Joseph Roth, La Crypte des capucins, 1938
Joseph Roth est né sous le règne de François-Joseph et décède à Paris en 1939 après avoir fui son pays suite à la prise de pouvoir par les nazis. Sa formation journalistique influence celle d’écrivain parce qu’il souhaite s’appuyer sur des témoignages dans ses ouvrages pour faire preuve d’authenticité. Son oeuvre est marquée par un fil conducteur : l’Histoire entremêlée avec sa propre vie. Pacifiste avant et au début de la Première Guerre mondiale, il finit par se présenter au service militaire. La chute de l’Empire austro-hongrois qui découle de la défaite dans le conflit est très mal vécue par l’auteur. Il aimait cet Empire notamment en raison de sa diversité. Cette dernière était pour lui source de richesses tant dans les régions que dans les cultures. Il émet des regrets au sujet de ce monde révolu dans un ouvrage tel que La Crypte des Capucins.
Le titre est, en lui-même, évocateur. La crypte des capucins est l’endroit où sont enterrés tous les dirigeants des Habsbourgs à Vienne. Par conséquent, le titre est la métaphore du déclin de l’Empire des Habsbourgs et de la perte de la patrie. Roth évoque constamment ce monde révolu à travers son narrateur qui parle à la première personne conférant un air de confidence à l’œuvre. Des parallèles peuvent être faits entre l’expérience du narrateur et la vie de Roth – le rapport au père par exemple. Son œuvre est donc marquée à la fois par sa vie personnelle et les événements internationaux. Il est nécessaire de mentionner que quand Roth écrit son livre, l’Empire n’existe plus. Même s’il n’oublie pas les manques et les incohérences de ce monde, il recompose ce dernier a posteriori et l’idéalise.
La Crypte des capucins est la suite de La Marche des Radetzky, œuvre qui raconte la désintégration de la société autrichienne dans la seconde moitié du XIXe siècle à travers la famille Trotta. Dans La Crypte des capucins, le narrateur est un membre d’une autre branche des Trotta. Francois-Ferdinand, le narrateur, porte le nom de l’archiduc François-Ferdinand dont l’assassinat a conduit à la Première Guerre mondiale et à la chute de l’Empire austro-hongrois. Il symbolise le parcours d’un citoyen ordinaire de l’Empire austro-hongrois et le déclin de la monarchie. L’œuvre peut être analysée en trois temps distincts qui influencent la vie du narrateur : la situation juste avant la Première Guerre mondiale, la situation pendant le conflit et celle d’après le conflit.
Le contexte qui précède la Grande Guerre est caractérisé par plusieurs éléments.
Tout d’abord les idées de décadence et de mort sont omniprésentes. Dans les actes de la vie quotidienne comme les repas ou les nuits, la mort « croisait déjà ses mains décharnées. Nous ne la pressentions pas encore ». Mais, pour le narrateur, la situation était gaie malgré la présence de la mort. Le constat qu’effectue le narrateur est le suivant : les contemporains n’ont pas pressenti la guerre longue qui arrivait. La majorité d’entre eux était enthousiaste à l’idée de prendre les armes pour défendre la patrie au cours d’une guerre qu’elle imaginait courte et victorieuse.
La deuxième caractéristique mise en avant par le narrateur est la richesse humaine. L’identité austro-hongroise, qu’il faut défendre au sein de cette guerre, possède différentes facettes. Le narrateur souligne, en particulier, la question des nationalités. Ces dernières sont à la fois le terreau de conflits futurs et un atout. Elles sont un des éléments clés de compréhension du monde austro-hongrois. Pour le narrateur, l’Empire trouve sa richesse dans ses « marges » qui nourrissent l’identité autrichienne. Les personnages sont des épitomés de ces régions et de leurs richesses : Joseph Branco, un cousin de la famille Trotta, vient de Slovénie et Manès Reisiger est originaire de Galicie. L’amitié entre Branco, Magnès et François-Ferdinand se renforce au cours du temps : cela montre à quel point cette diversité est chère et importante au narrateur. Les peuples constituent la véritable identité de l’Empire austro-hongrois même si, à l’extérieur de l’Empire, l’illusion d’une Vienne rayonnante domine.
Pour le narrateur, les concitoyens sont les représentations concrètes de la patrie. La défense de cette dernière passe donc par la fraternité, la protection de ces concitoyens. L’annonce même de la Première Guerre mondiale est marquée par la diversité des peuples : l’empereur François-Joseph appelait « à [ses] peuples! ». Le narrateur raconte son mal-être vis-à-vis de la guerre dans la mesure où il sait qu’a posteriori la fin de cette diversité approche.
