Parlons Rom: 1941-2021, sur les traces d’un génocide oublié
Photographie en couleur prise de plein pied lors d’une manifestation contre une éventuelle démolition du Mémorial des Sinti et des Roms d’Europe assassinés sous le régime nazi en vue de la construction du S-Bahn à Berlin le 13 juin 2020. Sur les pancartes des manifestants, on peut lire : « L’apathie morale et l’ignorance doivent prendre fin maintenant » ; « Nos mémoires ne sont pas des chantiers de construction » ; « Le monument reste » ; « Sauver le mémorial »
Partout en Europe, les droits de la communauté Rom subissent aujourd’hui de graves violations. Sur la page du ERCC (European Roma Rights Center), on les compte à la pelle.
En septembre 2020, un rapport publié par l’organisme faisait la liste des violences ciblées qui ont proliféré pendant le confinement de février à mai 2020 dans 12 pays Européens : harcèlement et violences policières, expulsion forcée de leur logement, discours xénophobes relayés par les médias, discrimination d’accès aux soins pendant une période de pandémie1.
Durant les deux dernières décennies, de nombreuses plaintes très alarmantes ont été déposées faisant lugubrement penser aux politiques nazies d’empêchement de la « reproduction » des Roms. En 2020, l’ONU a exigé aux autorités de la Macédoine du Nord de fournir une compensation à des femmes enceintes Roms expulsées de leur logement détruit par les autorités, qui se voyaient refuser toute visite médicale chez un gynécologue et tout accès aux soins sur des critères discriminatoires. Quelques années auparavant, en 2007, la République Tchèque était encore accusée par des ONG de fermer les yeux sur des stérilisations « accidentelles » de femmes Roms dans les hôpitaux du pays.
La France compte également parmi les pays faisant preuve d’une grande intolérance à l’égard des individus d’origine ethnique Rom. En mai 2020, elle a été condamnée par la Cour Européenne des droits de l’Homme pour l’expulsion forcée de Roms de son territoire qui a eu lieu en 2013. Le même mois, la Cour administrative d’appel de Versailles a rendu un arrêt qui prouve la ségrégation scolaire d’enfants Roms dans une école municipale parisienne.
Etrangement, les Roms semblent être les grands oubliés de l’antiracisme. Blanche Gardin est peut-être une des rares humoristes à avoir intelligemment souligné le problème dans un sketch du festival de Montreux2 : Le système de préjugés et le tabou politique est tel que certains pays, dont la France, ne disposent même pas d’un terme approprié qui fasse référence au racisme contre les Roms dans le jargon politique : l’« anti-tsiganisme » ne prend pas en compte l’évolution des dénominations de la communauté. Le mot « tsigane » n’a jamais été utilisé par les Roms eux-mêmes, il est aujourd’hui connoté négativement dans la plupart des pays d’Europe de l’Est, et rejeté par les institutions de l’ONU pour son histoire3.
Pourquoi cet écart ? Un nombre trop faible d’individus Roms pour qu’on s’y intéresse ? A l’évidence non. Selon le Conseil de l’Europe, avec une communauté d’environ 10 à 12 millions de personnes, les Roms représenteraient la plus importante minorité ethnique européenne. Le nombre de Roms d’Europe équivaut au nombre total de Juifs dans le monde.
La raison se trouve donc ailleurs : l’absence de visibilité politique, due à une absence quasi-complète de médiatisation, ou bien la production d’images qui traduisent les représentations extrêmement négatives de l’opinion publique. Quand ils ne sont pas pris comme bouc-émissaire des discours politiques populistes, le silence partiel ou complet des élus politiques sur leur cause s’installe. Enfin la pauvreté des enseignements scolaires sur l’histoire de cette communauté qui ne permettent pas de faire le lien avec le racisme actuel.
Le Rom ou le « Roumain » devient une nouvelle tête de turc dont les foules raffolent et qu’elles se plaisent à prendre pour cible.
L’ignorance profonde amène alors à confondre un Rom avec un Roumain, le premier étant une origine ethnique, le second une nationalité d’un pays dans lequel les Roms ne sont qu’une minorité. Il s’agit d’une confusion grotesque quand on sait que les Roms de Roumanie ont été les victimes d’un esclavage de plus de 150 ans dans ce pays. Cette ignorance amène aussi à assimiler les Roms à des « gens du voyage », nom popularisé par les institutions elles-mêmes qui, au lieu d’éclairer les termes du débat public, produisent un immense contresens ! Cela conduit à prendre des migrations économiques ou politiques classiques, pour du nomadisme, renforçant l’image d’un individu asocial qui refuse de s’intégrer, alors même que la quasi-totalité des Roms est aujourd’hui sédentaire, et aspire donc à mener sa vie dans un logement fixe. Il devient alors facile pour les autorités d’obtenir un consensus dans la population pour mener une politique particulièrement hostile aux migrants Roms qui auraient pourtant souvent droit à l’asile, parce que persécutés dans leur pays de départ pour les mêmes raisons raciales.
