L’échec d’une médiation internationale dans la résolution des Printemps arabes. Le cas de la Syrie (III/III)

L’échec d’une médiation internationale dans la résolution des Printemps arabes. Le cas de la Syrie (III/III)

Le 15 mars 2018, la Syrie est entrée dans sa huitième année de guerre civile, celle-ci ayant débuté le 15 mars 2011, prenant corps dans les mouvements de révolte qui se généralisent dans le monde arabe sous le nom de « Printemps arabes » . En sept ans, le conflit avait déjà fait plus de 353 000 victimes. Dès 2012, les conférences de la paix à Genève organisées sous l’égide des Nations Unies ont eu pour objectif de trouver une solution politique au conflit syrien. Après une première et deuxième partie consacrées aux négociations de 2011 à 2016, Classe Internationale revient sur la période qui s’étend de 2016 à 2016.

De l’hiver 2016 au printemps 2018 : nécessité d’une solution russe au conflit syrien ?

Fin 2016, l’ONU impuissante face au parrain russe

Le renforcement de la relation bilatérale entre Washington et Moscou ne doit pas cacher l’affrontement entre les deux puissances au sujet de la Syrie au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. Le 3 octobre, les États-Unis interrompent les pourparlers avec la Russie sur un cessez-le-feu, la trêve conclue un mois plus tôt ayant été pulvérisée. Washington demande une enquête pour crimes de guerre visant le régime syrien et la Russie. Les tensions se font de plus en plus sentir après cinq ans d’un conflit interminable et irrésoluble. De son côté, la Russie se détourne de son partenaire américain et se tourne vers un intermédiaire de second rang mais ayant un pouvoir tout aussi important au sein de l’ONU : la France. Le 6 octobre, Sergueï Lavrov reçoit Jean-Marc Ayrault et déclare que la Russie est enfin « prête à travailler » sur le projet de résolution proposé par la France. Malgré les tensions, les deux puissances se réunissent encore pour essayer d’apporter une solution au conflit, intégrant cette fois-ci les pays concernés au plan régional (comme à Lausanne à la mi-octobre, avec plusieurs ministres des Affaires étrangères du Moyen-Orient). Ce nouvel agencement multilatéral annonce deux choses : un effacement des puissances européennes, progressivement écartées des négociations par les plus importantes et concluantes, et un nouveau format de discussions recentré sur les puissances régionales, dirigées par la Russie et qui s’incarne par le « processus d’Astana » développé en parallèle de celui de Genève.

De leur côté, les ministres des Affaires étrangères de l’UE, en désaccord sur l’opportunité d’éventuelles sanctions contre la Russie, approuvent le principe de nouvelles mesures restrictives contre les soutiens du régime syrien. C’est une attitude très timide face à Moscou. De plus, la rencontre très tendue à Berlin le 19 octobre entre François Hollande, Angela Merkel et Vladimir Poutine ne parvient pas empêcher la reprise des bombardements syriens sur Alep-Est dans la nuit du 22 au 23 octobre. Qui plus est, le 5 décembre, pour la sixième et la cinquième fois respectivement, la Russie et la Chine mettent leur veto à une résolution demandant une trêve de sept jours à Alep. Moscou veut donner la priorité à des pourparlers bilatéraux avec les États-Unis, malgré les tensions. Cela n’empêche pas le Conseil de sécurité de décider le déploiement immédiat d’observateurs pour sécuriser le transfert hors d’Alep des populations et des forces rebelles. L’ONU semble exaspérée par l’absence d’avancée concrète dans la résolution du conflit. La résolution 2332[10] de décembre 2016 « Déclare de nouveau qu’en l’absence de règlement politique du conflit syrien la situation continuera de se détériorer ». Elle souligne avec force le besoin de faciliter une transition politique conduite par les Syriens, conformément aux communiqués de Genève et de Vienne. Cette volonté affichée de transmettre au peuple syrien les rennes d’une solution politique trouvée en interne va dans le sens d’une réorientation régionale des négociations ainsi que l’effacement des Nations unies.

