Quelle place pour l’action humanitaire dans le cadre du terrorisme d’État ?
Quand la raison d’État est poussée à l’extrême : répressions et privations de libertés des Ouïghours en Chine
A contrario de ce que les attentats ayant bouleversé la fin du XXe siècle et le début du XXIe ont pu montrer, la notion de terrorisme est intrinsèquement liée à une pratique étatique française. En se gardant de toute lecture partisane, il apparaît que le terrorisme était un instrument de gouvernement utilisé par le Comité de Salut Public révolutionnaire pendant la période de la Terreur, allant de 1793 à 1794. Les exécutions et emprisonnements arbitraires de citoyens perçus comme contre-révolutionnaires par le pouvoir a entraîné la routinisation de certaines exactions meurtrières commanditées par l’État révolutionnaire français dans un objectif d’imposition de légitimité d’un nouveau pouvoir politique au peuple. Si le terrorisme est, d’après Raymond Aron, une action violente dont les «effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement physiques », on comprend dès lors pourquoi les actes terroristes sont un mode opératoire privilégié : ceux-ci marquent fortement les esprits en suscitant de forts émois instaurant un climat de peur et facilitant des manœuvres politiques facilitant la neutralisation de l’opinion des populations.
Il est communément admis qu’un État terroriste est un État failli[1], détenant trop peu de ressources et une incapacité à faire respecter l’ordre public par ses institutions. Ayant perdu le monopole de la puissance légitime sur son propre territoire, il aurait donc recours à la force armée arbitraire pour imposer son autorité. Or, on constate que même si des exemples de ce type existent, des États parfaitement « développés » ont aussi recours à la violence sur des civils pour imposer un agenda politique (comme dans le cadre de la répression policière). D’après le professeur Steve Hewitt, spécialiste en études américaines et canadiennes, le terrorisme d’État est similaire au terrorisme non-étatique au sens où celui-ci implique des actes de violence d’inspiration politique, idéologique ou religieuse contre des individus ou des groupes en dehors d’un conflit armé interne conventionnel. La principale différence réside dans le fait que ce sont des agents de l’État qui commettent ces violences, sur leur propre population.
Le terrorisme étatique peut prendre plusieurs formes différentes, pouvant aller de formes punitives de violence comme la restriction de la liberté d’expression jusqu’à des méthodes plus dures et concrètes comme la détention arbitraire dans des prisons pour des durées indéterminées, voire à l’exécution d’individus. Il apparaît que ces pratiques d’arrestations injustifiées, la torture et la détention sans droit à un procès ni à pouvoir contacter sa famille dans des camps de concentration sont des pratiques opérées sur une grande échelle de la population ouïghoure par l’État chinois depuis plusieurs années [2].
La Chine contemporaine est un État imprégné d’une forme de néo-confucianisme fonctionnel : suivant sa tradition millénaire, la doctrine nationale interprète la démocratie comme la prise de décisions pour le peuple, mais pas par celui-ci. L’impératif étant avant tout l’harmonie collective orchestrée par les élites du Parti, la loi est un simple instrument du pouvoir : elle sert à gouverner le peuple pour son bien et non à sanctionner les actes des dirigeants. Il n’est donc pas possible de parler de véritable État de droit à l’échelle nationale. S’il est inexistant dans la majeure partie de la Chine, dont l’ethnie principale est celle des Han, celui-ci est encore plus inexistant dans la région autonome du Xinjiang, à l’extrême Nord-Ouest du pays.
