L’Instance Equité et Réconciliation au Maroc : quels héritages (III)

L’Instance Equité et Réconciliation au Maroc : quels héritages (III)

Classe Internationale se penche sur la première commission de vérité du monde arabe, l’Instance Équité et Réconciliation (IER) du Maroc. Après un premier article introductif, et la présentation des réussites de l’IER, notre série continue et s’intéresse désormais aux limites de cette commission. 

Les limites du travail réalisé par l’IER

Utilisation par le gouvernement…

La mise en place une commission est intéressante car il s’agit d’une appropriation par le pouvoir du travail de mémoire des années de plomb sans qu’aucune crise majeure ne l’ait suscitée. Cette opération donne la parole aux opposants, mais il s’agit uniquement des victimes, jamais des bourreaux. Cela dénote d’un système politique qui décide lui-même de bâtir une histoire nationale, sans pour autant toucher à ses normes : le roi, pièce centrale de l’autoritarisme des années de plomb, incarne aussi l’ouverture. C’est la même monarchie, à l’origine des années de plomb, qui décide de démocratiser le pays. D’où des interrogations sur la réelle portée de l’instance dans le futur. Certes, des avancées ont été faites, mais pour quelle postérité ? N’était-ce pas avant tout un coup de publicité pour la monarchie, pour se donner une nouvelle et meilleure image, à l’échelle nationale comme internationale ?

Certaines actions de l’Etat marocain vont dans le sens de cette analyse. En effet, il préfère détruire des lieux symboles de la répression – la prison de Tazmamart notamment – plutôt qu’en faire des lieux de mémoire. L’Etat semble ainsi vouloir effacer le passé et imposer une amnésie collective.

 

… pour quels résultats ?

Le champ des violations couvertes par le mandat de l’instance est réduit et surtout ne prend pas en compte les violations, pourtant nombreuses, commises après 1999. L’Association Marocaine des Droits de l’Homme (AMDH) déplore aussi l’impunité laissée aux coupables des crimes. Pour ces raisons, elle rappelle que l’instance n’a obtenu que des « semi-vérités ». Finalement, pour l’AMDH, l’IER n’a pas été suffisante pour clore le dossier des violations passées et faire avancer le pays sur un chemin plus démocratique.

En outre, l’IER a eu une durée de vie très courte par rapport à la période qu’elle couvrait : elle n’a fonctionné qu’entre 2004 et 2005, alors qu’elle devait examiner 43 années, de 1956 à 1999. Elle n’avait aucun pouvoir de contrainte vis-à-vis des autorités (réparations mises à part). Elle ne pouvait donc pas les contraindre à collaborer dans la récolte des informations, et ce en dépit de ses statuts : « toutes les autorités et institutions publiques apportent à l’instance concours et lui fournissent toutes les informations, données lui permettant d’accomplir ses missions » (Article 7). Dans son rapport final, l’IER a déploré la non-collaboration de certaines institutions, sans préciser lesquelles : « Des difficultés ont entravé la recherche de la vérité, parmi lesquelles, figurent notamment la fragilité de certains témoignages oraux auxquels l’Instance a remédié par le recours à des sources écrites, l’état déplorable de certains fonds d’archives nationales quand elles existent, la coopération inégale des appareils de sécurité, l’imprécision de certains témoignages d’anciens responsables et le refus d’autres de contribuer à l’effort d’établissement de la vérité » [14].

Les résultats, certes significatifs, restent ainsi insatisfaisants. Le rapport a été faiblement diffusé et appréhendé. Il n’a été traduit en arabe qu’en juillet 2006 (alors qu’il a été remis au roi fin novembre 2005). Le rapport a été peu médiatisé à l’intérieur du pays, du moins beaucoup moins qu’à l’étranger, bien que sa diffusion interne était une priorité pour continuer le travail de transmission de la vérité et de mémoire.

 

Vérité et connaissance limitée

L’IER a certes mis en lumière de nombreux cas, mais d’autres restent irrésolus. Parmi ceux-là, beaucoup sont des cas politiquement sensibles, puisqu’impliquant des opposants à la monarchie. D’où la critique de l’impartialité de l’instance vis-à-vis de la monarchie. Le cas le plus célèbre restant irrésolu est celui de Mahdi Ben Barka, qui était à la tête de l’Union nationale des forces populaires. Opposant au roi Hassan II, il a disparu en 1965 à Paris. Son corps n’a jamais été retrouvé, et cette affaire reste sensible et non élucidée.

