Le vaudou antillais et le christianisme, de 1815 à 1946, frères liés par le sang
Crucifix. Source : LiveAuctioneers. Auteur : Georges Liautaud. Date : circa 1950.
« Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
Ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
Mais ils savent en ses moindres recoins le pays de souffrance
Ceux qui n’ont connu de voyages que de déracinements
Ceux qui se sont assouplis aux agenouillements
Ceux qu’on domestiqua et christianisa
Ceux qu’on inocula d’abâtardissement
Tam-tams de mains vides
Tam-tams inanes de plaies sonores
Tam-tams burlesques de trahison tabide […] »
Aimé Césaire, dans le Cahier d’un retour au pays natal (1939), met en vers l’histoire des esclaves aux Antilles, « ceux qu’on domestiqua et christianisa ». Le poète martiniquais lie ainsi les processus de colonisation et d’évangélisation. La domination coloniale passe par l’esclavage, mais aussi par la mission évangélisatrice et la progressive acculturation des esclaves.
Aux Antilles, l’enjeu d’une assimilation culturelle est particulièrement important. Les Français colonisent une partie de ces petites îles à partir du XVIIème siècle. La Martinique, la Guadeloupe et Saint-Domingue deviennent des îles sucrières qui nécessitent une grande main-d’œuvre.
Les premiers esclaves déportés vers les Antilles par la Compagnie française des îles d’Amérique venaient du Golfe de Guinée, berceau du vaudou (Togo, Bénin). Dans la langue fon, parlée au Bénin, vodun signifie une puissance invisible, un dieu suprême redoutable, ayant la capacité d’intervenir à tout moment dans la société des humains par l’intermédiaire de ses envoyés, les esprits (les loas) et les ancêtres devenus des divinités tutélaires. Il s’agit donc d’un monothéisme.
Le vaudou représente dans les îles un lien avec le passé, la patrie et la famille qui ont été arrachés aux esclaves. Les esclaves africains déracinés emportent avec eux leurs multiples cultures. Le vaudou, dans une appellation générique, constitue alors un exemple de reconstruction de croyances et de pratiques africaines dans les colonies. Il englobe de multiples réinterprétations de différentes croyances et religions africaines, comme le quimbois en Guadeloupe et en Martinique, le shango cult à la Trinité ou le candomblé au Brésil.
Le vaudou, dans une appellation générique, peut être défini comme la religion de peuples conscients de partager une même Histoire : l’esclavage et le passé africain. Cette religion est considérée par les colons comme une forme de résistance à leur domination. Il devient nécessaire d’annihiler la culture des esclaves et la mission évangélisatrice apparaît comme le moyen parfait de parvenir à cette fin.
La mission est l’institution et l’outil de la diffusion organisée du christianisme. Dès le XVIIème siècle, la Congrégation pour la Propagation de la Foi institutionnalise la présence de missionnaires dans les colonies des puissances occidentales. Les missions imposent aux convertis un système de valeurs qui permet de modeler la société coloniale autour des mœurs occidentales : ce remplacement d’une culture par une autre permet d’asseoir une nouvelle autorité politique.
Bien que Saint-Domingue ait pris son indépendance en 1804 pour devenir la République d’Haïti, l’île a connu une expérience missionnaire similaire aux autres colonies antillaises et partage de nombreux traits culturels avec la Guadeloupe et la Martinique.
Après une histoire sanglante, le vaudou réunirait aujourd’hui 50 millions d’adeptes à travers le monde : aux États-Unis, au Brésil, aux Antilles, au Togo, au Ghana, au Nigeria et au Bénin. Cette religion a traversé les siècles et résisté à la domination culturelle catholique.
L’esclavage et l’évangélisation dans les Antilles ont fait du vaudou à la fois un moteur de l’intégration culturelle de ces îles de l’Atlantique aux sociétés « occidentales » et le socle de la résistance culturelle des descendants d’esclaves. Comment le vaudou a-t-il trouvé sa place dans la culture française ?
Le vaudou antillais, une manière de contourner l’acculturation imposée par les missions
Au début du XIXème siècle, d’immenses empires coloniaux sont édifiés par la Grande-Bretagne et la France : il leur devient nécessaire d’unifier les différentes parties d’un territoire colonisé qui s’étend aux quatre coins de la planète. À partir de 1815, sous la Restauration puis sous la Deuxième République, un nouvel éveil missionnaire a lieu en France et les missions se multiplient. Leur objectif n’est plus d’entériner un ordre colonial esclavagiste en le justifiant par la théologie chrétienne, mais de poser les bases de références culturelles communes à tous les membres de la société coloniale.