On observe, depuis le début de l’intensification des répressions faites aux Ouïghours et leur médiatisation par les réseaux sociaux internationaux lancée par les Ouïghours établis à l’étranger via notamment le hashtag #gogreenforuyghurs fin 2019 qui encourageait les usagers d’applications comme Twitter ou Instagram à changer leurs photos de profil en vert foncé (couleur symbolique de la religion musulmane) ou encore la vidéo publiée sur TikTok (réseau chinois mais utilisé à l’international) d’une adolescente lançant sa vidéo comme un simple tutoriel de maquillage avant d’alerter les spectateurs quelques secondes plus tard sur la situation d’extrême urgence dans laquelle se trouvait des centaines de milliers de Ouïghours ; une heure après la publication de cette courte vidéo, celle-ci avait déjà été censurée par les autorités chinoises… Plus récemment, c’est le député européen Raphaël Gluksmann qui s’est emparé de la question en luttant pour la reconaissance du génocide en interpellant les grandes marques internationales profitant du travail d’esclave produit par les Ouïghours enfermés dans les camps de concentration. Le député, suivi par près d’un demi-million de personnes sur Instagram, dénonce régulièrement par ce canal les violations répétées des droits humains que subissent les Ouïghours et rappelle qu’un pays riche et dit «développé» comme la Chine n’est pas exempte de commettre des actes relevant du terrorisme d’État sur sa propre population. Néanmoins, la situation d’urgence se situe plus au niveau des arrestations sommaires et d’internements obligatoires avec des ruptures critiques de liens familiaux des individus.
La particularité ouïghour
Les Ouïghours représentent une des 56 minorités ethniques présentes sur le territoire chinois. Ils sont environ 11 millions à vivre dans la province du Xinjiang, dans le Nord-Ouest de la Chine. Xinjiang (新疆) signifie littéralement « nouveau territoire » et rappelle le statut autonome de cette région, dénommée ainsi par les Mandchous de l’Empire Qing, au XVIIIe siècle. La majorité de la population ouïghour est de confession musulmane sunnite et d’origine ethnique turque. La région est d’ailleurs surnommée le Turkestan oriental.
De nombreux heurts et contestations ont eu lieu durant les années 1990, lorsque la population ouïghoure ayant renoué avec son islamité, sa langue et ses traditions à la fin de la Guerre froide réclamait plus d’indépendance dans la façon de fonctionner de ses institutions, alors sous le joug d’un Parti Communiste Chinois (PCC) sévère et autoritaire. Une tournure plus violente de la répression par l’État chinois a eu lieu après une série de crimes sporadiques et indépendants commis par quelques militants ouïgours en 2014. Pékin voit d’un mauvais œil le zèle religieux dont feraient preuve certains Ouïghours qui voyagent en Arabie saoudite ou en Turquie, ainsi que la forte réaffirmation de l’identité ouïghoure par les arts et la culture. Le gouvernement central craint alors le sursaut d’un sentiment d’appartenance identitaire ouïghour trop fort qui donnerait lieu à des revendications indépendantistes – rappelant les événements au Tibet. A cela s’ajoute également la crainte d’un développement du terrorisme islamiste en Chine qui serait facilité par les voyages effectués par les Ouïghours dans d’autres pays musulmans. Ces peurs ont alors conduit Pékin à étiqueter les Ouïghours comme de potentiels terroristes qui nuiraient à l’harmonie nationale socialiste chinoise.
C’est en 2017 qu’une nouvelle étape a été franchie dans les mesures de répression de cette minorité ethnique et religieuse, notamment par la construction de camps «de formation» où des milliers de Ouïghours ont été envoyés, du jour au lendemain, par les autorités chinoises afin «d’apprendre» un nouveau métier et de renforcer leur «loyauté» vis-à-vis de la Nation. D’après l’ONG de défense des droits humains composée de militants chinois, basée à Washington, China Human Rights Defenders, en 2017 environ 1,5 % de la population totale de la Chine vit dans le Xinjiang, mais cela n’a pas empêché la région d’être à l’origine de plus de 20 % (!) des arrestations dans tout le pays cette année là.
