 tonnes à pleine charge). Le gouvernement vietnamien a en effet passé commande pour deux de ces navires en 2007 pour un montant de 300 millions de dollars, tous deux livrés en 2011. Depuis, le contrat a été renouvelé pour deux frégates de plus, dotant la MPV de moyens considérablement nouveaux et autrement plus importants dans la lutte anti-surface. Mais le réel bond s’effectue en 2009, lors de la signature d’un contrat avec la Russie portant sur l’achat de six sous-marins améliorés de classe Kilo. On savait les autorités vietnamiennes intéressées par une telle acquisition depuis le début des années 2000, et c’est un investissement de près de 3 milliards de dollars qui se concrétise, en comptant les sous-marins et tous les équipements annexes. On mesure alors le chemin que le Vietnam parcourt dans le domaine quand on sait qu’il ne disposait jusque là que de deux sous-marins de poche acquis auprès de la Corée du Nord et connus pour leur manque de fiabilité. Ces engins de 20 mètres de long pour 2 de large ne pouvaient embarquer que 4 à 6 soldats alors que les Kilos mesurent 74 mètres de long pour un équipage de 53 personnes, et sont ainsi de gabarit comparable aux SNA (Sous-marins Nucléaires d’Attaque) français.
Les moyens nouvellement alloués à la marine montrent bien que la mer et la capacité à faire respecter son pré carré en milieu maritime sont devenues des préoccupations majeures pour le Vietnam. La nature des bâtiments acquis témoigne d’une mutation de la marine. Si sa modernisation est officiellement lancée en 1986, ce sont ces sous-marins et frégates qui dotent aujourd’hui la MPV de capacités opérationnelles inédites. C’est la nature même de la marine et les missions qu’on entend lui confier qui évoluent. D’une marine côtière, le Vietnam s’oriente vers une marine de dénis d’accès à vocation hauturière, en clair il s’agit de résister aux pressions croissantes de la Chine qui tente de s’imposer dans les archipels Paracels et Spratleys en s’appuyant sur un appareil naval de plus en plus imposant.
C’est là qu’interviennent les sous-marins en cours de livraison. Les Chinois possèdent certes une force sous-marine bien plus importante, dont 12 sous-marins de la fameuse classe Kilo, seulement ils sont bien plus anciens et moins performants que les 6 exemplaires que la Russie est en train de fabriquer pour le Vietnam. Avec un rayon d’action de 9600km et une furtivité qui leur vaut l’appellation de « trous noirs » par les sous-mariniers US, les Kilos améliorés conféreront à l’horizon 2017 une véritable force de dissuasion sous-marine au pays. D’ici là, le personnel doit être formé, puisque ce matériel est d’une sophistication inédite pour les forces vietnamiennes. C’est dans ce cadre que s’insère le partenariat stratégique avec l’Inde, qui elle évolue sur une flotte de sous-marins de ce type depuis les années 80. Utilisatrices de matériel russe de longue date, les forces navales indiennes fournissent des pièces de rechange à la MPV depuis des années et poussent la coopération entre les deux marines à un nouveau stade en procédant à la formation des sous-mariniers vietnamiens.
Dans l’économie d’une modernisation en profondeur de son appareil naval, le Vietnam a tissé des partenariats avec divers partenaires, de telle manière que le pays semble s’être glissé dans les interstices laissés vacants par le jeu des grandes puissances. Alors que la Russie est clairement un fournisseur de première importance en termes de navires, le partenariat avec l’Inde porte sur des entraînements et exercices conjoints, la formation du personnel et la fourniture de pièces de rechange pour du matériel d’origine russe. Les puissances occidentales ne sont pas en reste puisque la France, au-delà d’entretenir une relation particulière avec le Vietnam eu égard à son passé colonial, a signé des accords stratégiques avec ce dernier en 2009 et 2010. Les États-Unis ont fait un retour remarqué sur la scène vietnamienne dans le cadre de la politique dite du « pivot Pacifique », puisque ces derniers sont revenus en octobre 2014 sur un embargo vieux de 40 ans leur interdisant de vendre des armes létales à l’ancien ennemi.
La diplomatie américaine revient à pas feutrés sur cette décision en portant les discussions sur l’acquisition d’avions de surveillance P-3 Orion d’occasion pour la sécurité maritime, mais c’est bien un tournant historique dans les relations américano-vietnamiennes auquel nous assistons. Cet événement, comme tant d’autres, démontre l’importance croissante de la région pacifique sur la scène mondiale. Alors que les contours précis restent à définir dans le jeu de puissances qui se met en place en Asie orientale, le Vietnam, s’il ne fait pas figure de puissance majeure, a clairement affiché qu’il n’entendait pas en rester spectateur. Son outil naval, bien qu’à compléter, est en pleine modernisation, ce qui est à comprendre dans le paradigme des archipels Paracels et Spratleys et la rivalité qui l’oppose à la Chine dans ces contentieux. Dans un contexte régional de course à l’armement, il reste à savoir jusque quand les politiques de défense ne serviront qu’à appuyer des objectifs diplomatiques plutôt qu’à engager les hostilités, tant les tensions sont vives.
Thomas SIMON
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