En 2017, la Russie impose le processus d’Astana

Progressivement, la Russie s’impose comme la nouvelle puissance régionale du conflit Syrien. En effet, la Turquie et la Russie se mettent bilatéralement d’accord sur un cessez-le-feu en Syrie, en excluant à nouveau les Européens et les Américains, et accélérant de fait volontairement le recentrage régional. L’initiative de la Russie et de la Turquie est toutefois entérinée dans une résolution du Conseil de sécurité[11]. L’ONU ne semble pas vouloir être démise aussi facilement de son pouvoir de médiation et essaye de conserver un relatif contrôle. C’est ainsi que Moscou est contraint d’accepter que les pourparlers qui doivent se dérouler à Astana, au Kazakhstan soient placées sous l’égide  des Nations unies. Staffan de Mistura espère que le processus d’Astana permettra « une désescalade significative de la violence et contribuera à façonner un environnement propice aux négociations politiques intra-syrienne à Genève ». Ce nouveau dispositif vient s’ajouter en complément de celui de Genève : le processus d’Astana a pour ambition de régler les questions militaires et stratégiques, tandis que le processus de Genève s’intéresse davantage aux questions politiques, démocratiques et d’avenir de la Syrie. En effet, l’ONU cherche tout particulièrement à régler la question de la Constitution et des élections futures. Les négociations entre le régime de Bachar al-Assad et l’opposition s’ouvrent donc le 23 janvier 2017, sans que les puissances européennes et américaine y soient présentes. Au terme de cette discussion, une déclaration commune est adoptée par les trois parrains russe, iranien et turc, afin d’instaurer un mécanisme de surveillance du cessez-le-feu. Toutefois le document final ne sera pas signé par les deux délégations syriennes participantes, car les divergences entre rebelles se sont réaffirmées.

Un cinquième tour de négociations commence à Genève le 23 février et s’achève sans résultat, ce qui est peu surprenant. Les conférences de paix de Genève apparaissent de plus en plus comme des vitrines diplomatiques vides de sens. Un nouveau cycle de pourparlers de paix a lieu les 14 et 15 mars à Astana, mais est boycotté par les rebelles, bien présents à Genève en revanche… Cela peut s’interpréter comme un refus de la part des rebelles de prendre part à des discussions qui sont clairement orientées en faveur de la Syrie, car parrainées par la Russie et l’Iran, et par la Turquie qui s’arrange pour défaire les intentions pro-kurdes. Il faut noter toutefois que le processus d’Astana connait lui aussi des difficultés à concrétiser ses bonnes intentions : en juillet, il échoue à définir des « zones de désescalade » ce qui était pourtant son objectif principal.

Aux Etats-Unis, le nouveau gouvernement conservateur de Donald Trump entre en jeu à partir de janvier 2017 et accélère le retrait américain de la question syrienne, déjà entamé par son prédécesseur Barack Obama. Les États-Unis, la France et le Royaume-Uni proposent une résolution au Conseil de sécurité pour condamner l’attaque chimique du 4 avril contre la ville Khan Cheikhoun dans l’ouest du pays, tenue par les rebelles syriens, et Donald Trump ordonne l’attaque d’une base syrienne. Cette décision est en claire rupture avec la politique menée jusqu’alors, les États-Unis ayant toujours évité de viser directement le régime de Bachar al-Assad. Un sixième cycle de négociations à Genève s’achève le 19 mai 2017, sans entraîner de réels progrès non plus. En parallèle des négociations internationales de Genève, une procédure d’évaluation en vue d’éventuelles sanctions contre les parties prenantes au conflit syrien se met en place. Cette avancée juridique se fait bien tardivement dans le déroulement du conflit… Le Mécanisme international d’enquête créé par l’Assemblée général de l’ONU en juillet est chargé de centraliser les preuves des crimes en Syrie et pourra porter des accusations contre les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité – mais ne pourra pas les juger. Au même moment, la magistrate suisse Carla Del Ponte démissionne de la commission d’enquête sur la Syrie de la CPI, ayant le sentiment « d’être uniquement utilisée comme une enquêtrice alibi sans soutien politique ». Damas n’étant pas partie à la CPI, il faudrait que la cour soit saisie par le Conseil de sécurité de l’ONU pour qu’une enquête soit ouverte – ce qui n’arrivera pas à cause du véto russe systématique. Tout comme la solution politique, la solution juridique est donc dans l’impasse.

Tensions entre Damas et Moscou – aucune médiation possible ?