Le 8 février 1815, les grandes puissances occidentales réunies lors de la Conférence de Vienne interdisent le commerce des esclaves. Bien que la traite persiste, un nouvel ordre social pointe dans les territoires colonisés. Les missionnaires se voient attribuer un rôle important dans la transition entre la société coloniale d’avant la Conférence de Vienne et celle d’après. Ils ont pour mission d’imposer les valeurs catholiques aux esclaves, issus de peuples fondamentalement différents. À cette fin, la mission travaille à une acculturation des individus déportés dans les colonies.
Au début du XIXème siècle, les esclaves sont systématiquement baptisés. Ce sacrement, autrefois justification de la Traite (sauvetage des âmes, à défaut des corps…), acquiert le statut de certificat d’entrée dans la société coloniale comme individu normalisé. En Martinique, en 1829, l’abbé Bardy note dans une lettre que les esclaves créoles, nés aux Antilles, se moquent des Bossales, nés en Afrique, tant que ceux-ci n’ont pas été baptisés, les traitant de « chiens, cochons »1. La religion apparaît comme instrument de distinction morale et sociale au sein de la société coloniale. L’appartenance au catholicisme est indispensable pour intégrer la société en tant qu’individu à part entière.
Des esclaves nouvellement baptisés, Moravian Congregation, St. Thomas, West Indies. Source : Kurze, zuverlässige Nachricht von der, unter dem Namen der Böhmisch-Mährischen Brüder bekanten. Auteur : David Cranz. Date : 1757.
Dans les registres des paroisses de Trois-Îlets en Martinique, on constate que les colons sont moins pressés de voir leurs enfants accéder au baptême que les parents esclaves. En 1827, près de 20% des esclaves sont baptisés dans les deux semaines suivant leur naissance, alors qu’aucun enfant blanc ne l’est avant deux mois2.
L’attachement des esclaves au baptême ne relève pas de la foi catholique. Le baptême représente à la fois une reconnaissance sociale mais aussi, et surtout, un rite de passage. Ce sacrement renforce le dispositif des croyances et des pratiques africaines puisqu’il fait écho aux rites de passage. A Saint-Domingue, les esclaves le recevaient de trois à six fois car il signifiait un accroissement des pouvoirs magiques3. Le baptême, qui introduit l’esclave à sa nouvelle condition, est reconverti en une porte d’entrée aux rituels du vaudou : car désormais, « il faut être catholique pour pratiquer le vaudou »4.
Si les missionnaires participent à la destruction des coutumes des esclaves, leur action ne peut faire table rase du passé. Ils combattent les référents africains pour leur substituer des symboliques chrétiennes. Les esclaves réemploient alors ces nouveaux symboles et se les réapproprient. Bien que la seule religion admise dans les Antilles françaises au XIXème siècle soit la religion catholique, les religions africaines parviennent de cette manière à survivre dans la société esclavagiste.
Zanj et démon : quand le vaudou prend des noms chrétiens
Avec le temps et le renouvellement des générations, les cultes vaudous ont évolué dans les îles, se différenciant des pratiques africaines traditionnelles. Toute une nouvelle mythologie fait son apparition et s’enrichit des contacts entre les différentes ethnies d’esclaves, de l’apport de la culture des Indiens Caraïbes survivants et du christianisme. On assiste à la construction progressive de vaudous différents de ceux africains comme le vaudou haïtien et le quimbois martiniquais et guadeloupéen.
Ce processus peut être qualifié de « créolisation »5. Ce terme signifie que les contacts interculturels débouchent sur un ensemble culturel radicalement nouveau. Les cultes chrétiens servent de paravent aux croyances africaines mais aussi de fondements à de nouvelles croyances. À Saint-Domingue, les cultes sont rendus à différentes familles d’esprits : les loas mistè (mystères), zanj (anges) et diab (diables)6. Les noms des esprits renvoient directement à l’imaginaire chrétien. De même, les esclaves s’approprient les processions, les rites et toutes les grandes fêtes liturgiques, comme Noël et la Toussaint.
