Soldats tchadiens et leur pick-up Toyota en 2008. Le véhicule est la bête de somme des mouvements « hybrides » dans le monde. Peu cher à l’achat et à l’entretien, très mobile et facile à trouver dans le milieu civil, il permet en outre l’emport d’une gamme variée d’armement. Source : Wikipedia.
Classe Internationale continue sa série sur la « guerre hybride », et vous propose aujourd’hui le second volet de la série consacré à la définition du concept de la « guerre hybride ». Il est apparu pour la première fois en 2005, sous la forme d’un article rédigé[1] par le lieutenant-colonel Frank G. Hoffmann et le général James N. Mattis de l’U.S. Marine Corps, dans un contexte où les déconvenues sur le théâtre d’opération irakien s’accumulaient pour les États-Unis. Alors que le général Mattis a continué sa carrière militaire – il fut le commandant de toutes les forces états-uniennes opérant au Moyen Orient entre 2011 et 2013 avant d’être nommé Secrétaire à la Défense en 2017 -, le lieutenant-colonel Hoffmann, désormais rendu à la vie civile, s’est dédié à donner vie à son concept. Il est alors devenu le principal acteur du débat naissant sur le concept de « guerre hybride », en il publia le premier ouvrage dédié à ce concept en 2007[2]. Au fur et à mesure, le concept de guerre « hybride » s’est affiné, au point que Frank G. Hoffmann en donna une définition complète et succinte en 2009 : « je définis une menace hybride ainsi : tout adversaire qui emploie simultanément et de façon adaptative un mixte d’armes conventionnelles, de tactiques irrégulières, de terrorisme et de comportements criminels dans l’espace de bataille afin d’atteindre ses objectifs politiques[3] ». En parallèle, le concept de « guerre hybride » fut progressivement repris dans le débat institutionnel politico-militaire aux États-Unis, notamment lorsque le général James N. Mattis devint le Commandant Suprême Allié pour la Transformation de l’O.T.A.N. entre 2007 et 2009. De cette position, le Général Mattis a permis l’essor du concept de « guerre hybride » au sein des structures otaniennes. En effet, le poste du Général est stratégique pour le futur de l’Alliance atlantique. Il est responsable de l’élaboration des doctrines communes aux pays membres de l’Alliance ainsi que de porter une réflexion sur le rôle de l’Alliance et sur sa capacité à faire face aux menaces futures. Le titulaire d’un tel poste a donc une parole de poids dans le débat politico-militaire occidental, alors en pleine ébullition tant les échecs s’accumulent en Irak comme en Afghanistan.
En effet, le concept de « guerre hybride » arrive à point nommé. Il fut utilisé pour qualifier ces échecs par l’usage d’un terme à la fois commode et novateur – un buzzword – qui peut être accolé à n’importe quel phénomène armé non facilement identifiable. Ainsi, selon le chercheur Élie Tenenbaum, « le mot de guerre hybride est venu à désigner tout ce qui était nouveau ou en dehors des cadres habituels de la stratégie militaire – le crime organisé, le cyber, la guerre de l’information, voire la politique énergétique ou la diplomatie culturelle…[4] ». Cette modularité n’a pas échappé aux états-majors, tant l’introduction d’un nouveau concept, suffisamment précis pour être pertinent mais suffisamment flexible pour désigner un grand nombre de menaces, semblait être une des solutions majeures pour corriger la stratégie des armées occidentales dans des conflits où elles font face à un « acteur hybride ». Ce dernier, comme tout acteur de la guerre, construit son action et conçoit ses opérations sur une stratégie opérationnelle – la définition des opérations militaires proprement dite – (1), qu’il met en œuvre grâce à des moyens choisis pour leur conformité avec les objectifs stratégiques. Tout un processus de sélection de matériels s’enclenche alors : la stratégie des moyens ou l’acquisition de matériels pour des fins militaires (2).
Le général états-unien James N. Mattis. Co-auteur du concept de la « guerre hybride », il en fut également le promoteur lorsqu’il devint le Commandant Suprême à la Transformation de l’OTAN. En 2017, Donald Trump le choisit comme Secrétaire à la Défense. Source : Wikipedia.
