La fin de l’Asie centrale russophone ? La dérussification progressive du Kazakhstan : l’identité nationale kazakhe contre le multiculturalisme kazakhstanais

La fin de l’Asie centrale russophone ? La dérussification progressive du Kazakhstan : l’identité nationale kazakhe contre le multiculturalisme kazakhstanais

Affiche pour la 60ème anniversaire de l’Union soviétique

« L’amitié des peuples de l’URSS », 1982.

Vaste territoire peuplé par près d’une centaine de groupes ethniques très hétérogènes, les républiques de l’Asie centrale vivent depuis quelques décennies d’importantes transformations démographiques. Ces transformations sont dues, d’une part, aux départs massifs des minorités ethniques, majoritairement russes. Au nombre de 9.5 millions en 1991, les minorités russes continuent depuis la disparition de l’URSS de quitter les cinq républiques centre-asiatiques. D’autre part, ces transformations résultent du processus de construction de l’identité nationale fondée sur la culture de l’ethnie autochtone majoritaire. Celles-ci ignorent volontiers les minorités ethniques, alors même qu’en 1999, au Kazakhstan, elles représentaient 46.5% de la population totale.

Le cas du Kazakhstan est éloquent : au milieu du XXe siècle les Russes composaient plus de 50 % de la population totale du pays, et l’ensemble des peuples européens, principalement slaves, jusqu’à 65%. Les statistiques officielles illustrent bien le renversement progressif de la composition ethnique de la société kazakhstanaise depuis les années 1980. En 1979 on comptait 40% de Russes pour 36% de Kazakhs. En 1999, après la chute de l’URSS et l’émigration massive des Russes ethniques vers la Russie, la proportion des Russes baisse jusqu’à 30% tandis que celle des Kazakhs atteint la majorité absolue : 53%. En 2020 on ne compte plus que 18,85% de Russes pour 68% de Kazakhs. Depuis la création du pays, suite à son indépendance en 1991, sa composition démographique a largement contribué à complexifier la formation d’une identité nationale. L’État kazakhstanais, tout en favorisant l’identité et la culture kazakhe, tente, d’après l’anthropologue, Yves-Marie Davenel, de « développer un discours sur la concorde interethnique et le respect de la diversité nationale (…) oscillant entre les pratiques officieuses de préférence nationale et un discours officiel promouvant une conception civique de la nation ».

Aujourd’hui on observe que les Russes du Kazakhstan, jadis majoritaires dans une république soviétique dirigée par Moscou, sont progressivement devenus une minorité au sein d’un État indépendant. Le présent article s’intéresse à la place des Russes dans la société, l’économie et la culture du Kazakhstan contemporain, ainsi qu’aux politiques ethniques et linguistiques en rapport avec la communauté et la culture russe de ce pays.

La colonisation de l’Asie centrale et la russification des territoires, une domination longue de trois siècles.

Région habitée par des tribus nomades turcophones et musulmanes, l’Asie centrale a été colonisée par l’Empire Russe du milieu du XVIIIe à la fin du XIXe siècle.  C’est au début du XVIIIe siècle que les premières expéditions russes traversent la région jusqu’à Khiva, au Sud de l’Ouzbékistan actuel. La colonisation du territoire kazakh débute par la fondation de forteresses, comme celles de Semipalatinsk en 1718 et Oust-Kamenogorsk en 1720, érigées dans le but de sécuriser la frontière méridionale de l’Empire russe. En 1891, la totalité du territoire du Kazakhstan actuel est intégré à la Russie.

La colonisation russe occasionne de profonds bouleversements dans la société kazakhe. L’arrivée massive de colons slaves à partir de 1889  va de pair avec une mise en culture toujours plus importante de terres, entraînant une réduction des espaces de pâturage disponibles pour les nomades. À la suite des réformes de Piotr Stolypine, premier ministre de Nicolas II, la levée d’impôts par les autorités russes introduit massivement la monnaie dans une économie jusqu’ici fondée sur le troc. Se multiplient également les investissements de capitaux russes mais aussi français et anglais, notamment dans les mines de charbon. Outre l’implantation de paysans slaves, le territoire du Kazakhstan est aussi une terre d’exil pour les intellectuels, les révolutionnaires russes et polonais, ou les criminels, condamnés par le régime tsariste puis soviétique, ce qui participe à l’hétérogénéité sociale à l’intérieur même de la population slave.