Alors que faire contre ce déferlement d’amalgames ? Comment expliquer qu’un génocide ayant exterminé près de la moitié de la population Rom entre 1939 et 1945 n’ait pas eu d’impact sur les mentalités, et voit rejaillir une cinquantaine d’années plus tard les mêmes sentiments de méfiance et d’étrangeté vis-à-vis de la communauté Rom ? Comment comprendre la cohabitation de représentations opposées entre le « Tsigane » exterminé qui nous évoque le vague souvenir d’un cours d’histoire sur les bancs de l’école, et les « Roumains » indésirables et « haïs » de notre société4 ?
Une bonne réponse à toutes ces questions réside peut-être dans le récit de ces discours. C’est en en racontant l’histoire que l’on pourra identifier les facteurs qui conduisent au maintien de la xénophobie actuelle et à sa déconnexion qui s’est opérée dans les esprits d’avec les événements du passé.
Au lieu de faire une histoire du génocide lui-même, invitons-nous donc à bord d’un voyage au cœur des mémoires du Pojarmos, nom Rom donné au drame génocidaire de la Seconde Guerre Mondiale.
L’après-guerre et le refoulement des mémoires
Plusieurs raisons expliquent le refoulement total des mémoires des victimes. La première est le refus de tous les gouvernements en place, sans exception, de reconnaître la spécification ethnique des crimes nazis, et parfois de leurs propres crimes, pourtant bien dirigés à l’encontre de la communauté Rom. Elle se retranscrit par des « politiques de refoulement agressives »5 . L’Allemagne donne le ton par la voix du chancelier qui nie en bloc toute persécution sur critère ethnique avant 1943, et justifie par la punition d’actes de délinquance et de criminalité.
La deuxième grande raison de ce refoulement est interne à la communauté Rom. Selon l’écrivaine d’origine Rom, Jeanne Gamonet, il faut y voir un faisceau de facteurs.
D’abord, 50 pourcents de la population Rom a disparu. Elle est de plus émiettée aux quatre coins du continent européen, donc difficile à retrouver pour la faire témoigner. Enfin, elle ne s’unifie pas dans un groupe de pression suffisamment influent car beaucoup préfèrent se taire et participer à l’élan qui cherche à les intégrer par des politiques publiques par ailleurs discutables. Mme Gamonet rapporte ainsi un témoignage d’un de ses amis Rom : « Tu sais nous on avait qu’une envie après la guerre, c’était de se fondre dans la masse. De disparaître. De se faire tout petit, de se planquer. Alors on n’a pas du tout eu envie d’aller témoigner.»
A tout cela s’ajoute également le fait que les Roms « écrivent très peu »6 , à cette époque encore du moins, « ils n’étaient pas très portés sur la recherche historique, et politique ». «Ils n’écrivent pas, il n’y a pas d’écrit tsigane, parce que ce n’est pas un peuple de l’écriture », ajoute l’historien Jacques Sigot dans le reportage Réalisons l’Europe – Génocide et Internement des Tsiganes. Plus généralement, l’élite intellectuelle est très réduite, et souvent expatriée.
L’historien A. Kotljarchuk souligne enfin que les lieux de commémoration vont mettre beaucoup plus de temps à se mettre en place que ceux de la communauté juive, car il existe « moins » de lieux possibles de recueillement : « Au contraire des Juifs, Les Roms manquent presque d’un paysage culturel. Si l’Holocauste est aujourd’hui commémoré dans les synagogues désertées, les anciens ghettos et les anciens cimetières, les Roms ne disposent pas en revanche de sites tels que ces derniers. Leur espace de mémoire a physiquement disparu avec le génocide ».
Face à la persistance des discriminations, un réveil des mémoires dans les années 1960
Le vent de contestation sociale ambiant qui anime l’Europe de l’Ouest face à la persistance des discriminations7, et se manifeste par la multiplication des associations de défense des victimes tsiganes en Allemagne et en France, gagne bientôt l’Europe de l’Est.
