Augusto Pinochet, dictateur du bout du monde

Augusto Pinochet, dictateur du bout du monde

« Rien ne bouge au Chili, pas même la feuille d’un arbre, sans que j’en sois informé ».

 Augusto Pinochet

Faisant l’objet de nombreuses publications en anglais comme en espagnol1, la vie d’Augusto Pinochet n’avait pas encore sa biographie en français. C’est désormais chose faite avec le Augusto Pinochet de Michel Faure paru aux éditions Perrin en 2020. Fin connaisseur de l’Amérique latine qu’il a couverte pour L’Express, l’auteur comble là une lacune d’autant plus étonnante que Pinochet (1915-2006) est très certainement le plus français des dictateurs latino-américains ! Mais avant de revenir à ses origines, que savons-nous du Chili contemporain et des compatriotes de ce militaire de carrière ? Le plus long pays d’Amérique du Sud et du monde – 4300 km de longueur du Pérou au cap Horn ! – nous est essentiellement connu par un triptyque Salvador Allende – Pablo Neruda – Augusto Pinochet. Président du Chili entre 1970 et 1973, le premier nommé est entré dans l’Histoire en martyr de la gauche latino-américaine et mondiale. C’est d’ailleurs à Salvador Allende que le secrétaire du Parti socialiste François Mitterrand réserve son tout premier voyage au long cours en 1971. Mitterrand est en effet enthousiasmé par l’Union populaire qui rassemble toutes les gauches chiliennes, des socialistes aux communistes. Il appliquera d’ailleurs sans succès ce modèle de l’Union de la gauche à l’élection présidentielle de 1974. Revenu de Santiago, Mitterrand a l’occasion de déjeuner à l’ambassade du Chili à Paris en 1972, où le poète-ambassadeur Pablo Neruda est un francophile convaincu. Augusto Pinochet ne fait quant à lui pas partie de la grande histoire des rapports franco-chiliens. Bien plus, s’il descend d’un marin malouin venu faire fortune au Chili au début du XVIIIe siècle, il est d’abord un militaire provincial. Comment cet homme taciturne, dénué de tout charisme, a-t-il pu devenir l’homme fort d’un pays au point d’être vu aujourd’hui comme l’un des tyrans les plus représentatifs du dernier quart du XXe siècle ? Nous répondrons à cette question en éclairant le parcours ordinaire, le régime autoritaire et l’héritage contesté de ce dictateur du bout du monde.

L’homme : un militaire sans envergure ?

Fait peu connu, Augusto Pinochet a donc des origines bretonnes. Né en 1915, il incarne la septième génération des Pinochet au Chili, eux qui ont fui les impôts de Louis XIV dans l’espoir d’une vie meilleure sur les bords du Pacifique Sud à leur arrivée vers 1720. Même distendu, le lien avec la France n’a cependant jamais été rompu chez les Pinochet, le petit Augusto lisant et comprenant raisonnablement bien le français tout au long de sa vie. Pas particulièrement bon élève, détestant les mathématiques, il se distingue néanmoins en latin et en français à l’école. Jeune homme sans projet particulier, il intègre l’Académie militaire de Santiago à ses 18 ans en 1933. L’armée sera son seul environnement professionnel. Piètre cavalier, il se tourne très vite vers l’infanterie. Commence alors une longue litanie de promotions qui le conduira jusqu’au sommet de la hiérarchie militaire bien des années plus tard. Besogneux, bon exécutant, mais doté d’un caractère effacé, Augusto Pinochet n’aurait certainement jamais gravi les échelons de l’armée de terre sans les encouragements énergiques de sa femme Lucía Hiriart – elle-même d’ascendance basque française ! – qu’il épouse en 1943 et dont il aura cinq enfants. Cette femme caractérielle  le pousse à passer le concours d’officier d’état-major qu’il réussit en 1948. Jusque-là Pinochet n’avait occupé que des fonctions subalternes, principalement dans le Nord du pays où il avait été un bref agent des services de renseignement aux frontières chilo-boliviano-péruviennes. Il avait également fait la connaissance fortuite de Salvador Allende en 1947 lorsqu’il gardait un camp de prisonniers communistes. Son admission à l’École de guerre à Santiago dont il ressort commandant en 1951 va définitivement changer sa vie. D’un naturel prudent, il se tient à l’égard des turbulences de la vie politique pour mieux progresser dans la carrière militaire. Instructeur à Santiago, il nourrit une passion pour la géographie et la géopolitique qu’il enseigne aux jeunes recrues de l’École. Il est ensuite nommé à Quito au milieu des années 1950 pour y fonder l’Académie militaire de l’Équateur. Comme à son habitude, Pinochet s’acquitte de sa mission sans sourciller mais n’est pas insensible aux charmes des habitantes de cette ville tropicale. C’est à Quito qu’il commence à cultiver son goût des femmes, une passion qui ne le quittera plus, au grand dam de sa très susceptible épouse ! Proche du divorce, Pinochet rentre finalement dans le rang. De retour au Chili, il dirige l’École de guerre de Santiago. Un voyage aux États-Unis lui fait découvrir les techniques de guerre anti-insurrectionnelle mises au point par les officiers français en Indochine. La torture et les assassinats politiques y sont notamment enseignées avec une bonne dose d’anti-communisme. Pinochet prend note.