Les bâtiments sont qualifiables de véritables camps de concentration[3] puisqu’ils ont été créés pour regrouper et détenir une population considérée comme dangereuse en raison de leur appartenance ethnique et religieuse sans aucune procédure juridique, et en dehors d’un conflit armé. D’après les recensements de différentes ONG dont Amnesty International, Human Rights Watch et China Human Rights Defenders, plus d’un million d’hommes et femmes Ouïghours seraient détenus dans ces camps, et le chiffre serait en constante augmentation au vu de la multiplication des arrestations par de nouvelles techniques faisant appel au tracking des individus. Il semblerait que ces sites d’endoctrinement aient commencé à ouvrir à travers la région du Xinjiang pour faire pression sur les Ouïghours afin qu’ils désavouent leur dévotion et leur croyance en l’islam, effacent leur identité et leur culture les menant à professer une sorte de gratitude infinie envers le PCC ce qui empêcherait ainsi la naissance de toute sorte de mouvement d’indépendance dans la région.
De nombreuses victimes de ces détentions ayant parvenu à s’en échapper ont témoigné du sort qui leur a été infligé à l’intérieur de ces camps de concentration. Ils décrivent tous des conditions de détention horribles et inhumaines, affirmant avoir été incarcérés sans raison et souvent pendant des mois. Certains Ouïghours rapportent avoir été envoyés dans les camps d’internement pour avoir rendu visite à des parents à l’étranger dans des pays musulmans tels que la Turquie ou l’Ouzbékistan, pour avoir été en possession de livres sur la religion et la culture ouïghoure, ou même pour avoir simplement porté un t-shirt avec un croissant de lune musulman. Les femmes sont parfois détenues en raison de prétendues transgressions commises par leur mari ou leur fils et subissent des campagnes de stérilisation à leur insu. Dans ces camps, les détenus subissent un véritable lavage de cerveau, et tous les détenus qui sont retournés à la société civile ont déclaré avoir été « forcés d’écouter des conférences, de chanter des hymnes louant le Parti communiste chinois et d’écrire des essais d’«autocritique».[4]
Cette pratique répressive relève d’une forme du terrorisme d’État, approuvée par le Parti via la Ligue de la jeunesse communiste du Xinjiang. Il s’agit d’une méthode pour «toute personne infectée par un « virus » idéologique» et qui a besoin «d’être rapidement envoyée dans une « maison de rééducation » pour y suivre des cours de transformation par l’éducation avant que la maladie ne se déclare».[5] Ces mots se sont transformés en réalités tangibles puisqu’une liste regroupant 75 signes d’extrémisme religieux a été transférée par des fonctionnaires du gouvernement aux autorités locales du Xinjiang. Les rapports du gouvernement tout comme les habitants affirment que les fonctionnaires locaux sont chacuns assignés à la surveillance de 10 familles dans certains quartiers. Ceux-ci doivent signaler tous les déplacements et activités jugés suspects comme la prière à la mosquée. Des habitants ont également mentionné le fait que la police fouille, sans mandat, les maisons de certaines familles à la recherche de livres « interdits » et d’objets dits « suspects » comme des tapis de prière. Dans un rapport de Human Rights Watch, on apprend que ces actions font toutes partie d’une politique publique dénommée « Formons une famille » (结对认亲) ayant débuté en 2016 et qui permet à des cadres du Parti de venir passer quelques jours auprès de familles habitant dans les campagnes reculées du Xinjiang, tous les deux mois, afin de contrôler leurs comportements et s’assurer qu’il n’y ait aucun écart idéologique.
Quelles actions, en dehors de l’aide humanitaire internationale ?
Bien qu’en 2018 une commission du congrès américain ait affirmé que les camps de concentration du Xinjiang étaient «la plus grande incarcération de masse d’une population ethnique dans le monde aujourd’hui», aucune intervention humanitaire étrangère sur le sol chinois ni sanctions n’ont été mises en place. Plus récemment, le 1er novembre 2020, Emma Reilly, avocate spécialiste des droits humains ayant travaillé à l’ONU au Human Rights Council déclarait à l’antenne de la chaîne britannique LBC avoir des preuves que les services de l’ONU fournissait volontairement le nom d’activistes Ouïghours au gouvernement chinois, invoquant la primauté de la politique sur les droits humains. Emma Reilly affirme également avoir intenté une action en interne à l’ONU afin de dénoncer la complicité meurtrière de l’organisation, sans succès. Elle souligne par ailleurs avoir rencontré directement le Secrétaire général de l’ONU pour lui faire part de ces révélations et qu’António Guterres lui avait affirmé que la prise en considération de son cas serait «difficile».