Grâce à l’ouverture d’écoles russes destinées aux autochtones, la fin du XIXe siècle voit apparaître une élite kazakhe russifiée, ayant parfois étudié en Russie. Celle-ci encourage ses compatriotes à apprendre la langue russe, vue comme un moyen d’accéder à la culture dominante. Par le biais de l’école, la russification s’intensifie après la révolution de 1917 dans le cadre de la politique bolchévique d’éradication de l’analphabétisme.

À l’arrivée au pouvoir de Staline, commence une période tragique pour l’histoire du peuple kazakh. La politique stalinienne de sédentarisation puis la collectivisation forcée provoque une famine épouvantable : entre 1931 et 1933, selon les différentes estimations, entre un million et un million sept cent cinquante mille personnes, c’est-à-dire environ un tiers de la population kazakhe, est décimée par la famine qui touche aussi la Russie et l’Ukraine. Durant cette période, des milliers de Kazakhs ont fui vers d’autres républiques de l’URSS mais parfois aussi jusqu’en Chine, en Afghanistan, en Iran, en Mongolie ou en Turquie. Si cela a brutalement diminué la proportion de la population kazakhe, se poursuivent à l’inverse, entre 1930 et 1950, les déportations de « koulaks », Allemands ou originaires du Caucase. De plus, la steppe kazakhe, au climat rude, abrite de nombreux goulags dont les détenus viennent des différentes républiques soviétiques.

De la majorité à une minorité

La « mise en minorité »[1] des Russes en Asie centrale débute dans les dernières décennies de l’Union soviétique. D’après l’historienne de l’Asie centrale Catherine Poujol, les Russes, inquiets par une « montée de ‘nationalisation ’, se sentant marginalisés » quittent le Kazakhstan et l’immigration slave diminue fortement. Ce sentiment émerge en raison du processus d’indigénisation soutenu par Brejnev, qui touche les milieux politiques et culturels des républiques, instaurant des quotas préférentiels en faveur des ethnies autochtones pour l’entrée dans l’administration publique et les universités. La généralisation de la maîtrise du kazakh comme critère linguistique l’influence également.

La dissolution de l’URSS accélère cette tendance. Ainsi, entre 1989 et 2000 les cinq républiques perdent de 30% à 75% de leur population russe. Au Kazakhstan, celle-ci passe de 6 à 4,5 millions. Bien que la Constitution du Kazakhstan votée en 1993 garantisse l’égalité juridique et assure les mêmes droits civiques à tous les citoyens sans discrimination ethnique ou linguistique, certains textes juridiques, plus complexes et ambigus, annoncent le processus de mono-ethnisation de l’État kazakh. « Dès la Déclaration de la souveraineté de 1990 les Kazakhs sont décrétés ‘nation constituante de l’État’, mettant les représentants d’autres ethnies dans une situation ambiguë ‘de seconde zone’. La deuxième Constitution du Kazakhstan, promulguée en 1995 contient également cette contradiction, définissant le Kazakhstan à la fois comme l’État des Kazakhstanais et l’État des seuls Kazakhs » (Catherine Poujol)[2].

Ce départ massif des populations européennes dans la décennie 1990 – 2000 (Russes, Ukrainiens, Allemands, Juifs, Tatars…) non seulement se superpose à une crise économique et sociale d’une ampleur colossale, mais en plus il l’accentue. Un nombre important de représentants de ces minorités qui quittent les républiques d’Asie centrale sont des professionnels qualifiés, notamment dans les domaines de la médecine et de l’enseignement. La crise sociale et la baisse de la qualité des soins médicaux et de l’enseignement viennent aggraver la crise dans les cinq républiques d’Asie centrale.