Dans le vaudou et le quimbois, il y a une superposition entre les saints catholiques et les esprits, les loas. Derrière chaque saint repris de l’iconographie catholique, c’est en fait un loa qui est célébré par les esclaves. Les figures de saints qui ornent les péristyles des temples vaudous sont des évocations de loas plus que de saints. La Vierge Marie représente Erzulie, divinité de la beauté et de l’amour.
Drapeau vaudou (Erzulie Dantor), Haiti. Source : Collection of the Art Fund, Inc., at the Birmingham Museum of Art; Robert Cargo Folk Art Collection; Gift of Caroline Cargo. Auteur : Josef Oldof Pierre. Date : 1990.
De même, le Dieu chrétien est « adopté » mais conserve les caractéristiques de l’Être Suprême Africain. Dieu est le créateur des loas et des saints catholiques, à cet égard il peut être difficilement distingué du dieu du catholicisme par les représentants de l’Église.
La bénédiction des cultes dévoyés
Les missionnaires prennent cependant conscience de la réinterprétation du dogme chrétien : « On rend un culte au Dieu et aux Saints catholiques, mais ils ne sont plus les mêmes qu’en Europe. Ils interviennent dans tous les domaines de la vie quotidienne »7. Les missionnaires se servent alors des particularités du culte catholique des esclaves antillais pour mieux véhiculer le système de valeurs qu’ils cherchent à imposer. La mission exploite la sensibilité des populations et privilégie notamment le culte des Saints8.
Les missionnaires mettent l’accent sur la puissance protectrice des rites pour attacher les esclaves au catholicisme. Dans le catéchisme du diocèse de Saint-Pierre en Martinique il est écrit, par exemple, que le signe de croix « a la vertu de chasser le démon »9. D’autres « pratiques superstitieuses » sont également tolérées par les membres du clergé : comme l’appropriation de « souvenirs » – de reliques – des prêtres. L’abbé Dugoujon, curé de Sainte-Anne en Guadeloupe, observe en 1845 que les esclaves utilisent des objets de culte (hostie, eau bénite, crucifix) dans des pratiques vaudoues 10.
Altar (autel) vaudou, Haïti. Source : University of Central Florida Libraries. Auteur : Inconnu. Date : 1970.
Par un processus de réappropriation de la religion chrétienne, les esclaves parviennent à sauvegarder leurs croyances. L’approche de l’abolition de l’esclavage en 1848 en France crée cependant de nouveaux enjeux pour les missionnaires : les esclaves vont devenir des hommes libres, il n’est plus question de tolérer le mélange culturel, jugé dangereux.
La libération des esclaves s’accompagne de leur « civilisation »
De 1830 à 1860, l’acculturation des esclaves doit aboutir à une assimilation des affranchis dans la société coloniale post-esclavagiste. Les missionnaires sont garants de la transition entre une société coloniale esclavagiste et une société coloniale qui ne l’est plus. Ils doivent inculquer les valeurs occidentales aux nouveaux affranchis. Pour cela, la mission est chargée de l’enseignement scolaire.
Dans les années 1830, la Monarchie de Juillet légifère sur l’encadrement religieux des esclaves aux Antilles. Une politique de « recatholisation »11 est mise en place par le gouvernement : elle est basée sur l’envoi de missions et la construction d’écoles. Les missionnaires doivent parvenir à « la moralisation des noirs et des affranchis »12. L’abbé Castelli, missionnaire en Martinique, affirme en 1837 devant le Conseil colonial que le christianisme est la seule instance à même de garantir le bon déroulement d’une éventuelle abolition de l’esclavage13. Au sein des réseaux d’influence ecclésiastique, tels que les hôpitaux et les écoles, l’Église s’attache à la diffusion des systèmes de pensée de la métropole. La mission se voit assigner un rôle moral : elle doit rendre les esclaves « aptes » à devenir des citoyens libres, mais surtout leur inculquer la valeur du travail…
Une ordonnance de 1839 débloque des fonds pour la création d’écoles primaires dirigées par les missionnaires et l’élaboration d’un nouveau catéchisme à destination des esclaves, rédigé en créole martiniquais, mélange de la langue des colons et des langues africaines des esclaves. Ce catéchisme est écrit par l’abbé Goux, publié en 1842 et utilisé jusqu’au milieu du XXème siècle. L’objectif est de revenir sur les bases du catholicisme qui avaient été négligées et transformées par le vaudou.