Section 1. La stratégie opérationnelle d’un acteur hybride
Le passage à une stratégie de « guerre hybride », qui peut tout aussi bien être contraint que souhaité, démontre la volonté de mener une guerre de l’information à l’ennemi.
Une stratégie de « guerre hybride » peut tout aussi bien être la seule possible, imposée par la situation et l’adversaire, qu’une stratégie délibérée, choisie en amont. Les déconvenues des armées occidentales en Irak et en Afghanistan seraient la conséquence de la volonté d’acteurs présentés comme « hybrides » de saper la confiance de leurs adversaires plus fort qu’eux, en les détournant du rapport de force militaire où ces derniers seraient favorisés. C’est ce que cherche à démontrer Frank G. Hoffmann, selon qui un acteur hybride « incorpore tout un spectre de différents modes de guerre comprenant des capacités conventionnelles [celles des États], des tactiques et des formations irrégulières, des actes terroristes qui incluent une violence et une coercition indiscriminée, le désordre public. Les guerres hybrides peuvent être menées tant par les États que par une variété d’acteurs non étatiques [afin de] provoquer des effets synergiques sur les dimensions physiques et psychologiques du conflit [5] ». Le concept de « guerre hybride » peut se concrétiser sous des formes variées. Elle peut être défensive, comme le montre le système élaboré par le colonel français Guy Brossollet pour l’armée française pendant la Guerre Froide[6]. Selon lui, il s’agit de construire un système de défense, et non d’attaque, afin de faire face au rouleau compresseur soviétique en cas de conflit de haute intensité en Europe. La stratégie de « guerre hybride » peut également être offensive comme ce fut le cas en Afghanistan au début de l’opération Enduring Freedom, entre 2001 et 2002. Avant l’arrivée des forces régulières, la coalition menée par les États-Unis conduit une stratégie de « combat couplé[7] ». Ce concept, inventé par le chercheur Thomas M. Huber sous le terme de « compound warfare », consiste en l’emploi simultané d’une force régulière et d’une force irrégulière contre un ennemi commun. Autrement dit, l’opérateur du concept augmente sa puissance militaire, en appliquant dans le même temps la force conventionnelle et la force non-conventionnelle. Ainsi, des équipes d’opérateurs des forces spéciales états-uniennes soutinrent les milices afghanes de l’Alliance du Nord afin de réduire les positions des talibans. C’est ainsi que la ville de Mazar-E-Sharif fut prise le 9 novembre 2001 par la milice de Mohammed Atta appartenant à l’Alliance du Nord, avec le soutien de l’intervention des bombardiers B-52 Stratofortress de l’U.S. Air Force dont les bombes furent guidées par les opérateurs du 5th Special Forces Group de l’U.S. Army présents au sol[8].
Adopter une « stratégie hybride » peut également être un outil de conquête du pouvoir sur un territoire dévasté par une force « régulière ». Ce dernier parvient, par la force de sa résistance dirigée contre la force « régulière » massive et technologique, à gagner le soutien des populations soumises aux bombardements et aux bavures de la force « régulière ». Il peut alors établir des bases territoriales solides où il peut exercer les pouvoirs d’administration normalement dévolus à un État constitué. C’est notamment le cas du mouvement chiite libanais Hezbollah. Nous pouvons alors distinguer cette « hybridation contrainte » de l’« hybridation instrumentale[9] ». Cette dernière résulte d’un choix assumé en faveur d’une stratégie « hybride » face à un adversaire dont on a étudié toutes les caractéristiques afin d’en déterminer ses points faibles. Il s’agit de ne pas dépasser un seuil dans l’emploi de la force, qui ferait basculer l’acteur hybride dans le registre de la guerre conventionnelle de haute intensité. Cette stratégie s’oppose logiquement à l’« hybridation contrainte », où l’acteur n’a pas d’autre choix que d’adopter un système « hybride ». L’exemple des forces armées finlandaises au cours de la Guerre d’Hiver (1939 – 1940) est le plus cité, dans la mesure où elles ont mis en déroute les assauts conventionnels de l’Armée Rouge grâce à une stratégie de harcèlement des forces soviétiques et d’évitement du choc frontal face à un ennemi bien supérieur.