Les Russes ethniques dans les nouveaux états indépendants, 1994, File:Russians ethnic 94.jpg – Wikimedia Commons

Le taux de la population russe par région au Kazakhstan, début 2019, Russians in Kazakhstan Rus – Русские в Казахстане — Википедия (wikipedia.org)

En parallèle de la diminution drastique du taux de la population russe, les autorités tentent de limiter voire d’effacer l’héritage historique et culturel du Kazakhstan soviétique. Cela se traduit entre autres par la politique de changements toponymiques. La “kazakhisation” de la géographie commence dès 1991 et se poursuit encore aujourd’hui. Les villes sont renommées dans les premières années de l’indépendance du pays, c’est le cas pour la quasi-totalité des grandes villes. Le changement peut parfois être complet: Gouriev devient par exemple Atyraou et Tselinograd devient Akmola en 1992, puis Astana en 1998 et enfin Nour-Soultan en 2019. Parfois ces modifications se font à travers de petits changements arbitraires visant à offrir une consonance kazakhe à des noms de villes, pourtant de fondation russe, comme c’est le cas pour Semipalatinsk devenu Semeï ou Uralsk devenu Oral.

Le changement de nom des rues dans les villes et des lieux en général (villages, lacs, rivières etc.) est devenu un phénomène banal. Il marque une rupture dans le rapport à l’espace entre les générations soviétiques et les jeunes kazakhstanais et donne l’impression aux premiers d’avoir vécu dans des villes différentes sans n’avoir jamais déménagé.

D’autres réformes vont bien plus loin. Le décret de Nazarbaïev sur l’adoption de l’alphabet latin vise, selon l’ex-président, à « moderniser la langue kazakhe en abandonnant progressivement l’alphabet cyrillique à l’horizon de l’année 2025 » et « permet le rapprochement des peuples turciques ». Surtout, cela illustre sa volonté de modifier à long terme l’identité kazakhstanaise, à tel point que certains Kazakhs vont devoir réapprendre à lire et à écrire dans leur langue maternelle. Cette politique exige des moyens financiers considérables que les autorités n’hésitent pas à employer, affichant pour le pays des priorités aisément contestables.

L’Ancien et le nouvel alphabet de la langue kazakhe, (diapazon.kz)

Kassym-Jomart Tokaïev, l’actuel président kazakhstanais, n’hésite pas à mobiliser l’argument démographique lorsqu’il réagit aux volontés ultra-nationalistes d’interdiction de la langue russe. Il déclare : « La tendance démographique est favorable à la langue kazakhe, ce qui signifie que nous arriverons à notre but. Mais n’anticipons pas. L’anticipation est un mauvais allié dans cette voie complexe, qui cache beaucoup de pièges »[3]. En se référant au conflit ukrainien, il souligne la nécessité de rendre la langue kazakhe attractive par des moyens non-agressifs et d’encourager les citoyens à l’utiliser « sans employer de moyens coercitifs »[4].

Les statistiques sur la population russe du Kazakhstan énoncées par Tokaïev sont justes :  l’âge moyen des Russes kazakhstanais est de 40 ans, tandis que chez les Kazakhs celui-ci est de 26 ans ; presque 55% des retraités du Kazakhstan sont Russes alors que les enfants d’origine russe ne représentent que 10 à 15%. Par conséquent, la tendance actuelle d’homogénéisation ethnique du Kazakhstan tend à long terme à modifier la société kazakhstanaise. Le Kazakhstan russophone et multiethnique devient progressivement et consciemment un État mono-ethnique tourné vers la réalisation de sa « renaissance nationale » laissant son héritage russe et soviétique au passé.

La « kazakhisation » de la sphère publique

Des enquêtes sociologiques montrent qu’une partie non négligeable des non-Kazakhs considère que leurs enfants n’ont pas d’avenir au Kazakhstan car leurs opportunités professionnelles y sont limitées : cela s’observe surtout dans quatre domaines d’activités[5].

Le premier est celui des structures administratives de l’État. En 2015, la part des Kazakhs y était de 95%. Selon la législation en vigueur, la connaissance de la langue kazakhe est obligatoire pour tous les postes administratifs. Or, de manière générale, les individus issus de minorités sont peu nombreux à parler kazakh et sont systématiquement exclus en raison d’une maîtrise insuffisante de la langue d’État. Cependant un Kazakh non-kazakhophone pourra tout de même rentrer dans l’administration grâce aux réseaux de clientèles familiales et régionales, tandis qu’un Russe échouera, officiellement du fait d’un échec au concours de la langue kazakhe, l’empêchant de rejoindre une administration basée davantage sur la corruption et la cooptation que sur le sérieux d’épreuves d’entrée censées reposer  sur le mérite.