En témoigne le combat pour l’érection d’un monument sur l’ancien site de Babi Yar, en Ukraine soviétique. Jusqu’en 1966, le site du massacre n’a été doté d’aucune plaque commémorative et le premier monument n’a été construit qu’en 1976 après un certain nombre d’actes de protestation. Parmi elles, le célèbre poème « Babi Yar » écrit par le russe Evgueni Evtouchenko en 1961 et publié dans la Literaturnaia Gazeta8. Puis, en 1966 la publication du roman Babi Yar d’Anatoly Kuznetsov dans la revue littéraire russe Yunost’, puis par la maison d’édition de la Komsomol Molodaya gvardiya (fondée en 1922). On peut y lire notamment : « Les fascistes pourchassaient les Gypsies comme s’ils étaient leur gibier. Je n’ai jamais lu quelque chose d’officiel là-dessus, et pourtant en Ukraine les Gypsies étaient sujets à une extermination immédiate semblable à celle des Juifs ». Enfin, la même année eut lieu un rassemblement non autorisé à Babi Yar en 1966. Ce rassemblement, qui était consacrée au 25e anniversaire de la tragédie, est rejoint par un certain nombre de personnalités ukrainiennes et russes, des écrivains, des cinéastes et des dissidents : Viktor Nekrasov, Boris Antonenko-Davidovich, Ivan Dziuba, Petr Yakir, Sergei Paradzhanov, Vladimir Voinovich et Sergei Dovlatov.
Photographie de Babi Yar de Valentin Galotchkine, une sculpture réalisée en 1964 comme projet d’un monument commémoratif. Il représente le corps d’une femme qui se fissure au niveau du cou pour traverser le corps jusqu’au nombril.
Il est à souligner que cette première « libération » de la parole à l’Est est en réalité soigneusement surveillée par l’Union Soviétique, pendant la période du « dégel » khroutchevien.
Années 1970 : Un « mouvement Rom » institutionnalisé œuvrant à la libération des mémoires
Le « tournant révolutionnaire » des années 1966 à 1970 comprend la structuration d’un « mouvement rom » qui s’appuie sur des associations nationales à la fois de l’Europe de l’Est et de l’Ouest. Il prend véritablement forme en 1971, lors du premier Congrès mondial des Roms de l’Union Internationale des Roms à Londres. Les activistes sont encore peu nombreux. Ils appartiennent au haut de l’élite (écrivain, journaliste, etc…) et viennent des quatre coins du continent. Quatorze pays sont présents, dont trois pays d’Europe Centrale (la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Yougoslavie) et certains observateurs curieux de la cause dont on reparlera plus tard (les Etats-Unis notamment). Cinq commissions se forment, dont deux en particulier très importantes pour la construction des mémoires. Celle des crimes de guerre qui se lance dans un combat pour la reconnaissance du génocide et pour la condamnation des criminels. Et celle de la culture qui décide que dès à présent, une seule appellation sera retenue pour désigner l’ensemble de la communauté : les Roms. On adopte également un hymne, un drapeau et une devise. L’objectif est de revendiquer le statut de nation auprès de la communauté internationale, pour que leurs droits soient reconnus et respectés. Il s’agit d’un moment marquant, car il permet d’unifier l’identité émiettée en incitant « les Roms du monde entier »9 à se « lever » et à « agir », et de donner une voix institutionnalisée à la communauté sur la scène internationale. Le mouvement a du succès et portera réellement ses fruits au début des années 1980.
Photographie noir et blanc prise en plein pied par Eva Davidovà, historienne et photographe tchèque, à la date du 8 avril 1971 à Londres à l’occasion du premier Congrès Mondial Rom.
Le nouveau contexte international des années 1980
Le troisième Congrès mondial des Roms se tient en 1981 à Göttingen et permet d’obtenir un an plus tard la reconnaissance du génocide par l’Allemagne, par le chancelier est-allemand Helmut Kohl. Un coup de tonnerre retentissant qui a plusieurs effets majeurs : l’ouverture des archives allemandes, la reconnaissance de certains lieux de mémoire en Allemagne, l’octroi de réparations aux survivants du génocide dans toute l’Europe. Cette dernière victoire est à relativiser cependant : il reste difficile de prouver son identité, un grand nombre de survivants ayant changé de nom après les événements, et un certain nombre de victimes sont déjà décédées.
En parallèle de ce processus, les nouveaux principes développés par Mikhaïl Gorbatchev tels que la « perestroïka » et « glasnost » redonnent un souffle aux productions artistiques et littéraires qui parlent du génocide et surtout aux revendications de la communauté concernant sa reconnaissance et son investigation scientifique. Jusque-là, le récit n’était porté que par des artistes, souvent non-Rom sans discours historique ou politique, sans témoignage, et sans lieu de commémoration. La mémoire était portée dans le secret de l’entourage proche, par le biais de l’oral. Selon l’universitaire Michael Stewart, cité par Andrej Kotljarchuk, la situation peut être résumée à la formule suivante : « Se souvenir sans Commémorer » (Remembering without Commemoration). A partir des années 1980, le monopole soviétique des mémoires s’atténue. En témoigne la diffusion du film polonnais And the Violins Stopped Playing réalisé par Alexander Ramati.
