Le Liban, un an après
Le 17 octobre 2020, cela fait un an que les manifestations populaires au Liban ont débuté. Une année plus tard, la situation dans le pays est encore plus critique. Il s’agit donc d’un moment opportun pour faire le bilan et mesurer l’impact de cette révolte sur la population libanaise et la politique au Liban.
Début des manifestations sur fond de crise économique
Le mouvement de contestation avait débuté suite à l’annonce d’une taxe d’un nouveau genre sur les appels passés par le biais des applications WhatsApp et Viber, très utilisées au Liban. Si l’adoption de la mesure est finalement abandonnée devant l’insurrection des libanais, cette taxe agit comme un déclencheur face aux problèmes économiques structurels qui touchent la région. En effet, le pays est plongé dans une récession de long terme des suites de la crise syrienne, provoquant un déclin des recettes du tourisme et des investissements privés notamment du Conseil de la coopération du Golfe. Mais pour les manifestants, ce marasme économique est accentué par une mauvaise gestion politique du pays, notamment par le manque de renouvellement au sein de la classe politique. Sur 128 députés élus, il est estimé que 22% ont un lien familial avec un ancien député, ministre ou président[1]. Le Premier ministre libanais, Saad Hariri, est lui-même le fils de l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri. La structure des élites n’a pas la solidité pour relever les défis socio-économiques libanais, puisqu’elle ne répond qu’à une logique d’influence sous forme dynastique.
Ainsi, les difficultés économiques croissantes des libanais les ont poussés à descendre dans la rue. Selon les conclusions du FMI, en juillet 2019, le Liban était submergé par une dette pesant près 90 milliards de dollars soit plus de 150% de son PIB[2]. Cependant, les manifestations ont aggravé le phénomène en créant un mouvement de panique dans la sphère bancaire, amenant à une forte inflation et à la baisse de facto de la valeur réelle de la monnaie. Au 9 novembre 2020, pour un cours officiel de 1515 livres pour 1 dollar, le taux de change du syndicat du change est de 3850 livres pour 1 dollar, et la valeur réelle de la monnaie au marché noir est d’environ 8000 livres pour 1 dollar. La menace d’une crise bancaire de grande envergure pèse donc sur le Liban. En effet, en l’absence d’un contrôle légal des capitaux dans le pays, les clients les plus importants des banques transfèrent leur argent à l’étranger de peur de perdre leur épargne. Cette panique bancaire a pour contrepartie d’affecter directement les plus petits épargnants, pour qui il est de plus en plus difficile de retirer de l’argent, et qui risquent eux de voir leurs économies véritablement englouties par les banques. À cela s’ajoute la crise sanitaire de Covid-19, dont les retombées économiques et sociales sont sans précédent : dans la rue, la mendicité s’est démultipliée et les appartements vides au cœur de la capitale s’accumulent. D’après les estimations de juillet 2020 de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (CESAO), « le nombre de personnes vivant dans la pauvreté en s’appuyant sur le seuil de pauvreté supérieur s’élève à environ 55 % en 2020 », contre 27,7 % selon les chiffres de 2019[3]. Ainsi, non seulement la situation au Liban est plus que critique en raison d’élites afonctionnelles au pouvoir depuis des années, mais celle-ci s’est dégradée alors même que les manifestations perdurent.
Un système politique basé sur le confessionnalisme, ne laissant que difficilement la place à des débats de fond
Pourtant, on aurait pu croire à un changement. En effet, le Premier ministre de l’époque Saad Hariri avait été poussé à la démission le 29 octobre 2019 suite aux contestations populaires persistantes. C’est Hassan Diab qui avait pris sa suite, sans qu’il n’ait pu améliorer en quoi que ce soit la situation. Après l’explosion du 4 août 2020 sur laquelle nous reviendrons, il avait démissionné au profit de Mustafa Adib. Mais les trois hommes ont un point commun qui a toute son importance dans le cas du système politique libanais : ce sont trois hommes représentants de l’Islam sunnite. En effet, cet élément est essentiel puisque le Liban fonctionne selon un système de confessionnalisme, c’est-à-dire que le pouvoir est partagé selon une logique censée représenter la diversité religieuse du Liban.