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Mahdi Ben Barka, 1965. Source : Wikipedia

Il faut aussi rappeler les évènements de mars 1965 et de juin 1981 à Casablanca, la révolte des Oulad Khalifa dans le Gharb en 1971, les évènements de janvier 1984 dans le nord du pays, de décembre 1990 à Fès. Tous ces évènements et les disparitions qui y ont eu lieu restent non élucidés en dépit du travail de l’IER.

 

Pas de coupable

L’une des plus grandes critiques faites à la commission de vérité marocaine est d’avoir laissé les coupables dans l’impunité et dans l’ombre.

Cela est d’abord valable au niveau des institutions. Comme le note Amine Adelhamid [15], l’IER n’a pas montré le rôle précis des différentes institutions de l’Etat. Elle s’est concentrée sur les victimes en les laissant parler, une de ses réussites majeures, mais a permis de laisser de côté les coupables. Aucune distinction n’a été faite entre les différents organes : l’armée, la Direction générale des études et de la documentation (services secrets), la Direction générale de surveillance du territoire, le ministère de l’Intérieur, les autorités locales, la justice … Or, il aurait été nécessaire de montrer à quel point ces institutions ont été impliquées dans les violations des droits de l’Homme, pour le droit de savoir des victimes, mais aussi pour pousser à des enquêtes internes, à des « vetting » (filtrage), et à une réforme interne. Cela n’a pas été fait, ce qui explique également le maintien des méthodes. La critique de la violation des droits de l’Homme a bien été faite, le discours des institutions est ensuite allé dans le sens d’une modification des pratiques, mais, en ne nommant pas les institutions coupables, il devient impossible de vérifier si celles-ci ont réellement changé leurs méthodes.

Cependant, l’absence de coupable est surtout valable au niveau des individus. Cette question était toutefois claire et a été déterminée par le mandat de l’IER : en vertu de l’article 6 de ses statuts, la commission ne donne pas de nom, et les victimes ne doivent pas nommer leurs bourreaux en audience publique. D’abord, on peut penser que ne pas donner les noms était une solution plus facile pour permettre la collaboration des autorités étatiques. Ce point n’a été reconnu qu’à demi-mots par l’instance. Ensuite, les membres de la commission ont argué que donner des noms n’était pas nécessaire, que cela aurait divisé davantage la société, sans aboutir à la Réconciliation. Driss Benzekri a noté dans un entretien avec l’organisation Human Rights Watch que l’impossibilité de nommer les responsables ne concernait que les interventions publiques. Les noms recueillis ont ensuite été transmis au roi, à lui-seul, et jamais rendus publics. Dans de telles circonstances, impossible de savoir quelles ont été les conséquences : personnel coupable limogé ? personnel mis en garde ? ou bien cette notification des noms au roi est-elle restée sans suite ?

Pour Asmâa Bassouri, doctorante en droit international à l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, « le Maroc aurait de facto décrété une amnistie générale en n’instruisant pas judiciairement les crimes en question »[16]. Pour elle, sans criminels désigné, l’IER n’a pas réellement servi à quelque chose : « l’accent inégalement mis sur la réparation des victimes plutôt que la punition des criminels pousse certains à dire que l’IER servait uniquement de façade politique puisqu’aucun coupable n’a été mis en cause, ni même appréhendé par un ‘vetting’ pour ne plus occuper ses fonctions au sein des forces sécuritaires et de l’ordre ». De même, pour Susan Slyomovics, « si l’on s’en tient aux témoignages des survivants, les tortionnaires s’évanouissent dans l’anonymat »[17].

On ne peut pas reprocher à l’IER de ne pas avoir fait un procès aux coupables, ce n’était pas son rôle. En revanche, on peut lui reprocher de ne pas avoir poussé à l’action contre les coupables, aussi bien pour que les victimes portent plaintes – mais comment les victimes peuvent-elles avoir confiance en un système judiciaire qui les avait abandonnées?-, qu’auprès de la monarchie pour qu’elle agisse.

Comment la société peut-elle avancer sachant que les tortionnaires sont toujours en poste et restent dans la plus grande impunité ? Le problème de l’absence de coupable touche donc les victimes elles-mêmes, mais aussi la société en générale. Le fait de ne pas donner de nom contribue pour certains au maintien des méthodes : « L’absence de dénonciation et de mise en accusation contribue à la poursuite des politiques d’oppression politique et d’arrestations massives », d’après Ruben Carranza de ICTJ (International Center for Transitional Justice). La répression continue, elle se justifie désormais par la lutte contre le terrorisme.