Affiche du film And the Violins stopped playing, réalisé par le cinéaste polonnais Horst Bucholz en 1988. On peut y lire notamment les phrases suivantes : “A film that everyone will remember” ; “The tragedies and the atrocities that everyone chose to forget”
Années 1990 : Rendre compte des faits et rendre justice, mais pas tous seuls
Le problème essentiel de la reconnaissance du génocide Rom réside dans l’absence de la spécification et de la distinction de cette minorité comme objet systématique de la folie meurtrière nazie. La communauté Rom aurait été une victime collatérale, au milieu d’autres victimes, ou pire, aurait été constituée uniquement de traîtres ou de criminels qui méritaient leur internement. Le maintien de ces discours peut s’expliquer de manière assez simple : ils conditionnent la crédibilité des discours anti-tsiganistes. L’anti-tsiganisme reprend en effet de plus belle dans les années 1990, quand une « troisième vague » de migrants d’origine Rom se déplace en Europe après l’ouverture du bloc (les deux premières ayant eu lieu plus tôt pendant le XXème siècle). Le verrou soviétique des mémoires des victimes se voyait en effet remplacé progressivement par un nouveau verrou de taille européenne10.
Le mouvement qui initie la recherche scientifique et la poursuite des anciens criminels ne pouvait venir que d’ailleurs : en l’occurrence, des Etats-Unis et d’Inde. L’un des historiens les plus célèbres est l’universitaire d’origine Rom Ian Hancock, qui a rédigé plus de 300 travaux depuis 1969. Celui-ci devient le premier membre Rom du US Holocaust Memorial Council, nommé par le Président Bill Clinton, personnalité politique majeure de l’histoire états-unienne dont il affirmait les lointaines origines Rom. C’est sous la présidence de ce dernier qu’est fondé le US Holocaust Memorial Museum, qui œuvre depuis de nombreuses années à la construction d’une vaste encyclopédie, prenant notamment pour objet le génocide Rom.
Les associations de défense des droits des Roms des pays d’Europe de l’Est, retardées de vingt ans dans leur développement par rapport à celle de l’Europe de l’Ouest, ont le vent en poupe grâce à de nombreux financements américains par le biais de fondations philanthropiques. La plus connue reste l’Open Society Foundations, fondée en 1979 par George Sorros, qui engage une véritable collaboration avec les activistes Roms Européens à partir de 1997. Cette année-là, la « clinique juridique »11 que deviendra le European Roma Rights Center (ERRC) est créée en Hongrie à Budapest, sur aide financière de l’Open Society Institute. Ce centre engage et soutient notamment des plaintes à l’encontre d’anciens criminels de guerre en République Tchèque et en Croatie. Les campagnes et les pétitions pour la construction de lieux de mémoire et de musées se multiplient, les médias anglo-saxons et les nouvelles organisations faisant caisse de résonance et apportant de la visibilité sur la question des Roms en Europe.
Photographie prise par Bjorn Steinz à l’occasion de la visite de Frumuşani, un village Rom aux abords de Bucarest (Roumanie) par le fondateur de l’Open Society Foundation George Sorros, et le président de la Banque Mondiale Jim Yong Kim, le 10 mai 2012. A gauche, Cristian Beceanu, un élu local Rom qui accueille et conduit les visiteurs internationaux ce jour-là, au centre George Sorros.
« L’Européanisation du génocide des Roms »12 à partir des années 2000-2010
Le « boom » des mémoires après la Guerre Froide, en même temps qu’une montée des actes de violence envers la communauté Rom, médiatisés et dénoncés par un nombre croissant d’activistes, s’accompagne d’une prise de conscience des institutions européennes de la nécessité de reconnaître le génocide, et de l’enseigner dans les écoles et les musées. Devançant les instances de l’Union Européenne, le Conseil de l’Europe prend une série de mesures dans cette voie-là13. L’Union Européenne arrive plus tardivement : en parallèle de plans de stratégie pour l’intégration socio-économique de la communauté Rom, le Parlement vote une résolution majeure en 2015 qui reconnaît explicitement « le génocide Rom » et incite tous les Etats-membres à faire de même.