Cette idée apparaît pour la première fois dans la Constitution libanaise de 1926, rédigée à l’époque du mandat, dans laquelle il était simplement indiqué de séparer le pouvoir entre chrétiens et musulmans. Lors de l’indépendance en 1943, cette idée avait été réactivée à travers ce qu’on appelle le « Pacte national libanais », séparant le pouvoir entre un Président chrétien maronite[4], un Premier ministre musulman sunnite, et un Président de la Chambre des députés musulman chiite[5]. Cette répartition du pouvoir avait été pensée selon la réalité des forces confessionnelles du pays à l’époque : les chrétiens qui étaient les plus nombreux étaient donc assignés à la présidence, qui avait le plus de pouvoir dans le pays. Cependant, avec l’exode massif en 1948 d’environ 100 000 Palestiniens au Liban, dont la population totale avoisinait les 1 million d’habitants, la balance confessionnelle s’est mise à pencher vers les musulmans sunnites. Les tensions interconfessionnelles en résultant ont mené à la guerre civile de 1975, et plus particulièrement au massacre des quartiers palestiniens de Sabra et Chatila par les milices chrétiennes des Phalangistes[6] en 1982. C’est pourquoi en 1989, à la signature des Accords de Taëf, les pouvoirs du Président chrétien avaient été réduits en la faveur du Premier ministre sunnite en échange du retrait de la Syrie, alors présente dans le pays. Il aura toutefois fallu attendre l’assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri en 2005 – duquel la Syrie avait été fortement soupçonnée d’implication – avant que les forces syriennes se retirent du territoire libanais.
Appréhender ce système est donc essentiel pour comprendre l’immobilisme politique au Liban. Car ce pacte, qui était pourtant une indication orale, est toujours à l’œuvre soixante-dix ans plus tard. Cela trouble fortement la construction de politiques effectives de long terme, car la politique reste focalisée sur une logique d’appartenance religieuse qui ne renvoie pas fondamentalement à des considérations concrètes. Ainsi, il n’y a pas de réelles possibilités de construire des programmes politiques axés sur l’économie ou les finances pour redresser la situation extrême du pays. De plus, ces logiques confessionnelles génèrent des oppositions de fait qui ne permettent pas au chef de l’État de former un gouvernement cohérent avec des velléités de changement. En ce sens, Mustafa Adib a démissionné seulement quelques semaines après sa désignation car il se trouvait dans l’incapacité de former un gouvernement face aux blocages des deux principaux partis chiites, le Hezbollah et Amal. Ces blocages concernaient principalement le Ministère des Finances, qui appartient depuis 2014 aux forces chiites et qui leur permettait de s’approprier une partie du pouvoir, puisque les décrets sont le plus souvent co-signés par le Président, le Premier ministre, et le Ministre des Finances. Il ne s’agit donc pas seulement d’une désinvolture vis-à-vis de la société libanaise d’élites issue de dynasties politiques en déconnexion avec la réalité du peuple, mais également d’un problème à l’origine même des oppositions. Ces dernières ne sont pas d’ordres idéologiques ou politiques, mais bien communautaires ou religieuses. Les débats politiques sont donc drainés par des logiques d’intérêt communautaire plus que d’intérêt commun sur des sujets qui méritent pourtant que l’on suscite des mutations profondes. Ce système a pour résultat un État faible qui n’est pas capable d’assurer ses missions premières de protection des populations : coupures d’eau et d’électricité, marchés parallèles, sécurité sociale inexistante… Les conséquences directes sur les Libanais sont nombreuses.
Face au désespoir des Libanais après un confinement éprouvant et une explosion dévastatrice : l’aide de la France comme seule solution possible
La situation au Liban a pris un réel tournant le 4 août 2020, lorsqu’une énorme explosion a détruit le port de Beyrouth, faisant près de 200 morts et plus de 6 500 blessés. Cet événement survient à un moment où le peuple libanais avait déjà été moralement affecté par la crise sanitaire du coronavirus. En effet, le pays avait été confiné depuis la mi-mars et le tourisme complètement stoppé, ce qui n’avait par ailleurs pas arrangé la situation économique.
Deux jours plus tard, Emmanuel Macron prenait l’avion pour le Liban afin de témoigner son affect pour le pays et sa culture. Sa deuxième visite le 1er septembre 2020, jour du centenaire de la proclamation du Grand Liban par le Général Gouraud, apparaît comme un pied dans la porte de la part du président français dans son ancien mandat. Néanmoins, en rencontrant la grande chanteuse libanaise Fairuz, symbole de la culture libanaise et de sa force de cohésion dans le monde arabe, Emmanuel Macron a su rendre hommage au peuple libanais à travers cette icône incontestée. Pour autant, le but est clair : le président français propose d’accompagner la crise politique libanaise, en allant jusqu’à fixer l’ordre du jour de la future équipe ministérielle, synthétisé sous forme d’une feuille de route[7]. La position diplomatique de la France adoptée depuis l’élection d’Emmanuel Macron est celle de la médiation : faire tampon dans les crises bilatérales et représenter un symbole de cohésion internationale. Mais dans le cas de la crise libanaise, il ne s’agit pas que de ça. Il y a clairement une volonté de réactiver la relation privilégiée entre la France et le Liban, particulièrement entretenue par la grande amitié entre Jacques Chirac et Rafiq Hariri lorsque les deux hommes étaient tous deux au pouvoir dans leur pays respectif. Le désespoir libanais face à des années de dysfonctionnement politique et la solidité du réseau de la francophonie au Liban, qui a le plus grand nombre d’élèves en écoles françaises dans le monde, font que les Libanais sont d’abord très réceptifs au discours du président Macron. D’après les témoignages de passants recueillis par le journal libanais L’Orient le jour, une majorité y voit une opportunité pour enfin bâtir un nouveau Liban. Il n’y a que peu de critiques envers l’intrusion française dans les affaires politiques libanaises. Au contraire, la presse libanaise souligne surtout l’attitude des dirigeants après le passage d’Emmanuel Macron : à peine parti, ces derniers se sont renvoyés la balle de la responsabilité et n’ont pas su trouver de consensus pour prendre en main la situation critique du Liban.