Vouloir mener une « guerre hybride » signifie vouloir mener une guerre de l’information. Il s’agit moins de décrocher une victoire décisive au cours d’une bataille rangée que de l’obtenir par une stratégie de long terme. La créativité opérationnelle et l’innovation technologique deviennent alors les maîtres mots pour toute organisation « hybride » cherchant à contourner les avantages tactiques de l’adversaire, afin de semer le doute dans son organisation et sur le caractère « légitime » de son action. Aussi, l’acteur « hybride » ne reconnaît qu’une seule loi : la quête de l’efficacité maximale. La manœuvre « hybride » cherche à amener l’armée régulière dans un « dilemme opératif de concentration-dispersion [10] » selon Élie Tennenbaum. Le but est d’exploiter les faiblesses du mode d’action de l’ennemi régulier, dont l’organisation est moins flexible qu’un mouvement irrégulier. En effet, parce que ce dernier cherche la bataille décisive, il consacre ainsi toute la puissance de son système de force en moment et lieu choisis. Il l’organise également en régiments regroupés dans des brigades dépendantes de divisions. L’acteur régulier mobilise une chaîne de commandement lourde – on ne compte plus les états-majors – lorsqu’il concentre le maximum de ses forces dans une opération, mais dans le même temps, il se doit de protéger ses bases et ses lignes logistiques situées à l’arrière du front. Il doit prendre la maîtrise du cadre socio-politique – la population – dans lequel il inscrit son action. L’acteur « régulier » est contraint à se disperser pour maîtriser le territoire conquis et y maintenir l’ordre, première condition pour l’obtention de la victoire. L’acteur « hybride » se déploie alors partout pour épuiser son adversaire par l’utilisation de technologies « leviers » décuplant sa puissance et d’une stratégie « irrégulière » adaptée aux points faibles de son ennemi, mais en prenant garde à ne jamais franchir le « seuil » qui le ferait basculer dans le domaine de la guerre « régulière ». Aussi, au lieu d’être focalisée sur la destruction de l’ennemi, la stratégie « hybride » reprend le concept du colonel Brossollet alternant « coup d’épingles et coup de poings », sous la forme d’attaques décentralisées et en « essaim » dirigées par une chaîne de commandement légère. Plus connue sous le nom de « swarming », l’attaque en essaim fut conceptualisée par les chercheurs états-uniens John Arquila et David Ronfeldt et consiste à « attaquer l’adversaire depuis toutes les directions de manière simultanée, que ce soit par le feu ou la force [11] ». Ne pouvant « décapiter » son adversaire régulier, l’acteur « hybride » le fuit et ne l’attaque qu’au moment où il est le plus faible, mais surtout uniquement au moment propice à l’instigation du doute au sein des forces armées régulières et de leurs États, car « la victoire est une affaire cognitive [12] » selon le général Dan Halutz, chef d’état-major des forces armées israéliennes entre 2005 et 2007. Le champ de bataille déborde du seul domaine tactico-militaire, et il se déploie aussi dans le domaine des perceptions. Si le soldat, et à travers lui le citoyen, ne perçoit pas l’utilité de l’action militaire conduite, la faculté de résilience de la force régulière, indispensable pour compenser les pertes subies et maintenir la population et la troupe convaincues de la nécessité de la guerre, serait amoindrie, et la technologie ne pourrait rien faire pour y remédier. Dès lors, le facteur de la volonté d’un État à remporter la victoire, autrement dit le prix du sang qu’il est prêt à payer, est fondamental pour comprendre le concept de « guerre hybride » qui est, avant toute chose, un concept de guerre de l’information. Il exploite les vulnérabilités créées par l’intrusion croissante de l’importance d’être informé en temps réel au sein des populations. C’est ce qui fonde également l’aspect « disruptif » du concept de « guerre hybride », qui émerge dans un contexte où nous prenons conscience de notre dépendance à l’information et à la vulnérabilité de celle-ci à différentes tentatives de manipulations. Le piratage du compte Twitter de l’agence de presse Associated Press en avril 2013 par un groupe de hackers proches du gouvernement syrien suffit à rappeler cette vulnérabilité informationnelle de nos sociétés contemporaines. En affichant le message « Deux explosions à la Maison Blanche, Obama blessé », les « hacktivistes » du groupe Syrian Electronic Army firent chuter l’indice du Down-Jones de près de 130 points, « ce qui représente l’équivalent de la dette budgétaire annuelle française » selon le chercheur Jean-Charles Coste [13].