Au vue de l’impossibilité d’actions politiques sur la situation au Xinjiang, se pose alors légitimement la question de l’intervention de l’aide humanitaire dans la première puissance économique mondiale et des possibilités d’actions concrètes dans une telle situation d’urgence humaine et humanitaire.
Des ONG internationales comme Human Rights Watch et Amnesty International collectent et rapportent des informations générales sur la situation. Toutefois, le véritable travail de mémoire et de centralisation des données ainsi que de leur mise à jour est fait par des associations de diasporas ouïghoures vivant à l’étranger. La plupart sont exilées aux États-Unis, en Turquie et en France. Elles tiennent à jour un relevé des personnes disparues, qui augmente jour après jour. Outre de grandes figures intellectuelles, considérées comme dissidentes par le régime de Pékin (écrivains, philosophes, artistes, enseignants, journalistes) comme le célèbre auteur ouïghour Perhat Tersun, on voit aussi des noms de personnels soignants qui travaillent dans les hôpitaux de la région.
En France par exemple, l’association Oghouz des étudiants Ouïghours organisait récemment une exposition en hommage aux intellectuels Ouïghours disparus. Certains de ces étudiants ont des membres de leurs familles emprisonnés dans ces camps pour des raisons et durées incertaines, et subissent eux-mêmes des menaces directes de la part des autorités chinoises. Au service consulaire de l’Ambassade chinoise à Paris, l’impossibilité de voir son passeport renouvelé pour « des gens comme eux » en est caractéristique.
Dans le cadre des conditions de détention difficiles et d’éloignements familiaux forcés, on connaît l’intervention des délégués du CICR (Comité International de la Croix-Rouge) qui rendent visite aux prisonniers, s’assurent de leur (relatif) bien-être, de collecter leurs données afin de s’assurer qu’ils soient traités de manière décente et en respect des règles du droit international humanitaire. Toutefois, dans les camps de concentration Ouïghours, aucun délégué du CICR ne peut intervenir pour des raisons politiques évidentes. Il apparaît par ailleurs que l’inexistence de la qualification juridique de la situation en droit international humanitaire empêche l’intervention légitime de personnel humanitaire, comme prévu par le Protocole II de Genève, dont la Chine est partie depuis 1983. On peut alors se poser la question de la limite de l’action humanitaire dans le cadre du terrorisme d’État et du rôle des sociétés nationales, en particulier de la Croix-Rouge chinoise.
La Chine n’est historiquement pas un pays où l’idée de la charité religieuse[6] est fortement implantée, comme cela peut être le cas en Occident, et ailleurs dans le monde où les religions monothéistes dites «du Livre» ont un fort héritage socio-culturel. Même si la Croix-Rouge est implantée en République populaire de Chine depuis 1904, les ONG étaient quasi absentes de la société civile jusqu’à l’aube du boom économique des années 1980. Aujourd’hui, celles-ci sont estimées à près d’un demi-million. Toute activité collective – du taïchi à la distribution de gâteaux dans les quartiers – est supervisée et encadrée par un cadre ou un membre du parti communiste chinois. Ceux-ci sont environ au nombre de 90 millions, ce qui rend la surveillance mutuelle plus effective. D’après la sinologue, politiste et chercheuse chinoise Carolyn Hsu : même si les ONG chinoises ne dépendent pas directement du gouvernement, les entrepreneurs sociaux locaux ont été capables de créer un environnement dans lequel le gouvernement avait besoin de leur aide, et sont ainsi parvenus à mettre en place une forme de coopération en dialoguant directement avec le Parti. Cette stratégie, pour le gouvernement, permet ainsi de faire l’impasse sur le déficit de la démocratie nationale tout en faisant valoir les besoins des populations locales, faire remonter les mécontentements et les améliorations possibles aux décideurs politiques.