Un arrêté de 1840, intitulé « De l’instruction primaire »14, complète l’encadrement des esclaves. Il prévoit l’admission des enfants esclaves à partir de quatre ans « dans toutes les écoles gratuites qui seront établies dans les villes ».
Peu après la proclamation de la Deuxième République, l’abolition instituée en 1848 accélère le processus. Les entraves liées à l’ordre esclavagiste s’évanouissent et le nombre d’élèves s’accroît fortement : en Guadeloupe, il triple dans certaines communes, comme à Baie-Mahault et à Trois-Rivières15. De même, les adultes viennent beaucoup plus nombreux aux cours du soir dispensés par les frères. Des évêchés sont créés en Martinique et en Guadeloupe en 1850, ainsi que des « séminaires-collèges ». En 1863, en Guadeloupe, Édouard Du Hailly, dans Les Antilles françaises en 1863, note qu’aux Antilles le clergé exerce « un empire sans borne » sur les Noirs. Il prend l’exemple d’une messe de minuit à Fort-de-France, en Martinique, au cours de laquelle « on dut suspendre à trois heures du matin, faute d’hosties, la communion ».
Si l’Église catholique encadre la vie sociale des populations coloniales, elle n’empêche pas l’existence des cultes vaudous. Ceux-ci révèlent que si l’Église, par son hégémonie institutionnelle, régule les comportements sociaux et religieux des populations, elle ne s’affirme pas comme référent culturel unique.
Le vaudou après l’esclavage, un frein à la « modernisation » ?
Le catholicisme apparaît comme le lieu d’où a pu se fonder la puissance des blancs durant la période esclavagiste, puis devient le moyen d’accéder à la « civilisation », de se détacher des pratiques superstitieuses. L’assimilation du modèle catholique dogmatique par les Antillais montre la progressive déculturation des affranchis. La revendication d’une culture « blanche », celle des anciens maîtres, une fois l’esclavage terminé, semble sonner le glas du vaudou et du quimbois comme espace de résistance culturelle.
Le catholicisme exerce en tant qu’institution sociale et religion du pouvoir un attrait majeur sur la population. En parallèle, la religion vaudou est dévalorisée par l’Église, créant ainsi un complexe d’infériorité des affranchis vis-à-vis de leur propre culture. La religion catholique est présentée comme la religion de la civilisation, de la sociabilité, le vodouisant est renvoyé à des « superstitions ». Il existe alors une forme d’honorabilité dans le fait de rejeter les pratiques ancestrales.
Le vaudou est l’expression directe de la différence entre classe dominante et classe dominée dans la société post-coloniale. D’un côté, les citadins vivent avec un système de valeurs tourné vers la métropole et la « modernité », de l’autre, les paysans sont pris dans une forme « d’archaïsme ».
Les missionnaires participent activement à une occidentalisation des affranchis : le système d’éducation est calqué sur l’Europe, la langue française est reconnue comme la langue de la civilisation, la religion chrétienne comme la religion par excellence. En outre, l’accès à la scolarisation, un quasi-monopole missionnaire16, nécessite d’être d’abord converti pour s’engager sur la voie de la « modernité ».
Le succès le plus manifeste de cet impérialisme culturel est la demande d’assimilation. Cette demande est suscitée par la volonté d’alignement sur les modèles culturels dominants et le refoulement de ses propres valeurs. La population demande plus d’églises, plus d’écoles. Les sociétés des Antilles françaises veulent ressembler à la société française métropolitaine.
De même, après l’indépendance d’Haïti en 1804, une répression systématique du vaudou par les chefs politiques haïtiens se met en place : les nouvelles élites veulent montrer que la première république noire est à la hauteur de toutes les autres nations dites civilisées.
Les premiers chefs d’État tentent de réduire l’influence du vaudou puisqu’ils pensent que le choix du catholicisme comme culte officiel peut leur conférer un avantage politique : pouvoir négocier d’égal à égal avec les nations européennes.
Jean-Pierre Boyer, président d’Haïti de 1818 à 1843, met en place le Code pénal en 1835 qui classe la pratique du vaudou dans les superstitions et la sanctionne par des amendes et des peines d’emprisonnement17.