Alors qu’il vient de publier un manuel de géopolitique en 1968, Pinochet craint néanmoins que l’élection de Salvador Allende à la présidence de la République en 1970 mette un terme à sa vie de caserne. Cette élection est au contraire l’accélérateur de sa carrière. Pinochet, dont on ne peut soupçonner la profondeur des convictions – en a-t-il jamais fait part ? – est vite intégré dans les cabinets ministériels où il devient numéro deux de l’armée. L’ironie de l’Histoire a voulu qu’il protège personnellement Fidel Castro lors de sa visite fleuve dans la capitale chilienne en 1971 ! Convaincu de l’intégrité de ce militaire tout dévoué à son institution, Allende le propulse chef  des forces armées chiliennes en 1973. Même liés par une appartenance commune à la franc-maçonnerie, le choc des cultures familiales et politiques est aussi profond que sincère entre les deux hommes. Allende est en effet un médecin dandy grand bourgeois quand Pinochet n’est qu’un exécutant discipliné de la classe moyenne. Haï par un Nixon qui finance abondamment la presse contre lui, Salvador Allende est soutenu en sous-main par le KGB à Moscou qui s’emploie à le maintenir au pouvoir. Devant la dégradation de la situation économique – inflation galopante, déficit budgétaire, récession – Brejnev se rend vite à l’évidence qu’il ne pourra pas éternellement soutenir son poulain. Non seulement l’Amérique latine relève de la sphère d’influence nord-américaine, mais les Soviétiques se désolent encore davantage devant la passivité d’Allende à disposer de forces armées et de services de renseignement à sa main.

Le coup d’État qui s’annonce en cette fin d’hiver austral n’en est que plus brutal. Dissipons de suite les légendes les plus tenaces. Malgré la « voie chilienne vers le socialisme » prônée par Allende, le Chili n’a pas vocation à devenir le décalque d’une démocratie populaire soviétique. Échafaudé de toutes pièces par les militaires, le plan Z visant à instaurer un gouvernement marxiste n’a jamais existé. Allende a toujours fait du peuple la clé de voûte de sa politique. Épris de liberté d’expression, il entendait le consulter régulièrement par référendum. ll a toujours agi par des moyens légalistes dans le cadre de ses fonctions. Acculé au palais présidentiel de la Moneda bombardé par l’armée de l’air en ce 11 septembre 1973, il prophétise sentencieusement que « l’Histoire les jugera », ceux qui l’ont trahi, au premier rang desquels Pinochet en qui il avait pourtant toute confiance. Précisons cependant qu’Augusto Pinochet, fidèle à sa nature prudente sinon peureuse, n’est pas l’instigateur du coup d’État du 11 septembre 1973. Il n’est en réalité que le suiveur de ses collègues de l’armée de l’air et de la marine, le général Gustavo Leigh et l’amiral José Merino. Pinochet craint pour sa vie et celle des siens si le golpe de Estado venait à échouer. Le suicide d’Allende et le soutien d’une partie de la population qui exhortait jusqu’ici en vain une armée traditionnellement légaliste à agir ont tôt fait de le rassurer. Aux portes de la Moneda, il allait bientôt pouvoir laisser libre cours à son goût pour le pouvoir, l’argent, les femmes, ainsi qu’à son implacable cruauté. Une perspective somme toute démesurée pour un militaire sans envergure qui venait de « sauver » le Chili du communisme. 