Les attaques du 11 septembre 2001 n’ont pas été réalisées avec des moyens militaires, à l’exception des armes utilisées par les terroristes pour prendre le contrôle des avions. Pourtant, le choc politique fut terrible : la première puissance militaire mondiale, qui n’avait jusqu’alors jamais subi de bombardements, était touchée en son coeur, car elle avait été frappée là où elle ne l’attendait pas. Source : Wikipedia.
Section 2. La stratégie des moyens d’un acteur « hybride »
L’acteur « hybride » a un rapport à la technologie plus équilibré et fondamentalement différent d’un acteur « régulier », ce que l’on peut constater dans les différentes stratégies des moyens qu’un acteur hybride peut mener.
L’acteur « hybride » a un rapport à la technologie plus équilibré, ce qui le distingue d’un acteur « régulier ». La définition générale d’un mouvement « hybride » insiste d’emblée sur son rapport à la technologie. L’utilisation de l’adjectif « hybride » n’est pas neutre à une époque marquée par la transition écologique, où ce mot est employé dans tous les domaines techniques de l’écologie. Toutefois, nous ne pouvons pas nous limiter à la seule définition « mouvement irrégulier + technologies de pointes » pour désigner un acteur « hybride ». Un acteur « hybride » ne possède pas toute l’amplitude de moyens à disposition des armées régulières, étant donné qu’il n’a pas les capacités industrielles, économiques et militaires pour concevoir, construire, entretenir et utiliser des systèmes d’armes complexes. Face à ces contraintes, l’acteur « hybride » se doit d’être créatif, en interrogeant la pertinence tactique et stratégique de chaque choix matériel effectué : « c’est le combattant qui donne sens à ses outils, la mission qui prime sur toute autre considération, et non une relation inversée, où l’armement déterminerait tant la mission que les buts de guerre [14] » selon le chercheur Joseph Henrotin, rédacteur en chef de la revue Défense et Sécurité Internationale. Pourtant bien comprise par les mouvements « hybrides », la nécessité d’entretenir un rapport distant avec la technologie aurait été oubliée par les armées occidentales, où la doctrine du « tout-technologique » serait devenue la norme, à tel point que le combat mené s’établit uniquement en fonction de ce que la technologie peut faire ou ne pas faire. Une armée telle que l’U.S. Army ne pourrait alors mener le combat qu’avec le fusil dans la main droite et le manuel d’utilisation de l’arme dans la main gauche ! Les mouvements « hybrides » ne s’embarrassent pas de tels obstacles à leur liberté de manœuvre. Contrairement à une institution militaire rétive à l’innovation, un acteur non-étatique dispose d’un surcroît de souplesse organisationnelle. Il n’a comme seule contrainte l’atteinte de ses objectifs stratégiques, il peut s’affranchir aisément des doctrines et des tactiques car il n’est pas soumis aux pesanteurs administratives et industrielles et à l’importance des traditions que l’on retrouve dans toute institution militaire, et qui structurent sa vision du combat fondée sur le caractère « sacré » de la doctrine. Alors que la doctrine a pour vocation initiale d’élaborer les voies d’accès au succès militaire pour atteindre les objectifs stratégiques d’une armée, le suivi de la doctrine aurait pour fâcheuse conséquence de disqualifier toute proposition innovante, au fur et à mesure que la doctrine est assimilée et pratiquée par les forces. C’est ce que le colonel Michel Goya et capitaine Marc-Antoine Brillant mettent en avant ; le suivi béat de la doctrine « formerait alors comme un sentier de plus en plus profond et de plus en plus confortable au fur et à mesure qu’on l’emprunte. La doctrine est ainsi confortée et affinée sans cesse par la pratique. L’explicite des textes devient l’implicite des habitudes et, tant que les choses fonctionnent comme prévu, on finit par ne plus se poser de questions [15] ». Ainsi, les armées occidentales n’auraient pas pu voir les évolutions de la guerre à l’œuvre depuis les années 1960, alors que l’acteur « hybride » a considérablement modifié son arsenal et ses pratiques, étant donné qu’il a amplement bénéficié des processus de diffusion et de facilitation de l’usage des nouvelles technologies. À titre d’exemple, les outils de visualisation de la Terre tels que Google Earth ou de suivi des trajets empruntés par les avions de lignes tels que Flightradar24 donnent aux acteurs hybrides « des informations naguère à la portée de quelques rares services de renseignement militaire » selon Élie Tenenbaum[16], ce qui confère aux actions militaires entreprises par un acteur « hybride » un supplément de performance et de précision. Le mouvement « hybride » adapte ainsi la technologie à ses objectifs stratégiques ; il ne se laisse pas influencer par l’attrait des modernisations militaires, ni par les dogmes technologiques, qui le conduirait à épuiser ses ressources humaines et financières dans des programmes d’armement.