A l’aube du 21ème siècle, faisons un bilan de la situation dans chaque pays. La Pologne et l’Allemagne se trouvent parmi les meilleurs élèves, pour plusieurs raisons. L’extermination y est documentée dès l’ouverture des archives allemandes, donc plus tôt que dans les autres pays (la Pologne occupée est intégrée à un Gouvernement Général directement administré par le Reich). On y découvre notamment l’ordre de Himmler en décembre 1942 de déporter tous les tsiganes du Reich vers la Pologne. Un partenariat avec les associations tsiganes allemandes s’est ainsi déjà développé depuis les années 1980, rendu possible par l’émancipation précoce de la Pologne du joug soviétique. Le massacre de 3 000 tsiganes la nuit du 3 août 1944 est commémoré à Auschwitz-Birkenau depuis 1994 sur initiative conjointe du Centre des Roms et des Sintis de Heidelberg et de l’Association des Roms de Pologne. L’université de Cracovie de Jagiellonian est très active dans la rédaction d’articles et d’ouvrages sur les Roms et leur histoire. Encore aujourd’hui, le chemin n’est pas encore totalement parcouru cependant, comme le souligne l’activiste polonais et Rom Wladyslaw Kwiatkowski. Malgré des efforts pour développer un programme d’éducation avec le ministère et l’association dans laquelle avait milité son père et dans laquelle il milite aujourd’hui, W. Kwiatkowski énonce : « Just like in Germany, many say: « Genocide of Roma? No.’’ »14 .
Photographie d’un touriste Français du monument commémoratif du parc du Tiergarten à Berlin, en hommage aux Roms et aux Sintis déportés par les nazis, inauguré par Angela Merkel en le 24 octobre 2012, réalisé par l’artiste israëlien Dani Karavan. Il s’agit d’un bassin parfaitement circulaire aux eaux peu profondes et entouré de dalles blanches au sol.
En Croatie, le génocide est explicitement reconnu, résultat de la pression européenne pour reconnaître les massacres des Oustachis comme condition à l’entrée dans l’Union. Le système concentrationnaire de Jasenovac a donné lieu à l’érection d’un mémorial en 1968 qui mentionne à partir des années 2000 seulement néanmoins, l’assassinat de Roms. Il donne même un nombre de victimes : 16 000 Roms, dont 1/3 sont des enfants. Les autorités croates ouvrent également leurs archives, qui rentrent dans la compilation exhaustive de ressources que tente de mettre sur pied l’US Holocaust Memorial. Malgré ces avancées, l’historien Jovak montre deux obstacles à la mise en place d’un récit scientifique et objectif : d’abord, l’absence de détails sur les victimes. Aucun effort pour savoir qui ils sont, ce qui efface d’ailleurs une partie des crimes commis (expropriations de biens très fréquentes, déportation par familles très traumatisante pour les mémoires). Ensuite, le révisionnisme ambiant à l’œuvre dans le pays qui transforment le camp de concentration en camp d’emprisonnement des ennemis Croates. On retrouve ici le mythe du voleur ou de l’espion Rom, rendu suspect par son apparence physique, un homme venu d’ailleurs qui voyage (mythe du non sédentaire) et qui parle plusieurs langues.
En Autriche, en République Tchèque, ainsi qu’en Hongrie, les choses avancent un peu plus vite, du fait de l’influence allemande et du dynamisme des activistes. En témoigne la construction de nombreux lieux de mémoires : le Musée de la Culture Rom est fondé en 1991 à Brno, et l’exposition permanente au Mémorial de l’Holocauste de Budapest. Ces avancées comportent cependant des limites. Dans un article qui compare la façon dont sont présentés les Roms dans les Mémoriaux en Europe, Ljiljana Radonić prend l’exemple hongrois et montre comment les mémoires sont encore largement obstruées15 .D’abord, du côté du récit fait sur les bourreaux, la participation des autorités hongroises est évidemment complètement exemptée d’une relecture critique. Ensuite, la personnalisation des victimes est certes beaucoup plus présente que dans les deux autres musées pris en exemple (croate et slovaque), grâce au témoignages individuels. Mais elle est encore lacunaire. Les photos de Roms prises et exposées, en plus d’être rares, ne comportent comme indication géographique qu’un vague : « Somewhere in Hungary », au contraire du traçage très précis des photos de familles juives. Les textes mettent souvent les Tsiganes en position secondaire vis-à-vis de la minorité juive, ne font l’objet que d’une ou deux lignes à la fin de chaque paragraphe. Très peu d’effets personnels sont présentés, ce qui maintient aussi de la distance entre les Hongrois et un peuple étranger, autre, différent. Certaines formules paraissent très déplacées et font parfois contresens : « Le travail des autorités n’était pas rendu facile du fait que la loi ne définissait pas ce qu’était un Tsigane ». Il n’y a aucun effort de discours sur la façon dont les Roms se voyaient à l’époque et leur propre rapport à la société hongroise. Relativement à cela, une seule phrase évoque aux actes de résistance farouches et particuliers à la minorité Rom, contrairement aux Juifs pris pour cibles. L’anti-tsiganisme ne fait pas l’objet de très longs développements, bien que présent, au contraire des deux autres musées.
