À l’ère postcoloniale, la naissance de nouveaux États reste un phénomène ponctuel mais régulier. Elle rappelle que le principe wilsonien du droit à l’autodétermination est parfois opérant dans la pratique du droit international contemporain. Si le Soudan du Sud reste à ce jour le plus jeune État du monde depuis son indépendance survenue en 2011, le « Timor soleil levant », plus connu sous le nom de Timor oriental, l’a précédé en 2002. L’analogie entre les deux pays ne s’arrête pas à leur jeunesse adolescente. Le poids de leur histoire tourmentée souligne à quel point l’expérience de la violence peut précéder la formation – ou l’anéantissement – d’une nation.
Farouchement attaché à son indépendance et historiquement rétif à toute domination étrangère, le Timor oriental a émergé des convulsions de l’Histoire après quatre siècles et demi de colonisation portugaise et vingt-cinq ans d’occupation indonésienne. Du haut de ses dix-neuf ans d’existence, il cherche aujourd’hui à se stabiliser politiquement et à s’affirmer sur la scène régionale. Situé à la confluence de l’Asie et de l’Océanie au sein de l’archipel des îles de la Sonde dont il n’occupe que l’extrémité orientale de l’île de Timor, le pays cache une réalité plus complexe qu’il n’y paraît. Largement méconnu, trop souvent présenté comme « le pays le plus pauvre d’Asie », le Timor oriental dispose pourtant d’un réel potentiel énergétique et touristique, gages d’une prospérité économique qui tarde à se concrétiser.
Dès lors, lever le voile sur ce pays à la fois insulaire et exclavé dans le territoire de son puissant voisin indonésien implique un nécessaire rappel historique. Le Timor oriental est en réalité le produit d’une trajectoire singulière qui marque encore bien des pans de la société et de l’État. « Pays-pivot » de la géopolitique régionale attisant bien des convoitises, Timor et Timorais entendent aujourd’hui dissiper les fantômes d’un passé encombrant. Pour mieux s’inventer un avenir radieux ?
Depuis la baie de Dili, la capitale, la statue du Christ Roi veille fièrement sur l’indépendance d’un pays très catholique. (© Wikipédia)
Une histoire tourmentée : du Timor portugais à l’occupation indonésienne
Dans une région où le commerce est le maître-mot, les premiers négociants portugais abordent au début du XVIème siècle ce qui deviendra bien plus tard le Timor oriental. Attirés par le commerce du bois de santal, un bois encore utilisé de nos jours en parfumerie, leurs contacts avec les Timorais d’alors sont d’abord limités. Ce n’est en effet qu’en 1702 que Lisbonne envoie son premier gouverneur sur une île qui est toujours restée à la marge de son empire. Il faut dire que les populations autochtones sont jalouses de leur souveraineté et récusent toute domination étrangère. Mêmes vaincus dans le fracas des armes dans une série de batailles au XVIIIème siècle, les Topasses, une population métisse issue du brassage entre Européens et Asiatiques, veilleront à préserver leur culture. C’est donc en terrain presque non-conquis et dans un contexte de rivalités régionales entre les puissances européennes – les Néerlandais contrôlent l’Indonésie, les Espagnols sont implantés aux Philippines et les Britanniques s’affirment en Australie – que les Portugais se font timidement une place en prenant possession de Dili et de ses alentours. Pour mieux asseoir leur fragile domination, ils scellent des alliances avec les chefferies locales, bientôt contraintes de verser un tribut au gouverneur lusitanien. Leur contrôle du territoire n’ira cependant jamais jusqu’à l’intérieur des terres. Un relief escarpé culminant à près de 3000 mètres d’altitude rend en effet inopérante toute tentative d’absorption coloniale des contrées les plus éloignées du littoral.
À la veille de la Première Guerre mondiale, Lisbonne doit même s’employer en envoyant des troupes venues du Mozambique mater la révolte d’une colonie toujours plus proche de lui échapper. Trois décennies plus tard, l’invasion japonaise du Timor portugais souligne la faiblesse de la métropole qui doit s’en remettre aux Néerlandais et aux Australiens voisins pour chasser l’occupant. En 1945, Timor est toujours portugais et l’inviolabilité de ses frontières est garantie par le président Sukarno d’une Indonésie nouvellement indépendante.