L’exemple du missile antinavire P-15 Termit (code O.T.A.N. SS-N-2 Styx), conçu en U.R.S.S. à la fin des années 1950, est le parfait exemple de la stratégie des moyens efficace poursuivie par un mouvement « hybride ». L’arme fait partie de la première génération de missiles antinavires. Dotée d’une portée faible, oscillant entre 40 et 50 km, l’arme est construite sur une structure en bois, un matériau fragile qui interdit au missile d’atteindre des vitesses supersoniques. Le missile est de facto obsolète depuis les années 1970 mais il demeure facilement accessible car disponible en grand nombre. De par sa conception simple, il fut détourné de ce pourquoi il a été conçu afin d’être transformé facilement en missile de croisière frappant une cible terrestre. Le niveau de l’arme n’est, en termes de précision, certainement pas celui de ses homologues de dernière génération, et elle est bien plus vulnérable aux contingences météorologiques et au brouillage électronique. Toutefois, elle demeure dangereuse, notamment si cette dernière est employée dans une stratégie d’attaques en « essaims », étant donné que 70 000 missiles antinavires sont disponibles dans le monde[17]. Dès lors, des missiles antinavires pourraient être employés dans une logique de saturation des défenses aériennes, qui ne pourront faire face à l’ensemble des menaces, quelles que soient leurs qualités. C’est cette vulnérabilité qu’illustre parfaitement Ralph Peters, ancien lieutenant-colonel de l’U.S. Army, à propos des avions de combat : « même si un seul de nos avions de chasse est effectivement capable de « descendre » 12 appareils adverses, c’est sans intérêt dès lors que l’ennemi peut en aligner 13 simultanément contre lui [18] ». La qualité n’est qu’accessoire, car c’est la quantité qui prime, étant donné qu’elle contraint l’adversaire régulier à consacrer un montant important de ressources, d’hommes et de matériels dans sa défense contre les menaces de saturations agissant en « essaim ». Le mouvement « hybride » entraîne ainsi son adversaire dans une logique d’attrition « blanche », où ce dernier, souhaitant mener une guerre parfaite sans perte ni erreur, s’épuise à dépenser encore et encore des ressources pour le développement de systèmes de combat les plus infaillibles possibles. Ces systèmes, une fois développés après plusieurs années de développement onéreux, sont très complexes à mettre en œuvre, et les défauts de jeunesse sont légions dans des programmes technologiques aussi ambitieux. À titre d’exemple, le logiciel de l’avion de combat états-unien F-35 n’est toujours pas au point [19], alors que le programme a été lancé en 1996. Depuis lors, 428 milliards de dollars U.S. ont été dépensés pour ce programme[20], faisant du programme F-35 le programme d’armement le plus cher de l’Histoire. De plus, le coût unitaire de tels systèmes empêche les armées d’acquérir un nombre d’appareils suffisant pour répondre à toutes leurs missions ainsi que pour faire face à d’éventuelles pertes. Les autorités politico-militaires sont donc dissuadées de soumettre des équipements si onéreux à une prise de risque opérationnelle symbolisée par les attaques en essaims d’un acteur hybride : « le choix du facteur « quantité » par les systèmes stratégiques optant pour les opérations hybrides pose de sérieuses questions aux rationalités gouvernant l’engagement des forces occidentales, centrées sur la qualité [20] » selon le chercheur Joseph Henrotin. Ainsi, l’introduction d’équipements de haute technologie n’est pas facteur décisif de victoire. Il peut même être facteur de défaite stratégique, étant donné qu’il consomme un grand nombre de ressources, dont l’octroi est conditionné à des résultats tangibles, surtout dans les démocraties contemporaines confrontées à de nombreux dilemmes