Le Chili sous Pinochet

S’il n’est pas encore chef de l’État et qu’il doit composer avec les prétentions d’une junte militaire qu’il n’a rejointe que tardivement, Pinochet avance presque en terrain conquis en cette fin d’année 1973. Le contexte régional lui est d’abord on ne peut plus favorable tant les dictatures militaires pullulent sur le sous-continent. Avec Alfredo Stroessner au Paraguay (1954-1989), Hugo Banzer en Bolivie (1971-1978), Juan María Bordaberry et ses successeurs en Uruguay (1973-1985), la dictature brésilienne (1964-1985) et bientôt l’argentine (1976-1983), le Chili est en phase avec son époque. Pourtant, si l’on excepte la tentative autoritaire du Libertador Bernardo O’Higgings des premiers temps de l’indépendance dans les années 1820, la dictature n’est pas habituelle au Chili. Ce pays a au contraire une longue tradition républicaine qui remonte à sa Constitution de 1833. Ce cadre historique dépassé, Pinochet finit par s’imposer à la tête de la junte militaire alors qu’il n’en est originellement pas le principal protagoniste. De leur côté, les États-Unis et la CIA ont suivi avec grand intérêt les événements de Santiago, sans toutefois y participer. Pour Pinochet, il est désormais temps de s’atteler à son pouvoir, lui qui se sait inférieur intellectuellement à ses prédécesseurs, en particulier à Allende. 

Pour un tenant de l’ordre, du commandement et de la « verticale du pouvoir », il ne saurait y avoir de rival politique. Pinochet s’y emploie, lui qui suspend d’entrée les partis politiques avant de les dissoudre en 1977. Chef austère, défenseur d’une société corporatiste mais non doctrinaire, le général ne crée pas de parti politique. Dénué de tous dons oratoires, il ne développera pas non plus un culte de la personnalité. Au rang des assises du régime Pinochet, on trouve les grémialistes, autrement dit les étudiants de droite et plus largement l’extrême droite et une grande partie de la droite. Beaucoup de femmes soutiennent également Pinochet, elles qui n’ont que trop souffert de la pénurie des produits de première nécessité sous Allende. Elles sont rejointes par nombre de chefs d’entreprises qui ont abhorré les nationalisations de la présidence antérieure. L’Église a pour sa part une position ambivalente. Sur le papier, elle peut se féliciter d’un régime très catholique mais est d’emblée atterrée par les nombreuses violations des droits humains perpétrées par les militaires qu’elle juge contraire à la foi chrétienne. Le cardinal Raúl Silva Henríquez, archevêque de Santiago, réclame l’avènement d’une véritable démocratie.   

Pinochet n’a donc pas voulu d’un modèle de direction collégiale auquel l’invitait la junte et qui l’aurait rapproché de la pratique du pouvoir de la dictature brésilienne2. En bon praticien des méthodes de la guerre anti-insurrectionnelle, il institutionnalise la torture et les exécutions sommaires dès ses premiers mois à la tête de l’État. À l’Est de Santiago, la Villa Grimaldi est emblématique des exactions d’un régime – Michèle Bachelet présidente du Chili de 2006 à 2010 puis de 2014 à 2018 en est l’une des prisonnières – qui ne rechigne pas à des exécutions arbitraires, savamment orchestrées par la DINA, sa sinistre police politique entre 1973 et 1978. Auparavant, Pinochet avait déjà donné carte blanche à la « caravane de la mort ». De 1972 à 1973, ce ne sont pas moins de 72 dirigeants légitimistes, fidèles à Allende, qui sont assassinés sauvagement dans tout le pays. Plusieurs centres de détention se chargent des pires sévices sur des civils qui n’ont pourtant rien à voir avec un communisme devenu clandestin et de surcroît très minoritaire dans l’opinion. Pinochet et ses sbires vont encore plus loin dans leur politique de la terreur en participant à l’Opération Condor, véritable internationale du crime portée par les services secrets argentins, boliviens, brésiliens, chiliens, paraguayens et uruguayens avec la complaisance des États-Unis. La traque des dissidents politiques latino-américains est désormais sans frontières et les services chiliens se rendent coupables d’homicides ou de tentatives d’homicides à Buenos Aires, Madrid, Rome et Washington. Ce dernier attentat suscite l’ire des États-Unis en 1976 et engendre la dissolution de la DINA l’année suivante. L’arsenal répressif se complète enfin d’une censure généralisée où seul El Mercurio, journal conservateur acquis au pouvoir et une chaîne de télévision catholique ont le droit de cité. La justice est bien évidemment politisée. Expéditive, elle promulgue une loi d’amnistie pour les exactions militaires commises entre 1973-1978, période où la répression a été la plus féroce. Formellement restaurée en 1990, la démocratie conclura par deux commissions instituées en 1990 et en 2004 que la dictature a fait 2000 morts, torturé 40 000 personnes et précipité l’exil de 200 000 Chiliens – principalement vers les pays voisins d’Amérique du Sud, l’Europe latine, l’Amérique du Nord et l’Australie – sans que ces chiffres ne puissent être totalement définitifs.