D’indépendance de Timor il est justement question en cette année 1974 qui voit l’Estado Novo portugais tomber dans les limbes de l’Histoire. Meurtrie par l’expérience des guerres coloniales en Afrique, Lisbonne ne peut se permettre un nouveau conflit armé à l’autre bout du monde. Rapidement, le Portugal se résout à une issue politique avec les leaders indépendantistes timorais en promulguant un décret d’indépendance en juillet 1975 et en prévoyant la formation d’une Assemblée constituante pour l’année 1976. L’Histoire aurait pu en rester là si le monde bipartisan de la guerre froide ne régissait pas la géopolitique mondiale. Championne du mouvement des non-alignés à la conférence de Bandung en 1955 sous Sukarno, l’Indonésie du général Suharto, parvenu au pouvoir par un coup d’État en 1966, a désormais des prétentions impérialistes. Jakarta entend faire du Timor portugais la vingt-septième province indonésienne. Après une rapide guerre civile de déstabilisation au cours de l’année 1975, les nationalistes indonésiens envahissent la partie orientale de l’île de Timor. En décembre, Timor est officiellement annexé au reste de l’Indonésie. Par ce geste, Jakarta méprise superbement la souveraineté portugaise, puissance administratrice du territoire pour quelques mois encore. De son côté, et ce malgré les appels à l’aide des indépendantistes timorais – dont la déclaration d’indépendance en novembre avait été reconnue par la Chine, Cuba, le Vietnam et les anciennes colonies portugaises -, la communauté internationale reste de marbre. Son silence ne doit pas nous étonner. Défaits piteusement par un Vietnam devenu communiste, les États-Unis de Gerald Ford avaient assuré Suharto du bien fondé de son initiative face au risque de déstabilisation que supposerait pour la région un Timor oriental communiste. En conséquence, aucun pays de l’Ouest ni l’ONU, qui condamne pourtant l’invasion indonésienne dans une résolution du Conseil de sécurité à la toute fin de l’année 1975 en enjoignant Jakarta de se retirer instamment du Timor portugais, ne prirent partie pour la cause timoraise à un moment où les États-Unis cherchent à redorer leur image écornée. Pour un quart de siècle, l’occupation indonésienne du Timor oriental (1975 – 1999) allait être particulièrement cruelle. Peu connue en Occident, elle constitue néanmoins l’un des événements les plus tragiques du XXème siècle finissant.
Nouvelles venues, les troupes indonésiennes, à l’image du colonisateur portugais, ne parviennent pas à obtenir la reddition de Timorais engagés dans une féroce lutte armée. Ni l’internement massif de la population – 60 % des Timorais sont reclus dans des camps de concentration en 1978 -, ni la mobilisation des hommes de 15 à 55 ans transformés en boucliers humains par l’armée indonésienne, ne viennent à bout d’une résistance pourtant largement affaiblie par la dureté de cette guerre asymétrique. Un bref cessez-le-feu est conclu entre l’occupant et le Front révolutionnaire pour l’indépendance du Timor oriental (FRETILIN) de Xanana Gusmão, leader charismatique de la résistance timoraise. Mais les hostilités reprennent rapidement et la tête de Gusmão est mise à prix par Jakarta.
Le voyage du pape Jean-Paul II en Indonésie en 1989 marque une inflexion dans la politique timoraise de Suharto. L’Indonésie est alors sommée d’exposer au monde la réalité de ses exactions au Timor oriental, une région où les journalistes étrangers étaient jusqu’ici personae non gratae. Plongée dans la famine, la jeunesse timoraise, drapée dans le drapeau national, saisit l’occasion pour réclamer l’indépendance. Si les manifestations sont fermement réprimées à Dili, l’Indonésie ne peut empêcher la venue de délégations américaines et portugaises au début des années 1990. Sa stratégie de répression à outrance culmine avec le massacre de Santa Cruz en 1991, moment choisi par l’armée pour tirer à balles réelles sur des manifestants accompagnant le cercueil d’un jeune indépendantiste au cimetière. Filmé par un journaliste présent sur place, cet événement macabre engendre un sursaut de la communauté internationale. Les États-Unis menacent de retirer leur assistance militaire à Jakarta qui doit ainsi diligenter une enquête visant à faire toute lumière sur l’étendue de ses crimes1. Concomitante à la tuerie de Santa Cruz, l’arrestation de Xanana Gusmão en 1992 par les autorités indonésiennes déclenche une nouvelle vague de manifestations à Dili. Sujet à la torture, le dirigeant est condamné à la prison à vie avant que sa peine ne soit commuée en 20 ans d’incarcération.