budgétaires. Ainsi, la volonté des armées régulières de rétrécir le délai des opérations par la construction de modèles d’armées technologiques a indiqué la marche à suivre pour tout mouvement « hybride » : tenir le terrain en entretenant un niveau de menace tel qu’il nécessite l’intervention d’une armée régulière dont il cherchera l’épuisement politico-financier de cette dernière sur la longue durée, tout en se préservant de sa puissance militaire et financière des actions de l’acteur régulier. L’acteur « hybride » inscrit ainsi sa stratégie dans le temps long « car il n’est pas forcé d’emporter la décision rapidement, pour des raisons politiques ou stratégiques. En ce sens, les acteurs hybrides sont intégralement souples[21] » selon le chercheur Joseph Henrotin, contrairement aux armées régulières, qui doivent justifier, en temps de restrictions budgétaires en Europe et aux États-Unis, de l’utilité des crédits alloués. L’acteur « hybride » est capable d’attendre pendant plusieurs années, à la manière des Talibans en Afghanistan où ils demeurent solidement établis malgré toutes les opérations conduites par les États-Unis et leurs alliés depuis 2001. La réussite du mouvement afghan montre que l’acteur « hybride » ne s’appuie pas sur « des confrontations technologiques […] mais sur les effets induits par la technologisation des forces occidentales [22] » selon Joseph Henrotin, en développant un système de forces où la technologie n’est qu’un moyen, et non une fin en soi.
Un missile P-15 Termit conservé dans un musée militaire en Finlande. Obsolète, l’arme demeure susceptible d’être utilisée par des mouvements « hybrides » dans le but de porter un coup plus symbolique que militaire à l’ennemi. Source : Wikipedia.
Les différentes stratégies des moyens possibles pour un acteur « hybride »
Dès lors, les acteurs « hybrides » ont une stratégie des moyens exploitant tant les forces que les faiblesses des armements et matériels acquis. Trois catégories de matériels peuvent se distinguer dans l’arsenal d’un acteur hybride :
– L’acteur « hybride » se dote d’équipements militaires en bonne et due forme, que cela soit des systèmes (un char) ou des ensembles de système (le radar d’un avion). Ces équipements peuvent être acquis par achat à des États moins soumis aux obligations des différents régimes internationaux de contrôle des armements ou à des États avec lesquels les acteurs « hybrides » ont des partenariats stratégiques. L’exemple des drones Quasef-1 fournis par l’Iran au mouvement Houthi constitue un bon exemple [23]. Ces matériels peuvent également être acquis par des voies détournées plus ou moins clandestines. Les vols de matériels épisodiquement constatés dans des bases militaires peuvent en être la source, même s’il est difficile de perpétrer des vols sur des matériels complexes à mettre en œuvre. En effet, il est plus facile de dérober un missile anti-char qu’un char de combat sur une base militaire.
– L’acteur « hybride » se dote d’équipements aux applications tant civiles que militaires : les technologies duales. Dans cette catégorie figurent les systèmes de navigation par satellite GPS dont n’importe qui est libre de s’en procurer sur le marché civil, et dont il est possible de les utiliser pour le guidage des munitions. On peut également y inclure les utilisations de technologies purement civiles à des fins tactiques. Ainsi, le réseau GSM Roshan afghan fut utilisé par les Talibans pour intercepter les communications et localiser des responsables de la coalition militaire otanienne « I.S.A.F. », grâce à l’action de sympathisants salariés au sein de la compagnie téléphonique[24]. Le même mouvement a innové en concevant des engins explosifs improvisés (Improvised Explosive Device, I.E.D.) à partir d’engrais disponibles dans le milieu civil[25].