En 1850 le chef d’Etat Faustin Soulouque, qui passe pour un fervent adepte du vaudou, se fait sacrer empereur et exerce une dictature implacable. Après sa chute en 1860, l’Etat haïtien signe un concordat avec le Vatican établissant le catholicisme comme culte officiel. Le Concordat doit faire accéder Haïti à la « civilisation » par opposition à la « barbarie de son africanité persistante »18.
Le Code pénal légitime les « campagnes antisuperstitieuses », qui sont des campagnes de persécution du vaudou. Selon Jean Price-Mars, dans Ainsi parla l’Oncle (1928), le vaudou est considéré « comme hors-la-loi, legs indésirable du passé, honteux et inadéquat au nouveau statut politique du citoyen haïtien »19.
La loi de 1905 et l’exception antillaise
L’application différente de la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 dans les Antilles révèle l’importance des missions comme instrument de rassemblement et d’encadrement. Dans un contexte d’anticléricalisme, la survivance du lien entre administration et Église dans les colonies montre l’attachement des Antillais au catholicisme et la volonté étatique de conserver une forme de pouvoir sur la population.
L’Etat s’appuie encore sur les missionnaires, particulièrement pour l’instruction. Il redoute en outre une réaction de la population, mécontentée par la loi de 1901 qui modifie le statut des associations cultuelles et les prive de financements publics20. Pour les gouvernants, « l’intérêt supérieur » de la nation justifiait de maintenir aux Antilles une alliance devenue caduque en métropole.
La loi de séparation est cependant étendue aux Antilles par le décret du 6 février 1911. Le budget des cultes est supprimé suite aux demandes des élites coloniales anticléricales, calquées sur celles de la métropole. La bourgeoisie de couleur exprime à travers son anticléricalisme son adhésion aux valeurs qui fondent la Troisième République, celles qui ont rendu possible son émancipation21. Les classes populaires, exclues des luttes pour le pouvoir, ne sont pas concernées par ces querelles idéologiques. Elles restent attachées aux pratiques religieuses catholiques, parfois encore vodouisantes.
Comparativement à Haïti, où la persistance du vaudou est importante, la Guadeloupe et la Martinique semblent parfaitement « assimilées » culturellement. Elles ont intégré le système de valeur français métropolitain : les masses populaires sont attachées à l’Eglise, et les élites sont anticléricales.
La confusion entre la société des Antilles françaises et la métropole s’accentue encore lors de l’application de la politique « d’assimilationnisme »22 de la Troisième République. L’assimilationnisme a pour objectif de faire disparaître tout particularisme culturel (comme les patois) et d’imposer l’assimilation culturelle aux minorités d’un pays, ici les masses populaires descendantes d’esclaves.
Le vaudou : pilier de la culture créole à éradiquer ?
Si le vaudou est de plus en plus discret, ou « assimilé » (encore pratiqué de façon très ponctuelle dans certains rites catholiques), la culture créole, culture métisse, pose problème pour la société métropolitaine française. L’Etat cherche à la « lisser » par sa politique d’assimilationnisme.
En Haïti en revanche, le vaudou est encore grandement pratiqué. Les missionnaires ne parviennent pas à l’éradiquer. Le nombre de pratiquants du vaudou est dur à déterminer, car tous les vodouisants se revendiquent catholiques23.
Cette collusion entre catholicisme et vaudou est jugée hérétique et dangereuse. En 1896, Mgr l’Evêque du Cap-Haïtien parle d’Haïti comme « d’une petite Guinée transplantée en Amérique », une source de déshonneur. Différents auteurs occidentaux perpétuent la représentation négative du vaudou et l’associent au cannibalisme, déformant complètement les croyances de cette religion. L’indépendance du pays est jugée prématurée. La liaison entre couleur de peau, vaudou et despotisme (avec le régime de Vilbrun Guillaume Sam, président d’Haïti du 9 mars au 27 juillet 1915) prépare l’opinion publique états-unienne à l’occupation d’Haïti. Celle-ci est motivée par la volonté d’éradiquer le vaudou pour éviter un « mélange » de religions.
Entry for “Voodoo Drum” in the catalog of The Smithsonian Institution. Source : The Smithsonian Institution, Washington, D.C. Accession. Auteur : Inconnu. Date: 1917.