L’ensemble de ces exactions et l’attribution du prix Nobel de la paix à Carlos Filipe Ximenes Belos et José Ramos-Horta, respectivement évêque de Dili et représentant du Timor oriental à l’ONU en 1996, n’amorcent pourtant pas un basculement définitif de la communauté internationale en faveur de la cause timoraise. À New York, le Conseil de sécurité affiche un mutisme glaçant.
Un événement conjoncturel précipite cependant un tournant politique majeur au Timor oriental. Acculé par la crise boursière et financière asiatique de 1998, Suharto est forcé de quitter le pouvoir après 31 ans de règne à Jakarta. Le nouveau pouvoir indonésien reprend dans un premier temps les pourparlers avec le Portugal, qui, à l’image des Nations unies, n’a jamais reconnu l’annexion indonésienne et restait préoccupé par le devenir de son ancienne colonie. Cette concertation tripartite Indonésie – Portugal – ONU débouche sur la tenue d’un référendum le 30 août 1999. Devant choisir entre l’intégration à l’Indonésie ou l’indépendance, les Timorais optent finalement à 78,5 % pour cette dernière. L’occupation indonésienne avait vécu même s’il est difficile de conclure qu’elle s’est livrée à un génocide en l’absence d’un tribunal pénal ad hoc2. Tout au plus estime-t-on que près de 200 000 personnes sur une population estimée à 700 000 habitants en 1975 ont péri sous le joug indonésien. Des cendres encore brûlantes d’un pays dévasté par l’Histoire devait émerger le plus jeune pays d’Asie.
Au carrefour de l’Asie et de l’Océanie, le Timor oriental cherche à faire entendre sa voix à l’international, entre ardent respect de sa souveraineté et profond désir d’attirer les investisseurs étrangers. (© Wikipédia)
La difficile affirmation de l’État timorais
Proclamée le 20 mai 2002 dans une Dili mise à sac par des milices pro-indonésienne, l’indépendance s’ouvre sous des auspices particulièrement ombrageux3. Avec 250 000 réfugiés dans des campements en Indonésie, le Timor oriental paie très chèrement sa naissance comme nation souveraine. Si The Economist le considère aujourd’hui comme « l’État le plus démocratique » de l’Asie du Sud-Est, on peut néanmoins légitimement s’interroger sur les ressorts internes du nouvel État timorais.
Comme on vient de le voir, l’identité timoraise s’est forgée dans l’expérience traumatisante de la violence où l’on constate que les résistants d’hier sont devenus les présidents d’aujourd’hui4. Elle s’exprime aussi à travers une religion commune – 98 % des Timorais sont catholiques ce qui en fait le premier pays catholique d’Asie – et l’usage de deux langues officielles, le tétoum et le portugais. Dans un pays multilingue et multiethnique5, cet alliage langues-religion est le ciment d’une identité timoraise qui se distingue nettement de l’Indonésie voisine à majorité musulmane. De fait, l’empreinte culturelle portugaise est restée durable dans ce qui était pourtant autrefois un « confetti » d’empire. Les anciens présidents Xanana Gusmão (2002 – 2007) et José Ramos-Horta (2007 – 2012) sont par exemple très liés au monde lusophone6. Autre vecteur d’influence, la Constitution timoraise est calquée sur le droit portugais. À l’image de l’actuelle démocratie portugaise, elle consacre la centralité du binôme président de la République-Premier ministre où le premier représente et incarne l’unité de l’État quand le second s’attèle à la politique intérieure au sein d’un régime unicaméral. Une telle organisation politique s’accommode mal de la pratique du pouvoir au Timor oriental où les chefferies locales jouent un rôle fondamental dans la prise de décision politique. Encore mal perçue par une population dotée d’une culture politique très dissemblable, cette incompréhension de la Constitution a débouché sur une grave crise institutionnelle, marquée une nouvelle fois du sceau de la violence. En 2008, José Ramos-Horta ressort grièvement blessé d’une tentative d’assassinat avec son premier ministre d’alors, Xanana Gusmão.