– L’acteur « hybride » se dote de technologies aussi bien duales que militaires, mais qui ont pour commun d’être considérées comme dépassées dans le monde occidental. Toutefois, des domaines d’application demeurent possibles pour ces technologies « dépassées », connues sous le terme anglais de « sidewise technologies », mais qui gardent une létalité. Disponibles en grands nombres dans tous les mouvements armés sub-étatiques, le missile anti-char de conception soviétique 9M14 Malyutka (code O.T.A.N. AT – 3 Stagger) conçu en 1963, n’est plus adapté pour détruire le blindage des chars de combat modernes. Toutefois, il demeure performant pour détruire des véhicules légers ou des habitations. Le meilleur exemple d’une telle arme demeure toutefois le missile antinavire P-15 Termit déjà mentionné. Par sa structure en bois, le missile demeure indétectable pour les systèmes anti-aériens modernes, tout en étant adaptable à tout schéma de mission. Les forces états-uniennes en firent l’amère expérience en 2003[26], lorsque le principal port irakien utilisé pour le transit de leurs forces fut attaqué par cette arme transformée en missile de croisière par le reliquat de forces irakiennes encore actives. Cette arme ne doit son efficacité et sa furtivité certes à son obsolescence mais également à sa souplesse d’emploi, ce à quoi les acteurs « hybrides » sont attachés.
Nous pouvons également dénombrer trois stratégies d’acquisition possibles pour un acteur « hybride » :
– L’acteur « hybride » cherche à prendre son armement sur l’adversaire. Les armes légères et armes collectives (mitrailleuse, missile anti-char) sont particulièrement prisées, car l’acteur « hybride » doit veiller à ne pas alourdir sa charge logistique. L’ONG Conflict Armament Research a recensé, dans ses rapports, de nombreux cas d’armes d’origine roumaines ou bulgares achetées par les États-Unis au profit des forces de sécurité irakiennes avant que ces dernières n’abandonnent leurs armes lors de la débâcle de 2014 face à l’État Islamique, qui les a méticuleusement intégrés à son arsenal [27].
– L’acteur « hybride » cherche à se doter d’un outil industriel afin de pouvoir se fournir lui-même en équipements militaires, tout en améliorant leurs performances par un processus de rétro-ingénierie effectué sur les armes capturées à l’ennemi. Au Sri Lanka, le mouvement des « Tigres de Libération de l’Îlam Tamoul », connu sous leur acronyme L.T.T.E., fut un pionnier en la matière, en étant capable de concevoir en autonomie et fabriquer ses embarcations militaires ainsi que des mines navales et terrestres pendant son activité militaire (1976 – 2009).
– L’acteur « hybride » obtient ses équipements par le soutien d’États dotés d’un complexe militaro-industriel et/ou de stocks d’équipement. Nous avons déjà évoqué le cas des drones iraniens livrés au Mouvement Houthi ci-dessus.
Velupillai Prabhakaran (centre), commandant du mouvement des Tigres de Libération de l’Îlam Tamoul, actif entre 1976 et 2009. Le mouvement adopta une stratégie des moyens intelligente, fondée sur la récupération des armes prises à l’ennemi – des tourelles de chars sri-lankais furent transformées en batterie de défense côtière – et sur l’élaboration d’un complexe militaro-industriel clandestin. Le mouvement était ainsi capable de produire de manière indépendante ses propres embarcations de combat. Source : Flickr.
L’efficacité de la stratégie des moyens d’un acteur « hybride » est ainsi conditionnée au maintien d’un dispositif léger et adaptable en fonction de la situation, ce qui est la condition du succès militaire et politique, comme nous le verrons dans le chapitre suivant où nous analyserons la stratégie « hybride » du Hezbollah face à Tsahal pendant la Seconde Guerre du Liban en 2006.
Louis Ouvry
[1] James N. MATTIS et Frank G. HOFFMANN, « Future Warfare : The Rise of Hybrid Wars », revue Proceedings, vol. 131, no 11, novembre 2005.
[2] Frank G. Hoffman, Conflict in the 21st Century. The Rise of Hybrid Wars, éd. Potomac Institute, Washington, 2007.
[3] Frank G. Hoffman, « Hybrid Vs. Compound War. The Janus Choice : Defining Today’s Multifaceted Conflict », revue Armed Forces Journal, October 2010.Texte original traduit : « I define a hybrid threat as: Any adversary that simultaneously and adaptively employs a fused mix of conventional weapons, irregular tactics, terrorism and criminal behavior in the battle space to obtain their political objectives ».