 

L’incapacité de l’IER à changer les choses pendant son mandat

Le Maroc a mis en place une commission de vérité sans qu’il n’y ait eu de réel changement politique. Alors même que l’IER était en action, les violations des droits de l’Homme se sont multipliées.

Après les attaques terroristes de mai 2003, le parlement a adopté la loi anti-terroriste (loi 03-03), prenant une définition large du terrorisme sur laquelle les autorités pouvaient alors s’appuyer. Les membres des groupes terroristes ciblés par le gouvernement (dont les accusations n’étaient pas toutes avérées) et des journalistes accusés de « faire l’apologie de la terreur » ont été condamnés sur la base de cette loi. Des milliers d’arrestation ont eu lieu. Pendant leur incarcération, les droits humains des détenus n’ont pas été respectés : détention secrète, traitements inhumains et dégradants, torture, procès non équitable.

En outre, les libertés de rassemblement, d’association et d’expression étaient acceptées mais dans la limite de ce que la monarchie et les autorités toléraient. Certaines manifestations ont été interdites par le ministère de l’Intérieur. En mai 2005 par exemple, ces dernières ont violemment réprimé les manifestations à Laayoune, et auraient, selon les ONG de défense des droits de l’Homme, maltraité les personnes arrêtées pendant les manifestations. De même, en septembre 2005, Hasan Zoubairi est décédé suite des actes de torture qu’il a subis en détention. Il était détenu pour avoir volé des ustensiles et du stock du palais royal.

Autre exemple : Ali Lmrabet, journaliste et directeur de deux journaux satiriques. Il a été condamné à quatre ans de prison pour outrage au roi. Il sera gracié après sept mois de détention, puis se rendra en France pour se faire soigner après la grève de la faim qu’il avait menée. Dans une interview donnée à Thierry Ardisson dans Tout le monde en parle en janvier 2004, il rappelait qu’il est allé en prison pour avoir dit que, selon lui, il fallait ouvrir un débat parlementaire au Parlement sur la liste civile royale (argent attribué par l’Etat à la monarchie), pour avoir interviewé un activiste marocain et pour un photomontage à partir d’une photographie officielle du mariage de Mohamed VI. Il déclarait qu’il était insensé que ces trois éléments conduisent à la prison, et regrettait qu’il ait fallu sept mois pour que le roi et son entourage réalisent le « ridicule de la situation »[18]. Dans cette interview, Ali Lmrabet disait ne pas croire en la volonté de démocratisation affichée par Mohamed VI, ni en l’IER dont certains membres étaient des « récupérés ». Il ne s’agirait que de gestes, sans changement réel. Le journaliste annonçait sa volonté de retourner au Maroc car : « mon combat est là-bas, je ne fais rien de mal […] Je cherche juste l’information et en fais des dessins »[19]. S’adressant au roi, il lui a alors dit ne pas être son ennemi et vouloir le bien pour son pays, une sécurité sociale, une vie normale et davantage de démocratie, seul véritable rempart contre la montée des islamistes dans le pays.

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Ali Lmrabet, Mai 2006. Auteur : Dani Sanchez

Les abus de l’exécutif sur le système judiciaire, les mauvais traitements et les violations des droits de l’Homme n’ont pas été pas uniquement une réponse aux attentats de 2004. Ils sont toujours d’actualité.

 

Lisa Verriere

Retrouvez les première et seconde parties de cette série !

 

[14] Instance Equité et Réconciliation, Synthèse du rapport final, Commission nationale pour la vérité, l’équité et la réconciliation, 2006

[15] ADELHAMID Amine, Maroc : le sombre bilan de l’Instance Equité et Réconciliation, 10 avril 2008

[16] BASSOURI Asmâa, Maroc : l’expérience de justice transitionnelle : quel bilan ?, 20 septembre 2016

[17] SLYOMOVICS Susan, Témoignages, écrits et silences : l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation, L’Année du Maghreb, 2008

[18] Tout le monde en parle, Interview d’Ali Lmbaret, 14 janvier 2004

[19] Tout le monde en parle, Interview d’Ali Lmbaret, 14 janvier 2004

 

Bibliographie

Rapports

Amnesty International, « Maroc. La torture, endémique, est utilisée pour arracher des « aveux » et étouffer les voix dissidentes », Rapport Amnesty International, 15 mai 2015 : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2015/05/morocco-endemic-torture/

Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme, « Maroc. Etat des lieux du suivi des recommandations de l’Instance Equité et Réconciliation à l’occasion du 5e anniversaire de la publication de son rapport. Sur les réformes institutionnelles et législatives protectrices des droits humains : des intentions exprimées sans suivi concret », n° 556f, Février 2011. URL : https://www.fidh.org/IMG/pdf/Notemaroc556f-1.pdf