Les postes à responsabilité dans les grandes entreprises privées ou publiques sont aussi occupés par les représentants de l’ethnie kazakhe (95%), avec quelques rares exceptions, comme par exemple pour Alexandre Machkevitch, d’origine russe juive ou Vladimir Kim, d’origine coréenne, qui contrôlent une grande partie de l’industrie métallurgique kazakhstanaise.

Souvent écartés des carrières professionnelles offrant d’importantes perspectives d’évolution, les Russes se sont tournés vers des secteurs tels que le petit commerce, l’informatique, la maintenance technique, la restauration, les services en général ainsi que le domaine de la sécurité privée, qui leurs sont quasiment « réservés ». L’émigration massive des Russes est donc largement motivée par l’impossibilité de se trouver une « niche socio-économique » et de s’assurer une position sociale intéressante à long terme.

Le troisième secteur presque entièrement réservé à l’ethnie majoritaire est l’éducation supérieure. Depuis quelques années, les universités kazakhstanaises diminuent le nombre de places dans les classes russophones. Cela fait longtemps que les Russes ont compris qu’il était plus intéressant pour eux d’envoyer leurs enfants étudier en Russie, ou dans d’autres pays plus éloignés et attractifs s’ils en ont les moyens, car même si les enfants non-Kazakhs obtiennent des diplômes au Kazakhstan, ils ont beaucoup de mal à réussir leur insertion professionnelle. Après leurs études à l’étranger ils s’y installent le plus souvent, y obtenant la citoyenneté et un emploi convenable.

Le quatrième secteur totalement dominé par les Kazakhs est celui de la police. Il compte 99% d’employés d’origine kazakhe. Dans ces circonstances, les citoyens non-Kazakhs remettent en question l’impartialité des forces de l’ordre dans certaines situations litigieuses impliquant des individus issus de différentes ethnies.

On comprend bien d’où proviennent les tensions inter-ethniques. Les Russes regardent leur avenir avec inquiétude dans ce Kazakhstan qui « se nationalise ». On observe également depuis quelques années la politisation de la question linguistique, de la vision officielle de l’histoire et de l’identité « nationale ». Tout cela participe à multiplier les contradictions internes de la société kazakhstanaise.

Le russe, la langue de la communication inter-ethnique, de la culture et du divertissement

Dès 1991, trois républiques d’Asie centrale, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan ont nommé leurs langues éponymes en tant que langues officielles, tandis que le russe a reçu le statut de langue de communication inter-ethnique. Malgré l’imposition de la suprématie de la langue kazakhe, le Kazakhstan reste encore très largement russophone : seuls 5% des Kazakhs ne comprennent pas du tout la langue russe. Selon le recensement de 2009, 84,8% de la population kazakhstanaise savait lire et écrire en russe et seulement 62% en kazakh ; 94,4% comprenaient la langue russe à l’oral alors que la langue kazakhe est comprise seulement par 74% de la population.

Le russe continue de dominer la vie quotidienne dans le Nord et dans l’Est du pays ainsi que dans les grandes villes, malgré de nombreuses tentatives du gouvernement de limiter son usage et de favoriser voire d’imposer l’usage de la langue kazakhe dans le service public. Cette tâche s’avère complexe car en 2003 seuls 3% des Russes disaient parler correctement le kazakh, 23% avec difficulté et 74% ne le maîtrisaient pas du tout. De plus, la politique du gouvernement de promotion de la langue kazakhe, principalement parlée par les Kazakhs ethniques, se fait souvent au détriment de la langue russe, comprise par presque tous les citoyens, et a un impact négatif significatif sur les membres de minorités ethniques et favorise leur émigration[6].

Même si la législation concernant l’éducation primaire et secondaire offre le choix de suivre tous les cours soit en kazakh, soit en russe, les autorités soutiennent très activement la multiplication des écoles exclusivement kazakhophones. Cette multiplication a pour objectif de freiner la tendance des classes moyennes kazakhes d’envoyer leurs enfants dans des écoles russophones et permet de restreindre progressivement le nombre des classes dont les enseignements sont dispensés en russe.  Plus prestigieuses, offrant des cours réputés de meilleure qualité à l’époque soviétique déjà et ce jusqu’à récemment, les écoles russophones attiraient en effet beaucoup de Kazakhs urbains. Aujourd’hui, cette tendance s’inverse progressivement car on voit émerger des écoles de renom, conçues pour assurer l’éducation d’une élite de futurs dirigeants entièrement kazakhophones. Le programme scolaire contribue également au développement de l’identité kazakhe. Dans les écoles primaires et secondaires, l’histoire du Kazakhstan est assimilée à l’histoire de la nationalité kazakhe, le rôle des minorités dans le développement du pays est systématiquement minimisé ou concernant les Russes, présenté de manière exagérément négative, au sein d’un roman national sans aucune légitimité scientifique.