En 1915 les Marines débarquent en « libérateurs » pour une occupation qui dure jusqu’en 1934. L’occupation est violente et opportuniste : les responsables militaires défendent leur intervention comme une « mission morale ». Aux débuts de l’occupation, le clergé catholique haïtien est jugé trop laxiste vis-à-vis du vaudou. Les États-uniens ne tiennent pas compte de l’indépendance et de la souveraineté haïtiennes et s’estiment en pays de mission.
De nouvelles campagnes « antisuperstitieuses » menées par l’Église haïtienne (suivant celles de 1864, 1896, 1912) ont lieu de 1925 à 1930. Les Marines apportent leur contribution et saccagent les temples vaudous, détruisent les « idoles » africaines.
Le Marine américain Faustin Wirkus et des objets de culte vaudou. Source : The White King of La Gonave. Auteur : inconnu. Date : 1932
Après l’occupation, le président Sténio Vincent met en place la loi de 1935 contre « les pratiques superstitieuses ». En 1939, la campagne connue sous le nom de « kanpay rejete » est l’offensive la plus soutenue et la plus violente de l’Église contre le vaudou. Les missionnaires parcourent le pays pour obliger les Haïtiens à pratiquer un catholicisme « pur ». Ceux qui refusent de renoncer au « mélange » sont exclus des sacrements catholiques, et ceux qui sont identifiés comme oungan (prêtre vaudou) sont soumis à des raids menés par des curés locaux et des groupes de « rejetés » (Haïtiens ayant renoncé au vaudou et étant devenus catholiques intégristes). Ces raids sont décidés par la hiérarchie catholique, effectués par des prêtres locaux accompagnés par des « rejetés », et des membres de la Garde haïtienne formée aux États-Unis24.
Le vaudou résiste cependant. Jean Kerboull, missionnaire pendant dix ans en Haïti, estime qu’il y a au milieu du XXème siècle 80% de catholico-vodouisants, 10% de catholiques intégraux et 10% de protestants en Haïti25.
La peur du vaudou se constate également dans les colonies françaises : les Guadeloupéens et les Martiniquais, bien qu’intégrés dans la société coloniale chrétienne, ne peuvent pas prétendre au sacerdoce, ce qui freine l’intégration complète de ces populations dans la société française.
La peur du vaudou freine l’égalité religieuse et l’intégration des îles à la société française
La religion catholique, vodouisante ou non, est une part essentielle de la culture créole : elle rassemble par ses référents communs les Antillais. Mais, les Antillais, bien que catholiques, ne peuvent devenir prêtre. L’Église rechigne à la formation de clercs descendant d’esclaves et refuse d’abandonner les rênes des églises locales.
Le besoin d’ordonner des clercs issus des îles est sur le devant de la scène religieuse pendant l’entre-deux guerres avec « la plantation de l’Église », théorisée par Pierre Charles. Dans les années 1930, des consécrations d’évêques noirs ont alors lieu aux Antilles. Mais elles restent rares jusque dans les années 1950.
La fin de la colonisation crée les conditions nécessaires pour que l’espace de la mission cesse d’être identifié à la domination politique et culturelle de l’Occident. Malgré le lien évident entre impérialisme colonial et mission évangélisatrice, la majorité des populations christianisées dans les anciennes colonies ne rejettent pas le christianisme comme une religion étrangère. Elles se la sont en effet largement réappropriée comme leur.
Cependant, le tournant pris par l’Église missionnaire ne change pas la rigidité du dogme. Elle prétend promouvoir les valeurs culturelles et religieuses des peuples mais elle exclut toute égalité avec les religions non-occidentales. Le vaudou îlien n’est donc jamais envisagé comme une religion à part entière.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale émerge l’idéologie de l’intégration. La culture « mélange » ne doit plus être annihilée pour que les Antillais puissent se considérer pleinement Français, tout en conservant leur culture créole. En 1944, les Principes de l’Assimilation adoptés à la Conférence de Brazzaville ont pour préliminaires : « Dans la grande France coloniale, il n’y a ni peuples à affranchir, ni discriminations raciales à abolir. Il n’y a que des Peuples qui se sentent français »26.
Enfin, les Antilles deviennent en 1946 un département français, elles ne sont plus « d’anciennes colonies ». L’exaltation du patriotisme et des valeurs partagées permettent leur intégration à la société française. L’État passe outre la culture créole et privilégie l’intégration au nom d’un système de valeurs commun.