[4] Élie TENENBAUM, « Guerre hybride : concept stratégique ou confusion sémantique ? », Revue Défense Nationale, vol. 788, 2016, pp. 31-36.
[5] Frank G. HOFFMANN, Conflict in the 21st century : the Rise of Hybrid Wars, éd. Potomac Institute for Policy Studies, Arlington (U.S.), 2007, p. 8. Texte original traduit : « Hybrid threats incorporate a full range of different modes of warfare including conventionnal capabilities, irregular tactics and formations, terrorist acts including indiscriminate violence and coercion, and criminal disorder. Hybrid wars can be conducted by both States and a variety of non-state actors. […] to achieve synergistic effects in the physical and psychological dimensions of conflict ».
[6] Le colonel Brossollet, auteur de Essai sur la Non Bataille, proposa en 1975 une nouvelle organisation pour l’Armée de Terre, détournant celle-ci de la primauté de l’arme blindée et de l’arme nucléaire tactique au profit d’un système organisé en réseau de différentes unités plus ou moins lourdes chargées de ralentir l’avancée de l’ennemi soviétique, supérieur en nombre par rapport aux forces de l’O.T.A.N.
[7] Thomas M. HUBER, Compound Warfare. That fatal knot, U.S. Army Command & General Staff College, Combat Studies Institute, Fort Leavenworth (U.S.), 2002, p. 13. Texte original traduit : « Compound warfare is the simultaneous use of a regular or main force and an irregular or guerrilla force against an enemy. In other words, the CW operator increases his military leverage by applying both conventional and unconventional force at the same time ».
[8] Leigh NEVILLE & Ramiro BUJEIRO, Special Operations Forces in Afghanistan, éd. Osprey Publishing, Oxford (U.K.), p. 16.
[9] Distinction opérée par Joseph HENROTIN, op.cit., p. 55.
[10] Élie TENENBAUM, « La manœuvre hybride dans l’art opératif », revue Stratégique n° 111, Institut de la Stratégie Comparée, 2016, p. 43-61.
[11] John ARQUILLA & David RONFELDT, Swarming and The Future of Conflict, éd. RAND Corporation, 2000, p. 5. Texte original traduit : « engaging an adversary from all directions simultaneously, either with fire or in force ».
[12] Dan HALUTZ mentionné par Avi KOBBER, « The Israel defense forces in the Second Lebanon War : Why the Poor Performance ? », Journal of Strategic Studies, 2008, p. 21.
[13] Jean-Charles COSTE, « De la guerre hybride à l’hybridité cyberélectronique », Revue Défense Nationale n°788, 2016, p. 19 à 23.
[14] Joseph HENROTIN, op. cit., p. 101.
[15] Michel GOYA et Marc-Antoine BRILLANT, Israël contre le Hezbollah. Chronique d’une défaite annoncée. 12 juillet – 14 août 2006, éditions du Rocher, Monaco, 2013, p. 33-34.
[16] Élie TENENBAUM, op. cit.
[17] Joseph HENROTIN, op.cit, p. 111.
[18] Ralph PETERS, « Bienvenue dans les vrais guerres », revue Défense et Sécurité Internationale n°21, décembre 2006, mentionné par Joseph HENROTIN, Ibid, p. 34.
[19] « Lockheed Martin arrête les frais avec ALIS, le logiciel nécessaire à la maintenance des F-35 », Laurent LAGNEAU, Zone Militaire, 18 janvier 2020.
[20] Chiffre mentionné dans « Selected Acqusition Report », U.S. Department of Defense, p. 26.
[21] Joseph HENROTIN, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, op.cit. p. 114.
[22] Joseph HENROTIN, Ibid, p. 119.
[23] Joseph HENROTIN, Ibid, p. 121.
[24] « Iranian technology transfers to Yemen », Conflict Armament Research, mars 2017, p. 3.
[25] Joseph HENROTIN, op.cit., p. 105.
[26] « Afghanistan : les engrais restent les principaux composants des engins explosifs improvisés », Laurent LAGNEAU, Zone Militaire, 21 juillet 2010.
[27] Joseph HENROTIN, Ibid, p. 105.
[28] « Weapons of the Islamic State », Conflict Armement Research, 2017.
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