Cependant, la langue russe reste encore largement dominante dans les domaines de l’audiovisuel et du divertissement. Le secteur médiatique kazakhstanais, assez peu développé, a été obligé de réduire de 50% à 20% de temps d’antenne total sa programmation en russe en 2003. De nombreux citoyens, Russes comme Kazakhs, se sont alors tournés vers des abonnements qui offrent un très large accès à la production télévisuelle russe. De plus, malgré l’effort fourni durant les dernières décennies, les domaines de la science et de la culture sont encore très peu traduits en kazakh et presque exclusivement écrits et diffusés en russe.

L’usage de la langue russe (en bleu) et kazakhe (en rouge) sur le site vkontakte.com (équivalent russe du Facebook) au Kazakhstan en 2015.

L’absence de représentation politique de la communauté russe 

Les républiques d’Asie centrale, excepté le Turkménistan, ont maintenu le discours soviétique sur « l’amitié des peuples » et ont continué à accorder des droits culturels aux Russes au même titre qu’à d’autres minorités et à soutenir des associations culturelles centrées sur le folklore.

Le Kazakhstan a souhaité marquer son grand intérêt pour les minorités ethniques en créant en 1995 l’Assemblée des peuples, organe consultatif dans le domaine de la politique des nationalités.  D’après le discours officiel de l’Assemblée, « le Kazakhstan ne serait ni mono-national, ni binational, mais plurinational ». Cependant cette institution est entièrement soumise à l’appareil présidentiel et dépourvue de tout caractère démocratique car ses membres sont directement nommés par le président. Selon Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse, « la mission principale de l’Assemblée fut de noyer le problème russe et d’éviter la polarisation du problème kazakho-russe, particulièrement aiguë dans les années 1990 ».

Image pour le festival de l’amitié des peuples à Astana, 2018, В Астане прошел фестиваль дружбы народа Казахстана | Қозоғистон янгиликлари: Сўнгги хабарлар «Kazakh TV» каналида | Kazakh TV (qazaqtv.com)

L’encadrement associatif russe est aujourd’hui très limité en Asie centrale en comparaison avec d’autres républiques ex-soviétiques telles que l’Ukraine ou la Lettonie. L’absence d’activité associative est largement due au durcissement du régime dans chacun des États centre-asiatiques. Le Kazakhstan est le seul pays de la région qui a connu une activité politique russe entre 1991 et 2000. C’est grâce au court processus de démocratisation débuté en 1990, que les Russes ont pu s’organiser au sein du parti politique Lad (Harmonie) et de l’association Rousskaya obchtchina (Communauté russe)[7]. Aux élections municipales de 1994, Lad a pu obtenir jusqu’à 80% de mandats municipaux dans certaines villes peuplées majoritairement par les Russes. Cependant, dès 1999 avec le durcissement du régime de N. Nazarbaïev, l’opposition dans son ensemble et le parti Lad en particulier subissent de fortes pressions politiques, judiciaires et administratives. Certains des activistes du Lad et de la Rousskaya obchtchina sont contraints d’émigrer en Russie, d’autres, victimes de menaces et de violences sont obligés d’abandonner leur activité à l’exception d’une participation inutile à l’Assemblée des peuples.

Sans surprise, l’engagement politique des Russes kazakhstanais, si celui-ci n’est pas pro-gouvernemental, ne trouve aucune expression publique. Les Russes ont intégré un principe de discrétion qui s’explique en partie par la crainte de nourrir, par leurs actions, l’influence de nationalistes plus radicaux et par leur difficulté à se considérer en droit d’agir politiquement dans un pays où ils ont le sentiment d’être des « citoyens de seconde zone »[8].