Dans les anciens territoires soviétiques devenus des Etats après l’effondrement du Bloc, la reconnaissance du génocide est très inégale. L’Ukraine détient avec l’Allemagne le titre du pays ayant érigé le plus de monuments en mémoire du génocide Rom. Elle observe le 2 août une Journée de Commémoration pour le Génocide des Roms et des Sintés (comme la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et la Croatie). La Lettonie, pays balte qui comptait le plus de Roms en 1939 par rapport à ses deux voisines lituanienne et estonienne, et en a perdu la moitié a fait à peu près aussi peu que la Biélorussie. Ce retard vient de celui accumulé sous leur rattachement direct à l’URSS. L’Ukraine a quant à elle a développé nombre de mesures pour nourrir la recherche historique, porter des programmes apportant de la visibilité sur les victimes. Trois raisons principales à cette trajectoire de mémoire particulière dans les anciennes républiques soviétiques ont été identifiées par A. Kotljarchuk16 : les principes démocratiques ukrainiens qui permettent à un certain nombre d’acteurs d’émerger, la construction d’une mémoire par opposition à celle du mythe patriotique entretenu par la Russie, et enfin la volonté de faire premier de la classe devant les instances de l’UE. Certains programmes sont développés par des associations tsiganes transeuropéennes pour permettre aux mémoires des victimes d’être formulées avant qu’elles ne se perdent, notamment le programme Roma Genocide : Remember to resist ! auquel une jeune Ukrainienne d’origine Rom a pu participer et témoigne : « L’expérience que j’ai acquise en participant au projet Roma Genocide Remember to Resist! m’a aidée à donner du relief à des histoires que j’avais entendu d’autres survivants de l’Holocauste Rom pendant mon enfance. »17
La Roumanie connaît une récente avancée. Celle-ci a été retardée par la présence de pogroms et d’un esclavage beaucoup plus ancien donnant elle-même lieu à un conflit des mémoires non résolu, qui ne permettait pas la réelle émergence d’une parole Rom. Le 23 octobre 2007, le président roumain Traian Băsescu s’est publiquement excusé pour le rôle de sa nation dans le Porajmos, la première fois qu’un dirigeant roumain le faisait. Il a appelé à ce que le Porajmos soit enseigné dans les écoles, déclarant que « nous devons dire à nos enfants qu’il y a six décennies des enfants comme eux ont été envoyés par l’Etat roumain là où ils ne pouvaient que mourir de faim et de froid ». Une partie de ses excuses a été exprimée en romani. Băsescu a décerné à trois survivants du Porajmos un Ordre pour des services fidèles.
La France enfin commence à faire des efforts en ce sens. En 1997, pour la première fois, le président français Jacques Chirac a fait référence aux Roms victimes des persécutions nazies lors d’une cérémonie du souvenir dédiée aux victimes de la déportation. En octobre 2010, une proposition de loi, la Proposition de loi n°273, a été présentée devant l’Assemblée nationale, déclarant la reconnaissance officielle du génocide des Roms et fixant la commémoration officielle de ce génocide au 5 avril. Celle-ci ne sera jamais adoptée. En 2013, le président français François Hollande reconnaît la responsabilité de l’État dans l’internement des Roms de 1940 à 1946 lors d’une cérémonie d’hommage à Montreuil-Bellay, l’un des 31 camps gérés par le régime de Vichy.
La digitalisation des mémoires dans les années 2010
Aujourd’hui, les mémoires des victimes empruntent de nouveaux supports. Les sites web, les encyclopédies en lignes, les ressources pédagogiques virtuelles, mais aussi les appels à témoigner via les réseaux sociaux (en témoigne le hashtag #RomaHolocaustStories : Generations lancé par l’ERRC) montrent que les Organisations Internationales restent les premiers acteurs de la libération des mémoires. Elles fournissent également les soutiens financiers et les moyens de pression nécessaires à l’élaboration d’un récit historique objectif. Elles défendent enfin les luttes pour l’obtention de réparations symboliques (condamnation des anciens criminels) et matérielles (compensations financières), qui interviennent cependant souvent bien après le décès des victimes et bourreaux concernés. Ces organisations sont de trois types : les ONG de défense des droits des Roms, les institutions européennes, et les institutions mondiales. L’exposition virtuelle disponible depuis Août 2020 sur le site des Nations-Unies en est un exemple. Celle-ci s’intitule The Nazi Genocide of Roma and Sinti, organisée par la Wiener Holocaust Library, et a été réalisé avec le soutien du programme intitulé The Holocaust and the United Nations Outreach Programme.