Outre les ONG locales, on retrouve l’existence d’une Croix-Rouge nationale en Chine (中国红十字会), aussi dénommée « société nationale » par le CICR. Son activité se concentre surtout sur l’aide aux victimes de catastrophes naturelles dans la partie Est du pays (à majorité ethnique Han). Une véritable conscience collective sur la nécessité d’aide aux plus démunies s’est développée et renforcée après le tremblement de terre au Sichuan en 2008, qui a traumatisé le pays en faisant plus de 90 000 morts.
Toutefois, la position politique de la Croix-Rouge chinoise est très controversée, puisque celle-ci est complètement dépendante de l’État chinois et de ses financements, y compris parmi ses travailleurs qui sont des fonctionnaires du PCC. Ce message sur le site de la Croix-Rouge chinoise datant du 17 mai 2019 après une réunion des cadres du parti et des directeurs de la Croix-Rouge locale à propos de la situation au Xinjiang :
«Il s’agit de la mise en œuvre approfondie des exigences des comités du Parti communiste central et autonome sur la réforme et le déploiement du groupe, et de la mise en œuvre sérieuse des instructions importantes du Secrétaire général Xi Jinping sur la réforme du groupe et le travail de la Croix-Rouge.»
Ce message très politique traduit l’idée que l’aide et l’assistance aux Ouïghours détenus dans les camps de concentration du Xinjiang ne sont donc pas une priorité pour la Croix-Rouge, la détresse des populations passe bien après l’agenda politique et coercitif chinois. On peut également relever que de nombreux principes du CICR sont violés par les agissements de la Croix-Rouge chinoise. Premièrement, le principe d’unité de l’action humanitaire au CICR, qui précise que l’unique Société de la Croix-Rouge d’un pays doit « être ouverte à tous et étendre son action humanitaire au territoire entier. » La province du Xinjiang est largement oubliée par l’action humanitaire et le CICR n’a pas d’autorité sur une Société nationale de la Croix-Rouge une fois que celle-ci a été reconnue.
C’est aussi le principe de généralité de l’action qui est bafoué par la Croix-Rouge chinoise. Il prévoit qu’une société nationale devrait couvrir l’ensemble de son territoire national sauf en cas de conflit armé qui rendrait cela impossible. Cela n’est pas le cas de la Chine qui a un contrôle sur tout son territoire. Il est aussi intéressant de noter qu’aucune carte des implantations des antennes de la Croix-Rouge en Chine n’est disponible au public et qu’aucune mention du sort des Ouïghours n’est faite sur les moteurs de recherches de sites d’actualités chinoises. La réduction au silence des souffrances et la censure de l’information est une forme de violence symbolique et destructrice du terrorisme étatique.
Bien entendu, même si la Croix-Rouge chinoise dépend du PCC, le CICR n’ignore pas la situation des Ouïghours et intervient timidement comme il le peut sur la question. De concert avec la Croix-Rouge nationale chinoise, le CICR a mis en place une aide économique aux habitants les plus défavorisés de la province du Xinjiang, qui est classée 26ème sur les 31 régions chinoises en termes de richesse. Cette aide prend la forme d’un prêt qui permet aux plus démunis d’apprendre une compétence pratique, d’ouvrir leur propre affaire et ainsi engranger plus de revenus de manière autonome après avoir bénéficié d’un petit coup de pouce. Les mots du philosophe chinois Lao-Zi prennent ainsi tout leur sens : « Si tu donnes un poisson à un homme, il mangera un jour. Si tu lui apprends à pêcher, il mangera tous les jours. » Le problème est ainsi abordé par son aspect politico-économique, et non plus humain. Cela s’explique peut-être par le fait que, depuis longtemps, le PCC pense que la région du Xinjiang est porteuse de problèmes à cause d’un déficit de développement économique et qu’une fois son retard rattrapé sur les régions de l’Est du pays, les tensions s’apaiseront d’elles-mêmes.