La Russie quant à elle n’a pas de politique apparente concernant la communauté russe kazakhstanaise. Elle ne cherche pas à inférer dans les affaires internes du Kazakhstan tant que ce dernier agit dans le sens de ses intérêts politico-économiques. Elle ne cherche pas non plus à faciliter le départ des Russes du Kazakhstan, qui sont soumis à de lourdes procédures bureaucratiques pour pouvoir émigrer. La Russie semble davantage vouloir conserver le levier politique que représente cette diaspora loyale et facilement manipulable dans son « étranger proche ». La télévision russe est par exemple largement diffusée au Kazakhstan, elle est par ailleurs la source principale d’information chez les Russes kazakhstanais, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur vision du monde. Le « risque » d’un ennemi intérieur est d’ailleurs l’accusation souvent exprimée par les nationalistes radicaux kazakhs, surtout après les événements ukrainiens de 2014, persuadés que les Russes du Kazakhstan seraient prêts à tout moment « à renier leur partie kazakhe ».

L’Église orthodoxe représente quant à elle un véritable pilier de l’identité russe, surtout dans une société majoritairement musulmane. C’est aussi un canal de propagande politique, utilisé autant par la Russie que par le Kazakhstan, pour s’attirer le loyalisme de la communauté russe. Mais, par le biais de l’Église comme dans l’ensemble de leurs actions, bien que les deux États tentent de montrer leur intérêt et de manifester leur protection, aucun des deux n’est réellement prêt à défendre les droits des Russes kazakhstanais.

Le président N. Nazarbaïev dans la Cathédrale de la Dormition de la Mère-de-Dieu à Astana pour le jour de Noël orthodoxe en 2019.

Source Сегодня в Астане Глава государства Нурсултан Назарбаев посетил Успенский кафедральный собор — Официальный сайт Президента Республики Казахстан (akorda.kz)

V. Poutine durant sa visite au Kazakhstan en octobre 2015 dans la même cathédrale.

Source : Путин посетил Успенский собор в Астане – РИА Новости, 17.10.2015 (ria.ru)

                                                                                                     Margarita Danilova

[1] Sébastien Peyrouse, « Les Russes d’Asie centrale : une minorité en déclin face à de multiples défis », Revue d’études comparatives Est-Ouest,  39-1  pp. 149-177, 2008.

[2] Catherine Poujol, dans Peyrouse, « Les Russes d’Asie centrale : une minorité en déclin face à de multiples défis », Revue d’études comparatives Est-Ouest,  39-1  pp. 149-177, 2008. 

[3] «Демография развивается в пользу казахского языка, значит мы обязательно достигнем поставленной цели. Не будем забегать вперед. Поспешность — плохой попутчик на этом сложном пути, где еще много подводных камней», Касым Жомарт Токаев для Ana Tili, июнь 2020, traduit en français par Margarita Danilova.

[4] Interview de K.-J. Tokaïev pour le journal Ана тiлi [Ana Tili], juin 2020.

[5] D’après le politologue kazakhstanais Nourtaï Moustafayev, dans Saulé Issabayeva  “Дружба народов- правда или миф?”, Русские в Казахстане, 2015 Дружба народов – правда или миф?.. Межэтническая напряженность в Казахстане все-таки существует » Русские в Казахстане – информационный портал (russianskz.info).

[6] Rapport sur les discriminations au Kazakhstan publié par l’ONG britannique Equal Rights Trust en 2016.

[7] Rousskaya obshchina [Русская Община] traduction: Communauté russe

[8] Catherine Poujol, dans Peyrouse, « Les Russes d’Asie centrale : une minorité en déclin face à de multiples défis », Revue d’études comparatives Est-Ouest,  39-1  pp. 149-177, 2008. 

Sources :

Bakyt Alicheva-Himy, « Kazakhstan : le retour aux origines ? », Dans Outre-Terre 2005/3 (no 12), pages 253 à 268. https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2005-3-page-253.htm?contenu=resume

Marlène Laruelle, Sébastien Peyrouse, « Les Russes du Kazakhstan : Identités nationales et nouveaux États dans l’espace post-soviétique, IFFAC, 2003. https://cyberleninka.ru/article/n/2006-02-015-laryuel-m-peyruz-s-russkie-kazahstana-natsionalnaya-identichnost-i-novye-gosudarstva-v-postsovetskom-prostranstve-laruelle-m/viewer