Des tensions entre Moscou et Damas émergent cependant à partir de l’hiver 2017, alors que la Russie avait toujours défendu son protégé syrien avec acharnement. Moscou semble exaspérée par l’attitude de Damas qui empêche toute avancée concrète dans la résolution du conflit. En novembre, Vladimir Poutine reçoit les présidents turc et iranien, ce qui souligne de plus en plus la formation d’un processus de discussion trilatéral, mais excluant la Syrie. En effet, les ambitions régionales de la Russie au Moyen Orient semblent dépasser le simple cadre syrien. La puissance russe cherche à s’imposer comme la nouvelle puissance mondiale dans la région. Après une septième phase peu concluant en juillet, le huitième tour des négociations de Genève s’ouvre fin novembre. Le président syrien s’affirme de moins en moins dans les discussions, chaperonné par son parrain russe. Sous la pression de Moscou, Damas accepte un cessez-le-feu dans la Ghouta orientale, mais Bachar al-Assad refuse de participer à la deuxième partie des discussions. Cette décision n’est pas à interpréter comme un message de fermeté envoyé à l’opposition qui réclame toujours son départ comme préalable aux discussions, mais plutôt comme la démonstration de l’agacement du régime vis-à-vis de son allié russe, accusé de ne pas assez protéger les intérêts du gouvernement syrien. Tout comme les précédents, ce tour de négociations accuse un échec.

Le processus d’Astana connaît également des difficultés. Le sommet sur l’avenir de la Syrie organisé en janvier 2018 par la Russie à Sotchi sur l’initiative turque et iranienne échoue car boycotté par une grande partie de l’opposition. Celle-ci ne reconnaît pas ce processus comme légitime car elle considère qu’il n’est pas neutre. Cela souligne tout le cercle vicieux qui se cache derrière l’existence d’un double jeu de négociations : le processus de Genève n’est pas assez efficace et ne débouche sur rien ; et le processus d’Astana, qui se veut beaucoup plus efficace et direct, n’est pas légitimé par l’opposition et ne peut donc pas faire avancer la résolution du conflit.

Conclusion

Pour de nombreux analystes de la crise syrienne, les négociations de Genève sont une comédie. D’une part, les émissaires de Damas font du « tourisme politique » (pour reprendre la formule de Frédéric Pichon, dans Syrie, Une guerre pour rien) car ils savent l’opposition fragmentée et impuissante, sans articulation militaire décisive sur le terrain. D’autre part, l’opposition continue d’exiger le départ d’Assad avant de poursuivre les négociations. Ce qui pouvait encore être compréhensible en 2012 ne peut plus l’être aujourd’hui. Il semble que même l’ONU soit consciente de la vanité de ses conférences de paix, puisque Staffan de Mistura a insisté auprès de Vladimir Poutine pour qu’il fasse pression sur le régime de Damas, indiquant bien qu’il comprend le rôle primordial de la Russie comme intermédiaire. Pour Frédéric Pichon, le sort de la crise syrienne s’est déjà en partie joué à Astana en décembre 2016 et à Sotchi en novembre 2017. En invitant par surprise Bachar al-Assad lors de sa rencontre avec Recep Erdogan et Hassan Rohani, Vladimir Poutine fait comprendre que Assad doit faire partie de l’équation. Le président russe s’impose comme le maître des négociations syriennes et l’Iran et la Turquie ont remplacé les Etats-Unis comme ses nouveaux bras droits. C’est d’un accord entre ces trois pays et le régime de Damas que découlera une solution politique – et non des négociations internationales avec les puissances européennes et américaines.

A mesure que les Etats-Unis s’effacent de la scène syrienne depuis 2015, la Russie remplace leur rôle de maître du jeu. Vladimir Poutine multiplie les rencontres diplomatiques depuis la fin 2017 : Iran, Turquie, Arabie saoudite et Qatar, Etats-Unis et Israël, Irak, Egypte et Jordanie… Moscou semble vouloir jouer le rôle d’émissaire de l’ONU en essayant de faire la synthèse des intérêts de toutes ces puissances rivales. Elle refuse le rôle de médiateur normalement concédé de l’ONU et se l’approprie pour modeler le futur jeu de pouvoir au Moyen-Orient. Cela prouve bien que l’ONU est dépassée dans son rôle de médiation de conflit au niveau régional. Comment cette impuissance onusienne s’explique-t-elle ? A la différence des Russes qui reposent leur force diplomatique sur une importante intervention militaire, Staffan de Mistura ne bénéficie empiriquement d’aucun appui militaire ou d’arguments réellement coercitifs. Certes, il y a eu les bombardements américains, français et britanniques, mais ils sont surtout la réponse à des attaques terroristes directes à l’encontre de ces pays. Le véto russe bloque toute action concrète de l’ONU. Dès lors, Genève n’est plus qu’un lieu de discussions parmi d’autres dans la stratégie russe : Moscou, Astana et Sotchi deviennent les vrais lieux de négociations, à l’abri d’une médiatisation occidentale.