Néanmoins, en suivant attentivement la presse libanaise et arabe, il apparaît que si la première visite d’Emmanuel Macron a bien été accueillie par le peuple, la seconde a révélé des contradictions dans ses propos, voire un rapprochement avec l’ancien régime. Une différence flagrante serait visible entre la première rencontre, qui aurait su donner du courage au peuple, et la seconde rencontre où le président français est apparu comme complice de l’assise de l’ancien régime, en éludant la responsabilité supposée du Hezbollah dans l’explosion du 4 août. En effet, il est intéressant de souligner que le Hezbollah et Amal se sont toujours efforcés de s’emparer du Ministère des Finances – qu’ils tiennent depuis 2014 – et par la même occasion du contrôle du port. Ainsi, beaucoup de Libanais attribuent la responsabilité de cet évènement aux partis chiites, ce qui participe à la montée des tensions interconfessionnelles dans le pays à un moment où il n’y a pas de force politique ordonnée pour les apaiser. C’est donc en ce sens que les Libanais sont allés manifester le soir du 1er septembre, afin de dénoncer la trop grande complaisance d’Emmanuel Macron avec le gouvernement, donnant lieu à des affrontements entre manifestants et forces de police. Selon un article du journal égyptien Al-masri al-yawm, cette complaisance aurait ouvert la brèche à la reconnaissance internationale du Hezbollah et de sa prépondérance dans le paysage politique libanais. Le président français a en effet proposé d’absorber les armements du Hezbollah dans l’armée régulière, ce qui n’est pas acceptable pour une grande partie de la population car cela lierait directement le Liban aux actions de l’organisation chiite à l’international. Cependant, le même article accorde au président français d’avoir su faire tampon face à l’Iran et à la Turquie qui hésitaient à intervenir. Dans sa conférence de presse du 27 septembre, Emmanuel Macron tente cependant d’apaiser les critiques en déclarant que « le Hezbollah ne peut en même temps être une armée en guerre contre Israël, une milice déchaînée contre les civils en Syrie et un parti respectable au Liban ».
Suite à l’indignation d’une partie des musulmans du monde entier concernant des caricatures de Charlie Hebdo et du projet de loi pour lutter contre le séparatisme islamiste en France, on aurait pu imaginer que l’hostilité envers le président français grimperait au Liban. Cependant, même si les propos de ce dernier ont été fermement condamnés – en particulier par le président du Conseil supérieur islamique chiite, le mufti Abdel Amir Qabalan –, les figures politiques libanaises se sont abstenues d’appeler au boycott des produits français, y compris le Hezbollah qui œuvre pour contenir les protestations à la mesure du raisonnable. En effet, la plupart des Libanais considèrent l’initiative française comme la dernière chance d’éviter un effondrement économique et financier complet du pays. Face à la situation critique du pays, le Liban n’est pas en mesure de refuser l’enveloppe de plusieurs millions de dollars que lui promet la France en échange de l’application de la feuille de route concernant les réformes économiques et politiques du pays. Surtout avec la menace de fermeture complète du pays qui plane sur le Liban, qui n’échappe pas à la crise sanitaire du Covid-19.
Quelles perspectives d’avenir pour le Liban ?
Aujourd’hui, le bilan de la situation un an après le début des manifestations est celui d’un Liban face à ses propres limites, malgré la bonne volonté d’Emmanuel Macron de participer au processus démocratique libanais. Face à ce constat, on peut s’interroger sur la forme du nouveau projet pour le pays. La question se pose, alors même que l’ancien Premier ministre Saad Hariri a été désigné le 22 octobre 2020 par Michel Aoun pour former un nouveau gouvernement. Une amère sensation de déjà-vu touche les Libanais pour qui la situation repart à zéro, l’effondrement monétaire en plus. Pourtant, il n’y a plus personne dans les rues : les manifestations ont été étouffées par l’envergure de la crise économique.