Le créole, une culture unique à reconnaître
D’après Serge Gruzinski, la mission coloniale permet d’illustrer « la tension entre d’un côté la globalisation – qui signifie la mise en coupe des mondes dominés, un processus violent d’implantation qui cherche à s’affranchir de toute « contamination » par les autres – et de l’autre la mondialisation – plus un brassage, qui indique l’adaptation mutuelle que la rencontre implique. »27.
Les missions sont un espace de la rencontre coloniale et participent donc du processus de recomposition des identités culturelles. Si les missions et l’autorité papale ont cherché à empêcher le métissage qui en découlait, ils n’ont pu l’éviter.
Gruzinski explique que les expressions et productions métisses sont méprisées et que la « globalisation culturelle » ne reconnaît dans les œuvres « indigènes » que celles qui lui renvoient ses propres valeurs, ses paradigmes occidentaux28. Les dominés s’emparent alors des signes occidentaux et créent des œuvres métisses qui ne peuvent plus être méprisées.
Le créole et le vaudou rassemblent des populations très différentes, déportées, menacées d’acculturation mais aussi européennes, descendantes des colons. Le créole devient la culture commune de ces groupes si hétérogènes rassemblés sur une même île, dans une même société. Les référents communs s’imposent aux membres de ces sociétés, qu’ils soient d’origine africaine, évangélique ou hindoue.
Après l’abolition de l’esclavage en France, une nouvelle main d’œuvre de travailleurs forcés arrive aux Antilles. Dans les Antilles françaises, ils sont pour la majorité hindous. Ces travailleurs, tout en restant fidèles à leurs cultes, se réapproprient des rites vaudous et catholiques29. Les nouveaux arrivants doivent s’insérer dans un univers radicalement nouveau. En se rangeant à des pratiques dont la valeur est reconnue par toutes les autres catégories de population, ils manifestent leur volonté d’intégration dans le monde créole.
On peut prendre l’exemple du culte de la Vierge, Notre-Dame de Siparie30, partagé par les anciens esclaves africains, les travailleurs hindous et les colons européens sur l’île de Trinidad, dans les Antilles anglaises. Le pèlerinage au sanctuaire rencontre un fort succès auprès des descendants d’esclaves vodouisants mais aussi catholiques. Or, au début des années 1880, un ecclésiastique note qu’un « grand nombre de coolies idolâtres » (les Hindous) viennent se prosterner devant la statue de Notre-Dame de Siparie. Il ajoute qu’ils accomplissent le pèlerinage selon leurs propres normes, puisqu’ils offrent, par exemple, des mèches de cheveux à la déesse. Les Hindous souhaitent participer à un rituel dont la capacité protectrice est reconnue par toute la société. On voit alors poindre un hindouisme créole, qui mêle des traditions populaires indiennes et qui mobilise des éléments chrétiens.
En Martinique, où le groupe tamoul est largement représenté, des divinités hindoues sont intégrées au culte vaudou. Maldévilin, combattant légendaire hindou, devient le gardien des temples et haut protecteur de Maliémin (déesse hindoue créolisée). Les Hindous lui associent par ailleurs des symboles chrétiens : Maldévilin est représenté comme saint Georges ou saint Michel31.
Au XXème siècle, les Indiens aux Antilles se convertissent au christianisme. Ils optent pour une intégration dans des sociétés profondément marquées par cette religion et où ils peuvent difficilement faire l’impasse sur le baptême, certificat d’admission dans la société créole. Cette conversion officielle ne signifie toutefois pas qu’ils abandonnent les rites hindous.
L’esclavage et l’évangélisation dans les Antilles ont fait du vaudou à la fois un moteur de l’intégration culturelle de ces îles de l’Atlantique aux sociétés « occidentales » et un socle de la résistance culturelle des descendants d’esclaves. Après avoir été discrédités, le vaudou et ses référents catholiques participent à l’intégration réussie des Antilles, à l’autre bout du monde, à la société française. Le vaudou s’intègre désormais à la culture française, comme une part de la culture créole, sans avoir perdu ses spécificités culturelles.