Suite à cette annonce, le narrateur fait le constat de la non préparation du peuple d’Autriche-Hongrie à la guerre. En effet, l’environnement de l’Autriche-Hongrie est encore marqué par la tradition et le quotidien éloigné du monde belliciste. Avant de partir à la guerre, le narrateur essaye de répondre à toutes les obligations sociales des contemporains malgré leur chamboulement imminent. Il se marie avec Elisabeth. Le mariage est déjà ancré dans la rhétorique guerrière car il est d’une « simplicité militaire ». François-Ferdinand ressent d’autant plus la différence de situation dans la mesure où il passe de l’amour à la guerre. Il se sert du mariage et de l’amour comme une arme au cours du conflit. Par ailleurs, son mariage lui permet de rencontrer son beau-père qui n’est pas mobilisé et qui va se reconvertir dans l’industrie de guerre. Son beau-père est l’exemple typique des personnes à qui la guerre a profité malgré sa présentation morose de sa condition.
La tradition s’exprime également dans les relations que le narrateur entretient avec sa mère : elles sont plates, caractérisées par la retenue et fondées sur l’amour pour le fils de son mari. Seule la nécessité de partir au combat a permis à la mère de parler plus sérieusement à son fils. Les adieux entre le narrateur et sa mère se font dans la rue peuplée que de très peu d’individus qui sont éméchés. François-Ferdinand fait un parallèle avec la situation à son retour quand les rues sont encore désertes. Le paysage est donc un marqueur de la situation.
Le narrateur inclut, dans son récit de la guerre, ses pensées de l’après-guerre et commente son état d’esprit de l’époque. Il tente d’illustrer son ignorance, son manque de clairvoyance ou, au contraire, sa lucidité. Par exemple, il met en lumière son explication de l’expression « guerre mondiale » en ces termes : « non parce qu’elle a été faite par le monde entier mais parce qu’elle nous a tous frustrés d’un monde, du monde qui précisément était le nôtre ». Il exprime ensuite son sentiment de familiarité où qu’il soit en Autriche-Hongrie. Il énumère à la fois des lieux, des villes qu’il connaît, les caractéristiques de ces lieux ou des pratiques qui sont pour lui constitutifs de son « pays » quelque chose plus fort et plus vaste qu’une patrie.
Quand le narrateur se rend sur le front, il est directement confronté au quotidien de la guerre : la vue des blessés et des morts. Il retrouve Manès et Branco : Manès lui saute au cou sans se soucier du règlement, preuve que la guerre a détruit les codes. François-Ferdinand se rend compte qu’il est plus proche d’eux que de ses compagnons d’avant hormis du Comte Chojnicki. La guerre est un facteur de proximité tant les soldats partagent des épreuves dures. L’épreuve qui les amène en Sibérie met en exergue la difficulté des soldats à se situer dans le temps. En effet, ils ne peuvent dire avec certitude le temps du voyage – six mois environ – parce qu’ils ont perdu la notion du temps. La solitude de Sibérie rend fou Manès et Branco. Les trois amis sont contraints de partir pour aller dans un camp duquel Branco et Manès s’enfuiront.
Les trois amis se retrouvent à Vienne quatre ans plus tard. La lassitude des quatre années de guerre est visible chez tous les individus. Pour exprimer cette lassitude, le narrateur utilise le symbole des armes : « les armes avaient envie de s’étendre pour dormir, fatiguées ». À cette lassitude se joint l’angoisse du retour. Le narrateur décrit l’incertitude dans laquelle il est. Il a envoyé deux lettres à sa mère qui n’a pas répondu. Lors de son retour à la maison, sa mère se comporte d’une manière inhabituelle : elle se courbe. Très vite reviennent les habitudes « cérémonieuses » et le quotidien comme si ni la guerre ni la destruction de la monarchie n’avaient eues lieu.
Le narrateur n’arrive pas à imaginer sa vie future. Il retrouve une épouse distante et va manger avec elle en compagnie de son beau père et de Yolande – une femme proche de son épouse. Ils vont dans un restaurant que François-Ferdinand avait l’habitude de fréquenter avant la guerre : tout a changé pour lui mais, pour son beau père, il s’agit du quotidien. Il y a donc un changement de référentiel. Il a le sentiment d’être étranger à un monde qui lui était autrefois habituel. Il n’est toutefois pas le seul dans cette situation. En effet, le directeur du restaurant, Léopold arrive et dit « Oh! quel bonheur de vous revoir ! D’en revoir au moins un ! […] Un client ! Enfin ! ». Ces deux personnes voient la monarchie d’antan comme le référentiel naturel. Il y a donc une fracture entre deux mondes : celui de la monarchie, passé, et celui de l’après-guerre.
Ce retour est d’autant plus dur que le narrateur doit retrouver une place dans un monde qui s’est reconstruit sans la présence des combattants. Il a perdu son rang et n’a plus de revenus comme le souligne son beau père. Il n’a plus d’argent car ce dernier était placé en emprunts de guerre. Malgré cela, il met en exergue sa réadaptation à la situation actuelle. Il recommence à penser les événements qu’il a vécu par rapport à Elisabeth. Il déplore le fait qu’il donne de l’importance à Elisabeth alors qu’elle est peu signifiante en comparaison à la perte de ses amis. « Nous nous habituons tous à l’inhabituel » nous dit le narrateur.