Alors qu’autrefois, les paix se signaient à Genève, Paris ou Camp David, Moscou, Astana et Sotchi entrent dans les annales diplomatiques en matière de négociations de paix. Force est de constater que les huit tours de négociations à Genève n’ont mené à presque rien de concret – si ce n’est en termes d’aide humanitaire. Rien d’effectif n’a abouti en ce qui concerne l’utilisation d’armes chimiques, la coordination entre toutes les forces d’opposition ou la question de la transition politique. Ce n’est pas vraiment la faute des émissaires des Nations-Unies (Kofi Annan, Lakhdar Brahimi et Staffan de Mistura) qui se sont dévoués dans cette mission quasi-impossible. Depuis la première conférence de Genève en juin 2012 où une feuille de route est élaborée pour conduire vers la fin des hostilités et une transition politique, les principaux acteurs du conflit ont vidé la méthode pacifique de sa substance. Pour Sergueï Lavrov, les discussions multilatérales d’Astana seront une chance « de faire le point sur l’engagement des différentes parties à réfréner l’usage de la force et à promouvoir le processus politique » de Genève.  

Cependant, à mon avis, les discussions de Genève ne doivent pas pour autant être considérées comme si inutiles qu’on veut le faire croire. Elles permettent, sur le principe, de réunir tous les acteurs du conflit et de maintenir un certain statu quo, à défaut d’arriver à une vraie solution. Elles évitent également que la paix en Syrie ne devienne une paix russe. La paix en Syrie doit être l’aboutissement d’un règlement sous l’égide de l’ONU et pas uniquement du seul fait de Moscou, Ankara et Téhéran.

Bibliographie

Ouvrages universitaires

Astié, Pierre, Dominique Breillat, et Céline Lageot. « Repères étrangers », Pouvoirs, vol. 140 à 166, 2011 à 2018.

Encel, Frédéric. « Chapitre 3. Ce que le Printemps arabe a révélé des puissances », Géopolitique du Printemps arabe, Presses Universitaires de France, 2014, pp. 137-204.

Pichon, Frédéric, Syrie, Une guerre pour rien, Editions du Cerf, 2017.

Articles de presse

Lema, Luis, « Syrie: à Genève, les négociations de la colère », Le Temps, publié le 28 novembre 2017, consulté le 2 janvier 2019. URL : https://www.letemps.ch/syrie-geneve-negociations-colere.

Clemenceau, François, « Syrie : les difficiles négociations avec Bachar el-Assad à Genève », Le Journal du dimanche, publié le 28 novembre 2017, consulté le 2 janvier 2019.  URL : https://www.lejdd.fr/International/Moyen-Orient/syrie-les-difficiles-negociations-avec-bachar-el-assad-a-geneve-3504887.

« Il n’y a pas eu de vraies négociations à Genève sur la Syrie », Le Vif, publié le 14 décembre 2017, consulté le 2 janvier 2019. URL : https://www.levif.be/actualite/international/il-n-y-a-pas-eu-de-vraies-negociations-a-geneve-sur-la-syrie/article-normal-771035.html?cookie_check=1546425088

Bradley, Simon, « Négociations de Genève : la paix en Syrie est-elle possible ? », Swiss Info, publié le 16 mai 2017, consulté le 2 janvier 2019. URL : https://www.swissinfo.ch/fre/politique/pourparlers-6e-tentative-_n%C3%A9gociations-de-gen%C3%A8ve-la-paix-en-syrie-est-elle-possible/43186256

« Syrie : Astana et Genève, deux réunions pour faire taire les armes », Le Parisien, publié le 15 février 2017, consulté le 3 janvier 2019. URL : http://www.leparisien.fr/flash-actualite-monde/syrie-astana-et-geneve-deux-reunions-pour-faire-taire-les-armes-15-02-2017-6682554.php

Lastennet, Zoé, « Syrie : les six raisons pour lesquelles la Russie défend encore le régime de Bachar al-Assad », Le Journal du Dimanche, publié le 16 avril 2018, consulté le 20 janvier 2019. URL : https://www.lejdd.fr/International/Moyen-Orient/syrie-les-6-raisons-pour-lesquelles-la-russie-defend-encore-le-regime-de-bachar-el-assad-3628127

[10] http://undocs.org/fr/S/RES/2332(2016)

[11] http://undocs.org/fr/S/RES/2336(2016)

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