Cette semaine, découvrez le travail de deux étudiantes qui se sont penchées sur un sujet peu traité : l’influence de la gastronomie dans les relations interétatiques.
Il n’est pas coutume d’associer cuisine et géopolitique. Pourtant, en se mélangeant, en s’exportant, les cultures culinaires sont au cœur d’une mondialisation moderne, quotidienne, ordinaire, à la fois individuelle et universelle. Si nous sommes bien ce que nous mangeons, sushis, fast foods, bagels et french fries sont une part concrète de notre identité et la mondialisation de leur consommation n’est pas anodine.
La cuisine, un outil d’influence des Etats
La diffusion de la culture culinaire peut être un formidable outil d’influence pour un État. C’est donc souvent un thème privilégié par les gouvernements pour renforcer leur soft power. Ainsi, même si les critiques de l’« américanisation » de l’alimentation sont présentes, notamment dans les pays développés, rares sont ceux qui accusent les États-Unis d’ingérence quand ils exportent du Coca-cola ou des hamburgers. Après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du plan Marshall, les pays d’Europe occidentale ont vu déferler une arrivée massive de produits américains. Ces incentive goods1 et la diffusion de certaines habitudes alimentaires (comme le lait pour les enfants) ont contribué à renforcer l’influence des États-Unis sur le Vieux Continent. Convertir les Européens à la culture culinaire américaine constituait non seulement un fantastique débouché commercial, mais aussi une façon de les intégrer un peu plus dans le bloc occidental et de créer une communauté culturelle susceptible de soutenir les États-Unis en cas de guerre.
Promouvoir sa culture culinaire, c’est rendre son territoire attractif. La France met en avant son patrimoine gastronomique comme un élément constitutif de son identité culturelle, « l’art de la cuisine à la française » attire les investisseurs et tient une place de choix dans les exportations françaises. Le gouvernement promeut la diffusion de la gastronomie française, par un certain nombre d’aides aux exportations, notamment de vins. Mais cette symbolique peut aussi se retourner contre lui. Ainsi, en 2003, lorsque la France de Jacques Chirac refuse de s’engager aux côtés des États-Unis en Irak, la réaction américaine s’axe entre autres sur la cuisine française. Les appels au boycott de produits français sont nombreux et les secteurs les plus touchés sont les plus emblématiques : le vin et la gastronomie. Un certain protectionnisme contre les produits français comme le roquefort2 est appliqué aux Etats-Unis et au Canada : la taxe de 100 % imposée par l’administration Bush après l’interdiction d’importation de bœuf en provenance des Etats-Unis par l’Union européenne en 1999 passe à 300 % en 2009. De la même façon les French fries (les frites), qui n’ont de français que le nom, sont devenues le symbole du sentiment anti-français aux États-Unis, avec le changement d’appellation en freedom fries dans un certain nombre d’endroits lors du refus de Jacques Chirac de soutenir l’intervention en Irak.
Lorsque la diffusion par un État de sa culture culinaire est contestée et combattue, cela signifie qu’elle est reconnue comme un facteur de puissance.
Des communautés qui se construisent à table
La cuisine peut également être un vecteur de construction d’une identité communautaire, à un niveau national ou comme outil d’influence d’une communauté sur une autre. Par exemple, sous la domination espagnole en Guinée équatoriale (aux XIXe et XXe siècles), lorsqu’un Guinéen se convertissait au catholicisme, il devenait emancipado et pouvait alors se comporter comme un Européen : acheter du pain, de l’huile d’olive, etc. La nourriture est, ici, un symbole de l’assimilation à la culture et l’identité espagnoles.
La cuisine peut être un outil permettant de renforcer le sentiment d’appartenance à la nation et de patrimoine commun : on cherche à éluder les distinctions de régions, ethnies et classes sociales pour créer une cuisine nationale identifiable de l’extérieur. Arjun Appadurai, sociologue et anthropologue, a par exemple montré en 1981 dans son essai Gastro-politics in Hindu South India que l’émergence d’une cuisine indienne nationale a brouillé les frontières ethniques et de castes. Cette consolidation culturelle peut être le fait des gouvernants, mais aussi d’entreprises (restaurants à l’étranger, éditeurs de livres de cuisine…).