Instance Equité et Réconciliation, « Synthèse du rapport final », Royaume du Maroc, Commission nationale pour la vérité, l’équité et la réconciliation, 2006/1778. URL : http://www.cndh.ma/sites/default/files/documents/rapport_final_mar_fr_.pdf

Instance Equité et Réconciliation, « Rapport Final », Publications du Conseil Consultatif des Droits de l’Homme, 2010 MO 1702. URL : http://www.cndh.ma/sites/default/files/documents/IER_volume_5.pdf

Rapport du séminaire régional de la FIDH « Les commissions de vérité et de réconciliation : l’expérience marocaine », 25-27 mars 2004. URL : https://www.fidh.org/fr/regions/maghreb-moyen-orient/maroc/Les-Commissions-de-verite-et-de

Human Rights Watch, « La commission marocaine de vérité. Le devoir de mémoire honoré à une époque incertaine », Novembre 2005. URL : https://www.hrw.org/sites/default/files/reports/morocco1105frwcover.pdf

Centre International pour la Justice Transitionnelle / ICTJ, « Morocco Still a Model for Justice in MENA, but Questions Remain », 2 août 2016. URL : https://www.ictj.org/news/morocco-still-model-justice-mena-questions-remain

Mission Maroc, « Les Auditions Publiques de l’Instance Equité et Réconciliation », Mission Permanente du Royaume du Maroc auprès de l’Office des Nations Unies et des autres Organisations Internationales à Genève. URL : http://www.mission-maroc.ch/fr/pages/263.html

Ouvrages

SLYOMOVICS, Susan, « Témoignages, écrits et silences : l’Instance Équité et Réconciliation (IER) marocaine et la réparation », L’Année du Maghreb, IV | 2008, 123-148.

VAIREL Frédéric, « Le Maroc des années de plomb : équité et réconciliation », Politique africaine, 2004. URL : https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2004-4-page-181.htm

BOUKHARI Ahmed, Le Secret : Ben Barka et le Maroc, un ancien agent des services spéciaux parle, Michel Lafon, Février 2002

Mémoires

ASWAB, Mohamed, « L’instance équité et réconciliation et la problématique des droits de l’Homme au Maroc », Mémoire Online, Hassan II Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Casablanca, 2006, URL : https://www.memoireonline.com/07/08/1342/instance-equite-reconciliation-problematique-ddh-maroc.html :

Presse

ADELHAMID, Amine, « Maroc : le sombre bilan de l’Instance Equité et Réconciliation », Mouvements, 10 avril 2008. URL : http://mouvements.info/maroc-le-sombre-bilan-de-linstance-equite-et-reconciliation/

ABDELAHAD, Sebti, « Instance Equité et Réconciliation, dix ans après … », Zamane, 23 avril 2014. URL : http://zamane.ma/fr/instance-equite-et-reconciliation-dix-ans-apres/

Afrik, « Maroc : l’expérience de justice transitionnelle : quel bilan ? », 20 septembre 2016. URL :  http://www.afrik.com/maroc-l-experience-de-justice-transitionnelle-quel-bilan

Aujourd’hui Le Maroc, “Encore 32% d’analphabètes au Maroc : Les femmes, premières victimes du fléau”, 11 Septembre 2017. URL : http://aujourdhui.ma/societe/encore-32-danalphabetes-au-maroc-les-femmes-premieres-victimes-du-fleau

Aujourd’hui Le Maroc, IER : Les indemnités débloquées s’élèvent à près de 2 MMDH, 8 Mai 2018, URL : http://aujourdhui.ma/actualite/ier-les-indemnites-debloquees-selevent-a-pres-de-2-mmdh

Sputnik, “Le mariage de mineurs, le fléau du Maroc”, 23 mars 2017. URL : https://fr.sputniknews.com/international/201703291030672280-maroc-mariage-mineurs/

Tel Quel, “Mariage des mineurs : la situation marocaine pire que celle de ses voisins”, 20 Mai 2015. URL : https://telquel.ma/2015/05/20/comment-eradiquer-mariage-mineurs_1447642

Yabiladi, « Rabat : Plus de 17 000 dossiers de l’Instance équité et réconciliation remis aux Archives du Maroc », 10 décembre 2017. URL : https://www.yabiladi.com/articles/details/60059/rabat-plus-dossiers-l-instance-equite.html

Interviews

Tout le monde en parle, Interview d’Ali Lmbaret, 14 janvier 2004. URL : http://www.ina.fr/video/I09019255/index-video.html

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