Nous pouvons donc penser que dans ce cadre où les espaces d’expressions citoyennes sont très réduits – voire inexistants, ce sont les impératifs diplomatiques et économiques des superpuissances – qui priment sur l’intervention humanitaire internationale même dans des cas d’extrême urgence. L’Ambassadeur chinois auprès de l’ONU, Zheng Jun, semble d’ailleurs avoir parfaitement compris cela, puisqu’il a déclaré que parler de la situation ouïghoure « n’était pas utile pour trouver une solution à la question des négociations commerciales. » Il considère qu’il s’agit d’une « ingérence flagrante dans les affaires intérieures chinoises et d’une provocation délibérée » et assure que Pékin fait de son mieux dans le Xinjiang pour protéger la paix et la sécurité de tous les groupes ethniques en Chine. Il a poursuivi en déclarant : « Il est difficile d’imaginer que d’un côté vous essayez de conclure un accord commercial, de l’autre vous utilisez n’importe quel problème, en particulier les questions des Droits de l’Homme, pour rejeter la faute sur les autres »,[7] menaçant de faire marche arrière sur les négociations commerciales en cours si ce sujet continuait à être abordé dans les discussions économiques.
Le rôle crucial des journalistes-citoyens chinois
En raison de l’absence d’une véritable liberté de la presse et la quasi-impossibilité de trouver des informations non-biaisées ou issues du PCC lui-même, les citoyens chinois ont dû prendre le problème à bras le corps et témoigner directement de ce qui se passait dans leur pays en privilégiant l’exposition de leurs opinions à travers les réseaux sociaux. Bien que Weibo soit le réseau social le plus utilisé au monde avec plus de 800 millions d’utilisateurs, il est aussi contrôlé par la censure des autorités chinoises. Régulièrement, des mots-clés sont censurés et empêchent les chinois d’être informés sur la situation sanitaire et politique de leur pays. Face à ces restrictions virtuelles, des détournements de mots ont lieu où les mots censurés sont alors photoshopés sur des images, rendant la censure plus difficile. De nombreux journalistes-citoyens ont décidé de contourner l’enfer de la censure en utilisant des VPN étrangers pour pouvoir se connecter aux contenus internet du reste du monde, dont Youtube. C’est sur cette plateforme de partage de vidéos, impossible à contrôler par le gouvernement chinois, que de nombreux lanceurs d’alertes (whistleblower) ont posté des vidéos informant de la situation d’urgence sanitaire et humanitaire dans laquelle se trouvait le pays. Ainsi, même si ces lanceurs d’alertes venaient à disparaître mystérieusement, comme ce fut le cas pour Yang Bin et Chen Qiushi, leur message, lui, demeure sur internet, visible par (presque) tous. A travers plusieurs vidéos tournées dans les hôpitaux de Wuhan, Chen Qiushi avait informé et dénoncé le manque de réactivité et les mensonges de l’État chinois face à la crise du coronavirus, avant de disparaître le 7 février, moment du pic de la crise épidémique en Chine.
La Croix-Rouge chinoise a également été également limogée par le public car elle a manqué à ses missions d’aide et de protection en ne fournissant pas de masques aux hôpitaux. Dans une vidéo postée sur Youtube le 2 février 2020, au plus fort de la crise du COVID-19 en Chine, le journaliste-citoyen Gong Zishen expliquait face caméra que la Croix-Rouge chinoise n’était qu’une organisation gouvernementale. Après avoir réuni des informations par lui-même et enquêté, il déclare que les travailleurs de la Croix-Rouge chinoise ne sont pas des volontaires recrutés pour leur envie d’aider la communauté, mais bien des fonctionnaires du PCC. L’indépendance pour l’antenne chinoise vis-à-vis du pouvoir est donc inexistante. Ce point est par ailleurs saisissant lorsque l’on met en exergue la décision du gouvernement chinois de faire passer une loi dès 2016 interdisant la critique de la Croix-Rouge chinoise par le biais de « fake news », alors que celle-ci était sous le feu des critiques à cause du manque de transparence dans l’utilisation des fonds qui lui avaient été accrédités et de scandales à répétition causée par sa directrice.