Marine Lannot
1Archives de la congrégation des Pères du Saint-Esprit, lettre de l’abbé Bardy à l’abbé Fourdinier, Fort-Royal, 27 septembre 1829
2Philippe Delisle, « Christianisation et sentiment religieux aux Antilles françaises au XIXème siècle : assimilation, survivances africaines, créolisation ? » Histoire et missions chrétiennes, 2008
3Laënnec Hurbon, Les mystères du vaudou, Gallimard, 1993
4Laënnec Hurbon, Dieu dans le vaudou haïtien, Payot, paris, 1972
5Jean-Pierre Tardieu, « Acculturation, syncrétisme, métissage, créolisation. Amérique, Océanie. XVIe -XIXe », Histoire et missions chrétiennes, Revue d’histoire outre-mer, Karthala, 2008
6Roger Bastide, Les Amériques noires. Les civilisations africaines dans le Nouveau Monde, L’Harmattan, 1996
7Jean-Luc Bonniol, « Les contradictions culturelles antillaises », Historial Antillais, vol. 1, 1981
8Agnès Thibault-Bourrel, « L’Église catholique en Guadeloupe après l’abolition de l’esclavage : une société sous tutelle cléricale ? 1848-1870 », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, 1997
9Philippe Delisle, « Christianisation et sentiment religieux aux Antilles françaises au XIXème siècle : assimilation, survivances africaines, créolisation ? », Histoire et missions chrétiennes, 2008
10Philippe Delisle, « Christianisation et sentiment religieux aux Antilles françaises au XIXe siècle : assimilation, survivances africaines, créolisation ? », Histoire et missions chrétiennes, 2008
11Philippe Deslile, Renouveau missionnaire et société esclavagiste. La Martinique : 1815- 1848, Editions Publisud, Paris, 1997
12Gérard Lafleur, « Religion des esclaves en Guadeloupe et dépendances de 1802 à 1848 », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, 2011
13Philippe Delisle, « Église et esclavage dans les vieilles colonies françaises au XIXe siècle », Revue d’histoire de l’Église de France, 1998
14Philippe Delisle, « Christianisation et sentiment religieux aux Antilles françaises au XIXe siècle : assimilation, survivances africaines, créolisation ? », Histoire et missions chrétiennes, 2008
15Nelly Schmidt, « Suppression de l’esclavage, système scolaire et réorganisation sociale aux Antilles : les Frères de l’Instruction Chrétienne, témoins et acteurs, instituteurs des nouveaux libres », Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 1984
16Claude Prudhomme, Missions chrétiennes et colonisation, XVIème-XXème siècle, éditions du cerf, 2004
17Laënnec Hurbon, Les mystères du vaudou, Gallimard, 1993
18Laënnec Hurbon, « Les religions aux Antilles françaises », article Sc Po, 2017
19Laënnec Hurbon, Dieu dans le vaudou haïtien, Payot, 1972
20Philippe Delisle, « Stratégie dilatoire ou technique d’obstruction ? Alfred de Cormont, évêque de la Martinique, face à la Séparation », Revue d’histoire Outre-Mer, 2005
21Philippe Delisle, L’anticléricalisme dans la Caraïbe francophone. Un « article importé » ? 1870-1911, Karthala, 2005
22Charles-Robert Ageron, Les colonies devant l’opinion publique française (1919-1939), Revue d’histoire Outre-Mer, 1990
23Laënnec Hurbon, Les mystères du vaudou, Gallimard, 1993
24Kate Ramsey, « Prohibition, persecution, performance. Anthropology and the penalization of vodou in mid-20th-century », Haïti et l’anthropologie, 2005
25Jean Kerboull, Le vaudou, magie ou religion, Robert Laffont, 1973
26Dany Bébel-Gisler et Laënnec Hurbon, Cultures et pouvoir dans la Caraïbe, langue créole, vaudou, sectes religieuses en Guadeloupe et en Haïti, L’Harmattan, 1975
27Serge Gruzinski, Les Quatre parties du monde, Histoire d’une mondialisation, Point seuil, 2006
28Serge Gruzinski, « Christianisation ou occidentalisation ? Les sources romaines d’une anthropologie historique », Mélanges de l’École française de Rome, 1989
29Philippe Delisle, « Un échec relatif : La mission des engagés indiens aux Antilles et à la Réunion (seconde moitié du XIXe siècle) », Revue d’histoire Outre-Mer, 2001
30Philippe Delisle, « Christianisation et créolisation dans la Caraïbe à l’époque contemporaine », Histoire, monde et cultures religieuses, 2013
31Philippe Chanson, « Le magico-religieux créole comme expression du métissage thérapeutique et culturel aux Antilles françaises », Histoire et missions chrétiennes, 2009.
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