Dernier vecteur très utilisé depuis ces dernières années : les arts et la culture musicale Rom. Ceux-ci contribuent à continuer à libérer les traumas et à exprimer l’Innommable, à commémorer la mort des victimes, ainsi qu’à neutraliser les discours et les représentations qui font du Rom un être définitivement étranger au reste de la société, sur la base d’une communication par la musique, langage universel. Le 5 mai 2012, la première mondiale du Requiem pour Auschwitz, du compositeur Roger Moreno Rathgeb, a été jouée au Nieuwe Kerk d’Amsterdam par The Roma and Sinti Philharmoniker dirigé par Riccardo M Sahiti. Celle-ci a été couplée à une conférence, Roms : entre passé et futur. Le requiem a depuis été joué à Tilburg, Prague, Budapest, Francfort, Cracovie et Berlin.
Photographie d’un concert donné par l’Orchestre des Roms et des Sintis, dirigé par Ricardo Sahitis, dans l’auditorium de l’Université de Jagiellonian à Cracovie (Pologne)
L’analyse des mémoires du génocide a donc permis de comprendre pourquoi nous avons aujourd’hui en Europe une si piètre connaissance de cette minorité et pourquoi nous nous maintenons dans un déni complet du racisme des institutions à son égard. Ces discriminations ne se constituent comme enjeu du débat public et de l’arène médiatique puisqu’elles sont niées. Elles ne font que très récemment partie de l’agenda politique européen (les premières politiques éducatives datent du début des années 2000). L’Histoire ne se répète pas sans que certains acteurs conduisent volontairement une politique de refoulement et de transformation des faits. Sans l’effet combiné de son enseignement, de la poursuite des recherches et des travaux de la discipline sur le sujet, et du développement chez les jeunes générations par l’éducation d’une réflexion critique sur les récits nationaux, l’histoire finit par se répéter.
Eva Samaddar
Notes
1 Le lien du rapport : http://www.errc.org/uploads/upload_en/file/5265_file1_roma-rights-in-the-time-of-covid..pdf
2 « Les Roumains ça fait beaucoup rire en France en ce moment ». Le lien du passage de Blanche Gardin au Festival de Montreux 2017 sur Youtube : Blanche Gardin – La télévision / Réfugiés climatiques – YouTube à partir de la minute 4’25.
3 Sur la terminologie qui sera utilisée dans cet article :
En France, le mot « tsigane » est un mot considéré comme neutre et encore largement utilisé. Son origine étymologie remonte communément au mot de Grec Ancien ὁ ἀτσι ́γγανος (au pluriel ἀ τ σ ι ́γ γ α ν ο ι). Ce mot est utilisé en Europe à l’époque de l’Empire Byzantin pour désigner les membres d’une secte allophone que l’on dit venir d’Iran. Pour peu qu’une communauté ait le teint mat, et semble venir d’Asie, le mot est immédiatement repris. C’est le cas pour les populations nomades Roms, arrivant en Europe aux 11ème et 12ème siècle, qui n’ont en réalité rien en commun avec la secte que le mot désignait au départ. Le mot est ensuite utilisé et décliné dans toutes les langues européennes, dont le fameux Zigeuner en Allemand, qui donneront les Zigeunerlager (camps de Tsiganes) pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Dans le monde anglo-saxon, les Gypsies doivent leur nom au terme d’ « Egyptien », et pour les mêmes raisons, on pense qu’ils viennent aussi de cette région.
Parce que le génocide est encore mal connu en France, la terminologie « tsigane » est utilisée de nos jours, mais elle est très mal perçue en Europe de l’Est, car elle rappelle les Zigeunerlager nazis (camps d’internement pour Tsiganes). Pour cette raison, on parlera plutôt de la communauté Rom, terme le plus large et autour duquel se sont accordés les différents sous-groupes ethniques dans les années 1970.
La communauté visée par le génocide est en réalité très complexe et regroupe une multitude d’ethnies aux cultures, aux traditions et aux religions différentes, car elles dépendent de leur implantations géographiques (les Gitanos sur la péninsule ibérique, les Gypsies en Angleterre, les Manouches en France, les Sinti en Europe médiane, les Roms enfin en Europe de l’Est). Je fais le choix d’utiliser soit le mot « Rom », parce qu’adopté officiellement par le mouvement qui entend porter les revendications de la communauté dont nous parlons et choisi également des institutions internationales, soit le terme « tsigane » lorsqu’il s’impose (pas de terme français autre que l’anti-tsiganisme pour parler du racisme envers les Roms). Je tiens à signaler au lecteur que j’utiliserai peut-être de manière abusive le terme « communauté » dans cet article, n’ayant pas eu les ressources nécessaires à l’approfondissement de la mémoire des victimes par ethnie et sous-ethnie.
4 Pourquoi les Roms sont-ils aussi haïs ? Publié sur le site du Nouvel Observateur le 29 mars 2019 par Aidan McGarry, reader in International Politics, Loughborough University.