La visite de Branco et Manès rend compte de la modification de leur environnement. La ville de Manès, Zlotogrod, pris comme marqueur de la stabilité de la monarchie au début de l’ouvrage a été détruite par les bombardements. Sa femme y a péri et son fils, Ephraim, est devenu communiste. Par ailleurs, Branco souligne le fait qu’il y a besoin d’un visa spécial pour voyager entre chaque pays et s’exclame de la sorte : « quel monde! ». Les symboles de la monarchie s’effondrent. Les citoyens de l’ancienne monarchie, ses défenseurs, s’effacent aussi peu à peu : « nous étions vivants, présents physiquement, mais en réalité, nous étions déjà morts ». Le narrateur n’a plus d’inquiétude pour la destinée de ce monde. Il a envoyé son fils à Paris ; il est seul et prêt à aller dans la crypte des capucins.
L’épilogue souligne l’arrivée des nazis dans la ville. Les séparations avec le patron du bar sont définitives. Le narrateur est las, il ne peut plus continuer, il a déjà affronté trop d’épreuves. La crypte des capucins est fermée, le narrateur demande à voir le cercueil de l’ancien empereur et crie « Dieu protège l’empereur ». Le moine lui ordonne de se taire. Il se demande que faire, où aller, lui, un Trotta, si ce n’est dans la crypte des capucins signifiant l’enterrement définitif de la monarchie.
« Je ne me sentais pas d’aise, j’étais rentré dans mes foyers. Nous avions tous perdu notre position, notre rang, notre maison notre argent, notre valeur, notre passé, notre présent, notre avenir. Chaque matin en nous levant, chaque nuit en nous couchant, nous maudissions la mort qui nous avait invités en vain à son énorme fête. Et chacun de nous enviait ceux qui étaient tombés au champ d’honneur. Ils reposaient sous la terre. Au printemps prochain, leurs dépouilles donneraient naissance aux violettes. Mais nous, c’est à jamais inféconds que nous étions revenus de la guerre, les reins paralysés, race vouée à la mort, que la mort avait dédaignée. La décision irrévocable de son conseil de révision macabre se formulait ainsi : impropre à la mort ».
Ce passage met en avant l’analyse et la capacité de transmission de Roth qui font de lui un auteur incontournable. Dans son ouvrage à la fois accessible et en même temps ponctué de références historiques, il a réussi à montrer les conséquences sociales de la chute de l’Empire austro-hongrois. Il a démontré combien le peuple est perturbé, dans sa vie privée, par les affaires publiques. Sa clairvoyance permet de faire une histoire sociale de la chute de l’Empire austro-hongrois, certes influencée par sa vie, mais qui demeure pertinente. Malgré les imperfections de l’Empire, certains concitoyens adhéraient aux pratiques et s’étaient fondés une identité en lien avec cet Empire. Sa chute a, certes, conduit à la remise en cause d’une instance politique mais également à celle de la construction des individus. Ces individus sont, également, très interdépendants. Les références à autrui et d’autrui forgent les histoires individuelles et collectives. Cette interdépendance est primordiale dans la mesure où l’histoire ne peut se faire que par la globalité des individus. En outre, Roth se concentre, de manière prégnante, sur les prémisses de problèmes futurs : le nazisme, la question des nationalités, du nationalisme, des frontières, des libertés. Ses œuvres détiennent donc un véritable pouvoir explicatif. La contextualisation permet aux personnages d’incarner des parcours symptomatiques d’une époque tout en restant dans le domaine du possible. Ces diverses raisons m’ont incité à continuer la découverte de l’œuvre de cet écrivain autrichien.
Carole Cocault
Stefan Zweig, que j’ai longtemps vénéré, ayant le privilège de la lire en allemand, vouait une admiration inconditionnelle à Joseph Roth. Ceci apparaît clairement dans le roman « Ostende 1936 » de Volker Weidermann. J’en viens même à penser que le seul véritable écrivain entre Zweig et Roth était le second. Il émane de son écriture une poésie et une finesse incomparable. En comparaison, Zweig apparaît comme un styliste et un observateur, certes doué et fin psychologue, mais moins talentueux que Roth. Entre « La Marche de Radetsky » et « La Crypte des Capucins », j’observe aussi une évolution dans le style de Roth. Dans son dernier ouvrage, l’écriture est plus riche, les phrases plus longues. J’y entends l’accent viennois, alors que dans « La Marche », je perçois l’accent de l’ouest ukrainien, la Galicie, plus rustique. « La Crypte » me rappelle la nostalgie devant la perte d’un monde telle que la suggèrent Elgar dans son concerto pour violoncelle et Richard Strauss dans ses « Vier letzte Lieder ».