La terreur saurait-elle légitimer Pinochet au pouvoir ? La junte militaire sait pertinemment qu’elle usurpe superbement le pouvoir, elle qui vient de bafouer l’ordre constitutionnel en évinçant Allende. Pinochet justifie cyniquement son action : « j’ai toujours respecté et admiré la démocratie en tant que concept politique » pour mieux nuancer « qu’en dépit de ses vertus, toutefois, sans adaptation adéquate, elle s’avère parfaitement incapable de s’opposer au communisme ». D’autres hiérarques du régime usent d’un vocable médical et messianique pour mieux défendre la phase de « démocratisation » que le Chili est censé traverser. Il s’agit alors de « décontaminer » le pays en extirpant le « cancer marxiste ». Derrière la froideur de la rhétorique, les militaires institutionnalisent un régime qui souffre de son isolement international et des admonestations annuelles de l’Assemblée générale des Nations unies à New York. Ils promettent de maintenir les conquêtes sociales d’Allende, l’ordre, l’unité du peuple chilien et plus encore la démocratie. Sous Pinochet, cette dernière prend la forme d’un « ordre juridique respectueux des droits humains » perçu comme la « sève et la moelle de la démocratie chilienne ». Autoritaire et protégée pour et par son chef, la démocratie va bel et bien s’installer face au fantasme d’une guerre contre le communisme auto-entretenu par la dictature. Pinochet sort vainqueur d’un plébiscite de papier qui légitime son pouvoir en 1978. Brièvement chef suprême de la Nation chilienne en 1974, il revient vite à la titulature officielle de président de la République du Chili car il connaît l’attachement républicain de ses compatriotes. Méthodiquement, son régime poursuit son œuvre d’une restauration juridique qu’il découpe en trois temps : la récupération nationale (1977-1981), la transition (1981-1985), la normalité constitutionnelle avec le retour à la normalité prévue pour 1985. À la tête d’un régime présidentialiste tout puissant, Pinochet est élu président pour 8 ans après l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1980 qui préside encore aujourd’hui les destinées du Chili. On est en droit de s’interroger sur cette auto-démocratisation soudaine qui ne ressemble pas à une dictature digne de ce nom. Pinochet voyait-il son action comme une transition nécessaire à l’avènement d’une démocratie libérale ? La question reste ouverte. La pression conjointe des États-Unis de Reagan et d’une opinion publique qui le conteste ponctuellement dans la rue dans les années 1980 – il échappe à une tentative d’assassinat en 1986 – le pousse malgré lui à organiser un référendum en 1988 sur sa continuité au pouvoir. Pouvoir qu’il cède finalement à contrecœur en 1990. 

Le mépris de la démocratie et l’instrumentalisation qui en a été faite n’a pas son pendant en matière de politique économique. Autrefois très centralisée comme nombre de pays d’Amérique latine – on pense en particulier au dirigisme économique de la dictature brésilienne à la même époque -, l’économie chilienne est totalement dérégulée sous Pinochet. Dans un sublime paradoxe, les Chicago Boys mettent en pratique des théories économiques, qui, pour s’interroger sur la libéralisation du commerce extérieur et la liberté d’entreprendre, ne se préoccupent guère des libertés fondamentales des citoyens !  Pour Pinochet, qui n’a rien d’un économiste, les Chiliens ont la liberté d’entreprendre tant qu’ils ne contestent pas l’ordre politique établi. Santiago n’est pas La Havane ! Sa politique ultra-libérale lui permet de réaffirmer subtilement son anti-communisme. La perspective d’un « miracle économique » – le PIB par habitant croît spectaculairement sous sa présidence – l’aide assurément à discréditer ses derniers opposants, y compris certains militaires très attachés à l’entreprise nationale Codelco, premier producteur mondial de cuivre et fierté de tout un pays. Militaires chiliens et libéraux de Milton Friedman ont donc fait un mariage de circonstance globalement réussi tant il ne reviendra pas à Pinochet de gérer un pays désormais parmi les plus inégalitaires au monde.

Il nous faut à présent aborder la question de l’héritage « pinochétiste ». Le pinochétisme a-t-il seulement existé ? Tout au long de l’ouvrage de Michel Faure, on est frappé par la relation très peu nourrie que semble entretenir Pinochet avec son peuple. Quelles convictions avait-il au-delà de son anti-communisme ? Éternel impénétrable, le dictateur chilien ne nous laisse qu’une faible marge de manœuvre pour l’entrevoir derrière son uniforme. Essayons tout de même.