Cet entre-soi de la classe politique ne doit pas nous surprendre. En réalité, la vie politique timoraise reste très marquée par les figures de l’indépendance issues du FRETILIN7. Courante dans les cercles du pouvoir, la corruption ne plaide pas en faveur de l’État de droit. À cette première entrave, s’ajoute un taux d’analphabétisme de 30 % qui rend difficile l’éclosion d’une nouvelle classe dirigeante lettrée malgré l’ouverture de l’université de Dili en 2000. Conscient qu’aucun État ne peut prospérer sans une éducation digne de ce nom, le gouvernement a déployé de grands efforts pour scolariser gratuitement sa jeunesse, d’autant que le pays est l’un des plus jeunes du monde avec un âge médian estimé à 17,4 ans par les Nations unies ! Malgré l’élévation spectaculaire de l’espérance de vie passée de 33 ans en 1975 à 69 ans en 2017, le pays reste en construction.
Près de vingt ans après sa création et malgré l’optimisme de la classe dirigeante quant à la capacité des Timorais à faire leur la langue portugaise, la question linguistique n’est toujours pas réglée. Dans les faits, le portugais n’est que la troisième langue de communication derrière le tétoum et l’indonésien dont l’étude était imposée au détriment du portugais sous l’occupation indonésienne. S’il est bien la langue de l’école et de l’université, le portugais est mal maîtrisé par des professeurs de langue tétoum éduqués en indonésien et qui comptent sur leurs collègues lusophones dépêchés par Lisbonne et Brasília pour remédier à cette faiblesse. Plus généralement, l’usage du portugais entendu comme socle de l’unité nationale, apparaît comme des plus discutables au prisme de la géopolitique régionale. Situés entre l’Indonésie et l’Australie, les Timorais sont bien plus enclins à apprendre l’indonésien et l’anglais, des langues qu’ils perçoivent comme plus familières et plus utiles à l’heure de trouver un emploi dans une île en proie à un chômage chronique8.
Au-delà de l’aspect éducatif, la consolidation de l’État timorais peut aussi se mesurer à l’aune des enjeux économiques. Ces derniers sont autant colossaux que multiples pour un pays d’à peine plus d’1 million d’habitants. La mission de stabilisation politique pilotée par l’Australie sous l’égide de l’ONU entre 2006 et 2012 a ainsi permis au pays de toucher plus de 2 milliards de dollars d’aides de la communauté internationale. Cette somme n’a pas pour autant signifié un renouveau économique durable pour la population. Promues par des « experts » onusiens, les politiques néolibérales n’ont pas engendré des créations d’emplois significatives. Si près des trois quarts des Timorais pratiquent l’agriculture vivrière les mettant à l’abri des famines, 37 % de la population vit toujours sous le seuil de pauvreté. De fait, Timor est toujours tributaire de l’aide au développement, de l’Australie et du Portugal notamment.
Mais les chiffres ne disent pas tout et sont parfois trompeurs. Aussi, à l’heure où le pays cherche à diversifier son économie, on se gardera d’adopter un regard misérabiliste sur le Timor oriental. D’autant que le pays ne manque pas d’atouts. L’île dispose par exemple de réserves d’hydrocarbures prouvées pour les quarante prochaines années. Doté depuis 2005 d’un fonds souverain évalué à 17 milliards de dollars chargé d’exploiter le pétrole et le gaz abondant le long de son littoral, le Timor oriental a tout intérêt à diversifier une pétro-économie qui représente près de 90 % de son PIB et dont le gouvernement tire la quasi totalité de son budget. Peut-on d’ores et déjà affirmer que le Timor oriental connaîtra un destin doré à l’instar du sultanat de Brunei ? L’incertitude actuelle générée par la crise du coronavirus occasionne une forte baisse de la demande mondiale en « or noir ». Timor n’a donc pas intérêt à suivre l’exemple de bon nombre d’États pétroliers s’il ne veut pas lui non plus s’engluer dans une crise économique aussi profonde que durable.