L’ironie du sort réside peut-être dans le fait que des docteurs Ouïghours ont été forcés par le régime à travailler dans la région du Hubei et dans les hôpitaux de Wuhan pour participer à l’effort national, dans une volonté de les faire se sentir appartenir à ce pays qui ne veut d’eux que s’ils n’entrent que dans une certaine case : celle d’adorateur du Parti.
Sabrina Jebari
[1] D’après la définition de l’organisation Fund for Peace, établissant 12 critères généraux permettant de qualifier la nature d’un État «failli» ou dit «en déliquescence» disponibles sur leur site : https://fragilestatesindex.org/indicators/
[2] De nombreux témoignages ont été rapportés par diverses ONG comme Amnesty International : https://www.amnesty.fr/actualites/la-traque-des-Ouïghours
[3] On fait ici appel à une définition générale d’un camp de concentration, d’après la définition de Wikipédia : Un camp de concentration est un lieu fermé de grande taille construit pour regrouper et pour détenir une population considérée comme ennemie, généralement dans de très mauvaises conditions de vie. Cette population peut se composer d’opposants politiques, de résidents d’un pays ennemi au moment de la déclaration des hostilités, de groupes ethniques ou religieux spécifiques, de civils d’une zone critique de combats, ou d’autres groupes humains, souvent (mais pas toujours) pendant une guerre. Les personnes sont détenues en raison de critères généraux, sans procédure juridique, et non en vertu d’un jugement individuel.
[4] Témoignage recueilli par le New-York Times : https://www.nytimes.com/2018/09/08/world/asia/china-uighur-muslim-detention-camp.html
[5] On retrouve ainsi dans le texte publié le 12 avril 2017 : http://www.pinlue.com/article/2017/04/1221/211147275246.html tout le champ lexical de la maladie, détaillant une métaphore filée de l’infection idéologique : «病毒» (virus) apparaît 9 fois, «感染» (infection) trouve 8 occurrences, et «思想» (pensée/idéologie) se présente 36 fois.
[6] On entend par «charité religieuse» le principe de justice propre à l’héritage judéo-chrétien en Occident, s’apparentant à l’idée de faire «le bien» pour autrui par amour de Dieu.
[7] Propos rapportés par The Guardian : https://www.theguardian.com/world/2019/oct/30/china-warns-us-criticism-of-uighur-detentions-is-not-helpful-for-trade-talks
Sources
Gabriel Corsetti. (2019, août). How Many NGOs Are There Really in China? https://chinadevelopmentbrief.cn/reports/how-many-ngos-are-there-really-in-china/
Human Rights Watch. (2018, septembre). China’s Campaign of Repression Against Xinjiang’s Muslims. https://www.hrw.org/report/2018/09/09/eradicating-ideological-viruses/chinas-campaign-repression-against-xinjiangs#_ftn17
Guillaume Jacquot. (2020, juillet). Ouighours en Chine : « Une tentative d’éradication d’une population » , dénonce André Gattolin. publicsenat.fr. https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/Ou%C3%AFghours-en-chine-une-tentative-d-eradication-d-une-population-denonce-andre
Steve Hewitt. (s. d.). Terrorism by the State is still Terrorism. University of Birmingham. https://www.birmingham.ac.uk/research/perspective/terrorism-by-the-state-is-still-terrorism.aspx
Bénazéraf, D. (2011, 15 juin). Chine : un Etat de droit est-il possible ? Sciences Humaines. https://www.scienceshumaines.com/chine-un-etat-de-droit-est-il-possible_fr_22810.html
China : Livelihood project reduces poverty, changes mindset in Xinjiang. (2019, mars). icrc.org. https://www.icrc.org/en/document/china-ecosec-xinjiang-livelihood-2019
Virginie Arantes, « Carolyn Hsu, Social Entrepreneurship and Citizenship in China: The rise of NGOs in the PRC, », Perspectives chinoises, 2017/2 | 2017, 80-81.
https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/7792
https://www.redcross.org.cn/html/2019-05/60328.html
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