Les migrations, l’invention d’une nouvelle mixité ethnico-culturelle modifient le rapport que les individus entretiennent avec leur identité culturelle, et donc avec la cuisine. La cuisine tex-mex est la traduction culinaire du melting pot de communautés aux cultures différentes. Elle tire ses origines du mélange des cuisines aztèques et espagnoles, de nouveau influencé par la cuisine états-unienne et notamment par les pratiques culinaires des colons européens. Développé au sud-ouest des États-Unis, le tex-mex se retrouve désormais partout. Il est l’un des symboles les plus visibles de l’intégration de la communauté mexicaine aux États-Unis. Ni totalement mexicain, ni totalement états-unien, le chili con carne résulte typiquement de la fusion des deux apports. Aujourd’hui, la cuisine tex-mex s’exporte bien davantage que la cuisine mexicaine traditionnelle, quitte à ce que bien souvent on ne fasse plus la différence entre les deux. Par exemple, le plat plus partagé au Mexique est le mole poblano et non les burritos et autres fajitas que l’on connaît beaucoup mieux de par le monde.
Toutefois, la cuisine peut aussi concentrer les crispations qui naissent parfois lors de l’intégration de communautés à des cultures différentes. On peut évoquer à cet égard les conflits entre pratiques culinaires et religieuses, bien qu’ils doivent être relativisés car souvent montés en épingle pour des raisons politiques. A titre d’exemple, la polémique qui a agité les médias français en 2010, à propos des menus hallal proposés par la chaîne de fast-food Quick, nous montre que les pratiques culinaires sont chargées de représentations et qu’elles peuvent faire l’objet de controverses plus ou moins fondées.
La cuisine ancrée dans l’imaginaire collectif
La cuisine n’est pas épargnée par le phénomène de mode. Une multitude de plats dont les sushis, les fajitas, les bagels ou encore les cafés à la Starbucks sont des spécialités que l’on retrouve aujourd’hui dans toutes les grandes villes du globe. Un succès qui peut s’expliquer par l’ancrage de certaines idées dans l’imaginaire collectif. Ainsi, par la télévision ou le cinéma, les cuisines les plus « mondialisées », les plus « exportées » participent de la popularité et de la diffusion des pratiques culturelles de pays étrangers. Par ces médias de masse, producteurs de références communes, ces pratiques se popularisent. La cuisine est un outil redoutablement efficace pour ancrer de nouvelles pratiques dans les coutumes d’une communauté : elle fait appel aux valeurs propres de chacun et donc à l’intime. Elle renvoie à ce qui est le plus ancré dans l’imaginaire collectif : ses repères.
La meilleure illustration de ce mécanisme est ce que les spécialistes appellent l’ « américanisation » culinaire, ou macdonaldisation. En effet, les Etats-Unis, puissance dominante, ont été en mesure par le cinéma, la publicité ou encore les séries télévisées de diffuser leur mode de vie : l’American way of life. Les exemples sont nombreux, des cupcakes de Sex and the City aux cafés du Central Perk de Friends, la perméabilité de la culture de masse à ces marqueurs est remarquable. Inconsciemment, ces concepts sont assimilés et digérés par les individus. C’est alors une standardisation culinaire qui s’opère selon les codes américains.
Avec cet imaginaire c’est aussi tout un jeu de clichés et constructions sociales qui prend place. L’Italie des pâtes, l’Allemagne et la bière, les Tchèques et le goulash, les escargots et cuisses de grenouilles français, bref un florilège d’idée préconçues qui témoignent d’une dimension symbolique forte. Alors même qu’en Guinée équatoriale la consommation d’escargots est plus élevée qu’en France. Cette idée que les autres sociétés se font de nous façonne aussi notre place sur l’échiquier international. Ici, l’exemple français est tout à fait pertinent. Avec ses nombreuses académies et restaurants à travers le monde la cuisine française est présente dans tous les pays. Elle est étiquetée comme étant une cuisine saine, raffinée, un véritable art. Le label « chef français » est reconnu dans le monde entier, spécialement par les élites, comme un gage de qualité et d’un savoir-faire presque mystique. Alors que le reste des attributs de la puissance s’affaiblit, la France brille toujours dans ce domaine. Et pour cause, en 2008, le président Nicolas Sarkozy a obtenu en 2010 l’inscription de la gastronomie française au patrimoine mondial immatériel de l’UNESCO.
Par Astrid LEBRAT et Ségolène LECOQ
Pour aller plus loin
Ouvrage
BOUDAN, C. La géopolitique du goût : la guerre culinaire, PUF, 2008, 488p.
Articles spécialisés
LE CHAFFOTEC, B. « L’image de la France aux États-Unis durant la crise onusienne autour de la question de l’Irak, novembre 2002-octobre 2003 », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 2009, (N° 29), p. 89-99.
PECH, T et M, DOMERGUE. « La cuisine made in monde », Alternatives économiques, 2013, (N°326), p.60.
1 produits comme le tabac ou l’alcool, non essentiels à la vie de tous les jours mais qui incitent à la consommation
2Edward Cody “Bush War on Roquefort Raises a Stink in France”, disponible sur http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2009/01/28/AR2009012804071.html?hpid%3Dartslot&sub=AR consulté le 15/02/2014
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