État jeune, État neuf, Timor croît en l’avènement du tourisme sur un territoire où abondent des plages paradisiaques pour l’instant désertées des touristes. Il lui faudra pour cela moderniser son infrastructure hôtelière et aéroportuaire – toutes deux encore largement embryonnaires – pour rivaliser avec biens des destinations du Sud-est asiatique. Disposant de dirigeants ambitieux, Timor affiche fièrement ses prétentions et objectifs. Pour quelle insertion dans la géopolitique régionale ?
À long terme, le gouvernement timorais compte sur le tourisme pour dynamiser une économie actuellement trop concentrée autour de la rente pétrolière et gazière. (© Wikipédia)
Timor : île-carrefour de la géopolitique régionale
La reconnaissance à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations unies de la pleine et entière souveraineté du Timor oriental lui a donné une légitimité internationale. La diplomatie est en effet l’un des piliers de la souveraineté de tout État, aussi jeune soit-il. À ce sujet, il est essentiel pour le Timor oriental d’avoir une politique de bon voisinage avec ses interlocuteurs les plus proches. Situé à la croisée des ambitions régionales de l’Indonésie et de l’Australie, toutes deux membres du G20, Timor entend faire de sa position géostratégique un des leviers de son développement. Pour ce faire, Dili est obligé de composer avec les intérêts indonésiens et australiens, quitte à minorer les siens. Cette position d’équilibriste lui a déjà valu plus d’une controverse juridique avec l’Australie sur la question pétrolière. Depuis l’indépendance, l’Australie disputait au Timor oriental le contrôle de riches gisements pétroliers et gaziers situés au milieu de leur frontière maritime commune. Connu sous le nom de Timor Gap, ce litige frontalier a été porté devant la Cour internationale de Justice de la Haye en 2013 par le Timor oriental. Les deux pays ont finalement choisi la voie de l’apaisement en signant un traité bilatéral en 2018. Ce dernier stipule que la frontière maritime reste inchangée au milieu d’un gisement d’hydrocarbures évalué à plus de 50 milliards de dollars.
Nouvellement apaisées avec Canberra, les relations bilatérales avec Jakarta se sont elles aussi normalisées. Pragmatiques, les dirigeants timorais savent que leur sécurité intérieure comme extérieure passe par de bonnes relations avec l’Indonésie. C’est donc en connaissance de cause qu’ils ont choisi ne pas poursuivre ce pays devant un tribunal spécial pour les crimes commis lors de l’occupation (1975 – 1999). À rebours de toute politique punitive qui n’aurait fait qu’attiser une mémoire collective timoraise encore traumatisée par l’occupation indonésienne et qui aurait eu un effet délétère sur le plan économique, le Timor oriental a institué dès 2002 un dialogue bilatéral avec l’Indonésie. Jakarta a depuis présenté ses excuses aux Timorais pour les nombreux abus du temps de l’occupation, la commission « Vérité et Amitié » scellant la réconciliation entre les deux pays en 2008. Timor entretient en outre une coopération militaire nourrie avec son puissant voisin.
En dehors des questions – toutes aujourd’hui réglées – portant sur le devenir des réfugiés et sur leurs frontières terrestres et maritimes communes, Jakarta joue aujourd’hui un rôle essentiel pour faire admettre le Timor oriental au sein de la zone de libre-échange de l’ASEAN. Sans cesse repoussée, son adhésion prochaine devrait être le point culminant de cette politique de rapprochement entre les deux pays9. Toujours désireux de s’ancrer davantage dans l’économie mondiale, Dili s’est officiellement engagée à suivre le processus d’adhésion à l’OMC en octobre 2020 et suit avec un vif intérêt l’évolution de la situation économico-sécuritaire de l’Asie-Pacifique10.