Sébastien Peyrouse, « Les exilés russes et polonais dans les steppes : leur apport à la connaissance et à la russification du monde kazakh », Cahiers d’Asie centrale, 2014.  Les exilés russes et polonais dans les steppes : leur apport à la connaissance et à la russification du monde kazakh (openedition.org)

Sébastien Peyrouse, « Les Russes d’Asie centrale : une minorité en déclin face à de multiples défis », Revue d’études comparatives Est-Ouest,  39-1  pp. 149-177, 2008.  https://www.persee.fr/doc/receo_0338-0599_2008_num_39_1_1885

Aliya Ramidullina, « Le Grand Jeu, raison de l’arrivée des premiers Russes au Tadjikistan », Novastan, 2020. Le Grand Jeu, raison de l’arrivée des premiers Russes au Tadjikistan – Novastan Français

Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFEAC), Cahiers d’Asie centrale, https://ifeac.hypotheses.org/category/publications-%d0%b8%d0%b7%d0%b4%d0%b0%d0%bd%d0%b8%d1%8f/les-cahiers-dasie-centrale

***

Итоги национальной переписи Республики Казахстан, Агентство Республики Казахстан по статистике, Аналитический отчет, Астана, 2009. Ұлттық статистика бюросы (stat.gov.kz).

Реализация принципов Болонского процесса в Республике Казахстан, Министерство образования и науки Республики Казахстан, Аналитический отчет, Астана, 2018.

Во имя единства, решение проблем дискриминации и неравенства в Казахстане, Equal Rights Trust в партнерстве с Казахстанским международным бюро по правам человека и соблюдению законности, Лондон, 2016.

Маркус Кайзер, Бейменбетов Серик, Абдираимова Гульмира, Бурханова Дана, Серикжанова Сабира, Шарипова Дина, Касымова Дидар, Шаповал Юлия, Существование этнических групп в Казахстане, Фонд имени Конрада Аденауэра, 2017.

Султанбек Агеев, « Националисты и их русофобская кампания ведут Казахстан на путь кровавых конфликтов », Эхо Казахстана, 2020.  Националисты и их русофобская кампания ведут Казахстан на путь кровавых конфликтов – Эхо Казахстана (ehonews.kz).

Снежана Атанова, « Центральная Азия конструирование образа и границ в колониальном дискурсе », Central Asian Analytical Network, 2017. Центральная Азия – конструирование образа и границ в колониальном дискурсе – Central Asia Analytical Network (caa-network.org).

Жанарбек Ашимжан, « Касым-Жомарт Токаев: Судьба казахского народа находится на весах истории », Ана тiлi, на сайте Посольства Казахстана в Российской Федерации. https://kazembassy.ru/rus/press_centr/novosti/?cid=0&rid=4070.

Мади Бекмаганбетов, « Священник: Церковь в Казахстане подчиняется решениям РПЦ », Радио Азаттык, 2018.

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Сергей Золотухин, « Русские в Казахстане », Социологические исследования, 2012, №2, с. 99-103. https://cyberleninka.ru/article/n/russkie-v-kazahstane/viewer.

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Дружба народов – правда или миф?.. Межэтническая напряженность в Казахстане все-таки существует » Русские в Казахстане – информационный портал (russianskz.info)Мелвин Н., « Русские за пределами России: политика национальной идентичности », 2001. https://cyberleninka.ru/article/n/2001-02-014-melvin-n-russkie-za-predelami-rossii-politika-natsionalnoy-identichnosti-melvin-n-russians-beyond-russia-the-politics-of/viewer.

Элеонора Сулейменова, « Русификация и казахизация: как языковая гомогенизация многоязычного Казахстана », Russian Language Journal / Русский язык, Vol. 60, Special Issue: Divergent Thinking: Prospectives on the Language Enterprise in the 21st Century—Presented to Richard D. Brecht by his Students and Colleagues (2010), pp. 229-252 (24 pages), Русификация и казахизация: как языковая гомогенизация многоязычного Казахстана on JSTOR (univ-paris1.fr).

С. Хименес Товар, « «Казахстанизация» Казахстана: языковая политика, национализм и этнические меньшинства », Этнографическое обозрение, 2014, №4, с. 27-34. https://cyberleninka.ru/article/n/kazahstanizatsiya-kazahstana-yazykovaya-politika-natsionalizm-i-etnicheskie-menshinstva.

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