Pourquoi les Roms sont-ils aussi haïs ? (nouvelobs.com)
5 “Representing genocide. The Nazi massacre of Roma in Babi Yar in Soviet and Ukrainian Historical culture.” Écrit par Andrej Kotljarchuk (2015, Baltic Worlds)
6 Sur ce sujet, se mélangent deux éléments à bien distinguer : l’illettrisme d’un grand nombre de Roms dû aux discriminations qu’ils subissent et à des conditions socio-économiques largement inférieures, et la tradition d’une littérature orale très ancrée au moins jusque dans les années 1950. Consulter le site suivant, une fiche pédagogique écrite par Michael Wogg et publié par le Conseil de l’Europe : Factsheets on Roma (uni-graz.at)
7 Archives françaises de l’INA qui témoignent de l’anti-tsiganisme de la société en France, tout en peignant un portrait mythifié de la communauté. « 1971 : Qui sont les Tsiganes ? »
8 Traduction du poème « Babi Yar » par Jean Radvanyi disponible sur ce lien : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/100/EVTOUCHENKO/17947
9 Pour écouter l’hymne en Romani : http://www.old.edu.ro/download/Gelem_gelem.mp3. Les paroles traduites ici en anglais sur le site Patrin : « I went, I went on long roads, I met happy Roma, O Roma where do you come from, With tents on happy roads? O Roma, O fellow Roma, I once had a great family, The Black Legions* murdered them, Come with me Roma from all the world, For the Romani roads have opened, Now is the time, rise up Roma now, We will rise high if we act O Roma, O fellow Roma »
10 Le verrouillage de l’expression des mémoires en URSS en Europe de l’Est pour différentes raisons touchait à sa fin avec l’ère de la perestroïka. Mais l’anti-tsiganisme restait de mise dans la plupart des pays d’Europe de l’Est, surtout en Tchékoslovaquie et en Roumanie. Avec l’ouverture du bloc, celui-ci a connu un regain également en Europe de l’Ouest (politique migratoire très agressive en Allemagne, en France et en Autriche) face aux mouvements de population roms vers l’Ouest qui cherchaient à s’enfuir des pays de l’Est où ils étaient persécutés. On a pris ces derniers à tort pour des mouvements nomades, en réalité majoritairement sédentaires. Ces mouvements ont ranimés d’anciens préjugés. A cela s’ajoute un refoulement des mémoires des gouvernements toujours d’actualité qui incriminerait les autorités locales d’une implication dans le génocide : auxiliaires Ukrainiens des Einsatzgruppen, Oustachis Croates, autorités Roumaines, Bulgares et Hongroises etc… Le verrou se referme donc à l’échelle européenne à l’Ouest comme à l’Est.
11 Citation extraite d’une FactSheet publiée sur la page web du site du Conseil de l’Europe dédiée à la communauté Rom. Elle s’intitule : “Institutionalisation et emancipation”. http://romafacts.uni-graz.at/view_pdf.php?t=history&s=h_6_2&l=fr
12 Citation extraite de l’article “People of Freedom and Unlimited Movement”: Representations of Roma in Post-Communist Memorial Museums” de Ljiljana Radonić
13 On peut lister les trois mesures suivantes :
– 2001 : Recommendation of the Committee of Ministers to member states on history teaching in twenty-first-century Europe (Adopted by the Committee of Ministers on 31October 2001 at the 771st meeting of the Ministers’ Deputies)
– 2003 : Action Plan on Improving the Situation of Roma and Sinti within the OSCE Area
– 2009 : Recommendation of the Committee of Ministers to member states on the education of Roma and Travellers in Europe (Adopted by the Committee of Ministers on 17 June 2009 at the 1061st meeting of the Ministers’ Deputies)
14 Article publié sur le site de la Deutsche Welle : « Poland’s Roma community battles against discrimination », écrit par Andrea Grunau le 18 avril 2018
15 Article intitule “People of Freedom and Unlimited Movement”: Representations of Roma in Post-Communist Memorial Museums” écrit par Ljiljana Radonić, et publié par l’Institut des Etudes Culturelles et de l’Histoire du Théâtre de l’Académie des Sciences d’Autriche le 29 Septembre 2015
16 “Representing genocide. The Nazi massacre of Roma in Babi Yar in Soviet and Ukrainian Historical culture.” Écrit par Andrej Kotljarchuk (2015, Baltic Worlds)
17 “The experience I gained from participating in the project Roma Genocide Remember to Resist! helped me put into perspective the stories I had heard from other Roma Holocaust survivors during my childhood.”
Conseil de site pour approfondir le sujet: Le génocide des Tsiganes européens, 1939-1945 | The Holocaust Encyclopedia (ushmm.org)
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