Le Liban reste encore aujourd’hui une figure majeure de soft power dans le monde arabe par l’abondance de sa production culturelle, notamment dans le secteur musical. Sa richesse en artistes, intellectuels, auteurs, universitaires et plus généralement le potentiel d’une société entière pourraient être gravement menacé par la crise dans laquelle le pays est plongé. Il est plus qu’urgent d’offrir un nouveau souffle à une société éprouvée.
Nadine Wellnitz
[1] Vidéo de Myriam Attia du 08 mars 2020 « Comment le Liban a inventé un système politique unique au monde (et pourquoi il pose problème) » pour Le Monde.
[2] Selon l’article du 10 juillet 2019 « Liban : Conclusions de la mission de consultation de 2019 au titre de l’article IV » du FMI.
[3] Selon le rapport de juillet 2020 « Wealth distribution and poverty impact of COVID-19 in Lebanon » de la CESAO, page 23.
[4] L’Église maronite doit son nom à son fondateur, Saint Maron, qui vécut au Vème siècle. Aujourd’hui, les maronites se trouvent essentiellement au Liban, mais également en Syrie. Il s’agit d’une Église qui n’a pas connu de schisme et qui est toujours rattachée au Saint Siège. Cependant, il s’agit d’une Église autocéphale, c’est-à-dire qu’elle ne reconnait pas un chef unique, et possède donc sa propre hiérarchie ecclésiastique. Elle est également influencée par les rites syriaques.
[5] Le sunnisme est la doctrine dominante de l’Islam dans le monde, tandis que le chiisme est la deuxième grande doctrine de l’Islam, particulièrement présente en Iran, Irak, Bahreïn et relativement au Liban. À la mort du Prophète, une scission s’est effectuée entre ceux favorables à ce que son plus proche compagnon le remplace comme Calife (Abu Bakr) et ceux favorables à ce que ce soit son cousin et époux d’une de ses filles (Ali). Avec le temps, les partisans de Ali ont développé une doctrine religieuse et philosophique à part entière que l’on a appelé chiisme (en arabe, shi’a veut dire « partisan »).
[6] Les Phalanges libanaises (al-kataib al-lubnaniya) sont un parti politique d’extrême droite à majorité chrétienne maronite créé en 1936 et militarisé en 1975.
[7] Selon Emmanuel Macron, cette feuille de route comprend « la gestion des suites de l’explosion, du soutien à la population et la reconstruction du port, les réformes de l’électricité, le contrôle des capitaux, la gouvernance juridique et financière, la lutte contre la corruption et la contrebande, la réforme des marchés publics ».
Sources :
Abi Akl, Yara. 02 septembre 2020. « Vers un gouvernement sous haute surveillance française ». L’Orient Le Jour.
Al-Arab. 29 octobre 2020. « اللبنانيون صامتون.. لا أحد يريد مقاطعة بضائع فرنسا وأموالها ». Al-Arab.
Al-Basri, Aisha. 21 septembre 2020. « ماكرون المكيافيلي في بيروت ». Al-Arabiy.
Antonios, Zeina. 29 septembre 2020. « Il nous faut quelqu’un comme Macron pour diriger le Liban ». L’Orient Le Jour.
Attia, Myriam. 08 mars 2020. « Comment le Liban a inventé un système politique unique au monde (et pourquoi il pose problème) ». Le Monde.
Barthe, Benjamin. 16 juillet 2020. « Au Liban, le « parti des banques » fait barrage au plan du FMI ». Le Monde.
Barthe, Benjamin. 23 octobre 2020. « Saad Hariri de retour dans le rôle improbable du sauveur du Liban ». Le Monde.
Daou, Marc. 21 septembre 2020. « Formation d’un gouvernement au Liban : le Hezbollah s’isole du reste de la classe politique ». France 24.
Le Monde avec AFP. 17 janvier 2020. « Liban : la contestation entre dans son quatrième mois, nouveaux rassemblements ». Le Monde.
Le Monde avec AFP. 09 octobre 2020. « Liban : l’ex-premier ministre Saad Hariri candidat pour former un gouvernement ». Le Monde.
Rapport de la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale. Juillet 2020. « Wealth distribution and poverty impact of COVID-19 in Lebanon ».
Revue de presse de la BBC. Le 02 septembre 2020. « هل تصب زيارة الرئيس الفرنسي ماكرون إلى لبنان في مصلحة حزب الله وإيران؟ ». BBC.
Revue de presse de la BBC. Le 06 septembre 2020. « لماذا تجاهل الرئيس الفرنسي إيمانويل ماكرون سلاح حزب الله اللبناني؟ » BBC.
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