Deux axes essentiels de la politique étrangère timoraise doivent encore être évoqués. Soucieux de désenclaver sa diplomatie de son seul voisinage immédiat, Timor s’emploie à tisser des liens étroits avec la Chine et la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP). Dans la rivalité sino-américaine actuelle, la présence d’une diaspora chinoise relativement nombreuse couplée à l’activisme des Sino-Américains poussent Pékin à passer à l’action. La Chine se propose d’apporter les liquidités nécessaires pour la mise en service de l’aéroport Xanana Gusmão11. Pékin investit aussi dans un port en eaux profondes et va construire le réseau ferré du pays.
Loin de cet interventionnisme économique, la CPLP opère plutôt sur le terrain de la diplomatie culturelle. Elle contribue ainsi activement à la formation de professeurs de portugais. Ciment originel de l’identité, de la lutte armée et de l’indépendance du pays, la langue portugaise est aussi vue comme un instrument de rayonnement économique dans une région Asie-Pacifique où les entreprises brésiliennes cherchent à conquérir de nouveaux marchés12. En cultivant sa singularité lusophone par rapport à ses voisins, le Timor oriental espère que son appartenance à la CPLP, qu’il a rejointe dès 2002, lui permettra de mieux s’insérer dans la mondialisation. Sur le point d’intégrer l’ASEAN, le pays entend être un tremplin entre les marchés asiatiques, européens et luso-africains.
Vingt ans après l’indépendance, la nation timoraise s’incarne désormais dans un État souverain toujours plus reconnu à l’échelle mondiale. Entre consolidation politique et intégration économique, cette reconnaissance est à la fois sa plus grande réussite et son plus grand défi pour les années à venir.
Alexis Coquin
- L’Indonésie a officiellement dénombré une cinquantaine de morts quand des organisations de défense des droits de l’homme font état de 271 morts et de plus de 250 disparus.
- Dans un souci d’apaisement avec l’Indonésie, le président José Ramos-Horta a renoncé à poursuivre Jakarta devant un tribunal pénal international sur le modèle de ceux instaurés pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda. Seuls les crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité commis à la suite du référendum sur l’indépendance d’août 1999 ont été jugés sous l’égide du Conseil de sécurité de l’ONU avec l’instauration de chambres internationales spécialisées dans les années 2000. L’Indonésie a pour sa part incarcéré un seul criminel de guerre, jugé en 2006 par un tribunal ad hoc dit des « droits de l’homme ».
- À la suite des heurts survenus après le référendum sur l’indépendance, le Timor oriental est placé sous l’administration directe des Nations unies à partir d’octobre 1999. Au total, ce sont trois opérations de maintien de la paix qui se sont succédées au Timor oriental pour prévenir toute violence et affermir la démocratie. L’ONU s’est officiellement retirée du pays le 31 décembre 2012 et les premières élections présidentielles libres de toute intervention internationale se sont tenues en 2017. Le Brésil a été partie prenante de cette diplomatie onusienne, faisant montre d’une solidarité lusophone.
- L’actuel président, Francisco Guterres, est issu des rangs du FRETILIN tout comme ses prédécesseurs Xanana Gusmão et José Ramos-Horta.
- Au Timor oriental, 16 groupes ethniques différents pratiquent encore 32 langues d’après le recensement de 2010. Seuls le tétoum, le portugais, l’anglais et l’indonésien ont le statut de langue officielle ou de travail.
- Opposant à l’Estado Novo portugais, José Ramos-Horta s’était exilé au Mozambique en 1971. Xanana Gusmão a pour sa part étudié à Coimbra. Cet attachement au monde lusophone n’est cependant pas exclusif. D’autres dirigeants timorais sont plus tournés vers l’Indonésie ou vers le monde anglophone. José Ramos-Horta parle par exemple l’anglais, l’espagnol et le français en plus du tétoum et du portugais.
- Sur les 6 présidents qu’a compté le Timor oriental depuis 1975, 3 l’ont été officiellement sous la bannière du FRETILIN. Eux-mêmes issus de l’ancienne formation indépendantiste, Gusmão et Ramos-Horta ont préféré se présenter sans étiquette.
- La Victoria University de Melbourne rapporte un taux de chômage de 18,4 % pour l’année 2018.
- Communauté économique régionale, l’Association of Southeast Asian Nations ou Association des nations de l’Asie du Sud-Est regroupe plus de 660 millions d’habitants de la Thaïlande à l’Indonésie. Officiellement candidat à l’ASEAN – qui siège à Jakarta – depuis 2011, le Timor oriental doit faire face aux réticences de Singapour qui considère qu’il n’est pas un pays assez développé pour rejoindre l’organisation.
- Membres incontournables de l’ASEAN, l’Indonésie et Singapour sont en effet le premier et le troisième partenaire commercial de Dili. Deuxième fournisseur du Timor oriental, la Chine ne cesse d’y gagner des parts de marchés. La future intégration de Timor à l’ASEAN est de nature à envisager sa participation au partenariat régional économique global (RCEP), vaste projet d’accord de libre-échange promu par Pékin et signé par les 10 pays membres de l’ASEAN en novembre 2020.
- L’aéroport international de Dili dispose à ce jour d’une seule liaison bi-hebdomadaire vers Singapour. Si la Chine a effectivement commencé des travaux d’agrandissement – sous l’œil vigilant des États-Unis ! -, difficile de savoir quelle conception du tourisme l’emportera dans le monde de l’après-coronavirus entre celle de masse défendue par le gouvernement et celle plus durable souhaitée par la population locale.
- Le Brésil cherche notamment à écouler sa viande sur les marchés chinois, indien, indonésien et sud-coréen (source gouvernementale – 2018).
Sitographie
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DURAND Frédéric, « Fragile rétablissement au Timor-Leste », Le Monde diplomatique, Juillet 2012. https://www.monde-diplomatique.fr/2012/07/DURAND/47934
HUNT Luke, « Timor-Leste: between dreadful past and hopeful future », The Diplomat, 06 septembre 2019. https://thediplomat.com/2019/09/timor-leste-between-dreadful-past-and-hopeful-future/
HUTT David, « Is China’s influence in Timor-Leste rising? », The Diplomat, 19 novembre 2016. https://thediplomat.com/2016/11/is-chinas-influence-in-timor-leste-rising/
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PEREIRA Agio, « Timor-Leste: Investimento para todos », Revista de Economia, Empresas e Empreendedores na CPLP, Volume 3, Número 1, 2017. https://revistas.ponteditora.org/index.php/e3/article/view/27/22
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https://journals.openedition.org/com/496
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SZACKA Alexandra, « Timor-Leste : le petit pays qui veut devenir grand », L’Actualité, 10 juillet 2019.
Publié à Montréal, L’Actualité est l’un des principaux mensuels du monde francophone.
« Le Timor oriental optimiste quant à son adhésion prochaine à l’ASEAN », Siam Actu, 21 décembre 2019. https://siamactu.fr/le-timor-oriental-optimiste-quant-a-son-adhesion-prochaine-a-l-asean/
« Timor Oriental: ficha país », Oficina de Información Diplomática, Ministerio de Asuntos Exteriores, Unión Europea y Cooperación, Madrid, mars 2019.
Fiche du ministère des Affaires étrangères espagnol particulièrement bien renseignée sur le Timor oriental.
http://www.exteriores.gob.es/Documents/FichasPais/TIMORORIENTAL_FICHA%20PAIS.pdf
Filmographie
WENNER Christopher ou Max Stahl (réal.). A Língua, A Luta, A Nação. Portugal-Timor oriental (2016).
Retour sur le rôle joué par la langue portugaise sous l’occupation indonésienne et dans l’édification de l’État timorais. Max Stahl est le pseudonyme de Christopher Wenner, reporter britannique qui a filmé le massacre de Santa Cruz en 1991. https://www.youtube.com/watch?v=e7rUlyLh9Ps et https://www.uc.pt/en/international/guidelines/portuguese/timor
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