L’héritage : une transition en questions

L’aspect programmatique de la politique de Pinochet est en définitive aussi creux que ténu. Recherchant le « bonheur des Chiliens », Pinochet n’a pas d’autre ambition que d’éradiquer le communisme et il est de facto l’homme qui a empêché le Chili de sombrer dans la guerre civile comme il le réaffirme dans une lettre aux Chiliens au crépuscule de sa vie ! Droit dans ses bottes, le général cultive son image d’homme austère à l’avarice légendaire qui plaît volontiers aux Chiliens. N’est-il pas encore appelé ici et là Mi General par des nostalgiques de son régime que l’auteur estime à 30 % du corps électoral ? Ce chiffre paraît d’autant plus élevé eu égard à l’indifférence toujours plus forte qu’a suscité l’ancien dictateur dans l’opinion publique chilienne au fur et à mesure de ses déboires avec la justice internationale. 

Avant de tomber dans les griffes de la machine judiciaire, Pinochet a assuré ses arrières. Sa sortie politique s’est jouée sur fond d’une transition politique pactée, le nouveau président Patricio Aylwin conservant un modèle libéral qui a grandement servi à l’insertion du pays dans l’économie mondiale3. Surtout, Pinochet en se perpétuant à la tête des forces armées jusqu’en 1998 s’est assuré d’une immunité pénale commode qu’il substitue ensuite par un poste de sénateur à vie ! Il a aussi pris le temps d’acter le caractère inamovible des fonctionnaires dans l’appareil de l’État ce qui lui permet d’avoir un potentiel de nuisance certain dans la vie politique chilienne des années 1990. 

Se croyant encore tout puissant, Pinochet va finalement perdre de sa superbe avec le poids des années. Il est d’abord rattrapé par les affaires judiciaires. Arguant sa probité – une valeur cardinale au Chili -, il est pourtant convaincu de corruption. De nombreuses investigations internationales mettent en effet en évidence ses montages financiers titanesques. Tout au long de sa présidence, Pinochet aura ouvert plus de 125 comptes à l’étranger totalisant plus de 27 millions de dollars « d’épargne de toute une vie » comme il le prétend lui-même pour sa défense ! Le vieux général tire en réalité sa fortune de commissions sur des contrats d’armes ou de sa participation au trafic d’armes en Yougoslavie ! Au Chili, ses derniers partisans sont sous le choc. La stupéfaction est d’autant plus grande que le Chili est traditionnellement le pays le moins corrompu d’Amérique latine et ne l’est pas spécialement plus que la France ou les États-Unis4

Corrompu, Pinochet n’en reste pas moins un bourreau qui est enfin visé par un mandat d’arrêt international émis à son encontre par le juge espagnol Baltasar Garzón en 1998. Malade, reclus dans une clinique à Londres où il reçoit la visite d’une Margaret Thatcher reconnaissante du soutien qu’il a apporté au Royaume-Uni lors de la guerre des Malouines l’opposant à l’Argentine5, Pinochet se défend et proclame début 2001 à Santiago un « no soy ningún criminal » (je ne suis pas un criminel) qui sonne comme un dernier coup d’éclat. Son jugement dernier n’aura pas été celui des tribunaux mais bien celui de la mort survenue dans un lit d’hôpital le 10 décembre 2006 à l’âge de 91 ans.

La disparition de Pinochet n’a bien évidemment pas soldé toutes les problématiques de la dictature. Pays très inégalitaire, où l’eau est par exemple privatisée, le Chili a acquis une couverture médiatique internationale par la vigueur de ses mouvements sociaux. Hier dans les mouvements étudiants pour protester contre le coût de frais de scolarité prohibitifs (2011), aujourd’hui dans des manifestations géantes contre les inégalités inhérentes à la société chilienne (2019-2020). Cette contestation populaire, qui a débouché sur un processus constitutionnel actuellement en cours et dont l’issue n’est pas prévue avant 2022-2023, pose la question de la refondation du pays. Si l’on ne peut par définition pas réécrire l’Histoire, ce bouillonnement politique doit bien évidemment beaucoup aux errements d’une politique néolibérale de Pinochet aujourd’hui largement remise en cause6.

***

Méritoire, la biographie de Michel Faure n’en reste pas moins plus panoramique que définitive. Le chapitre sur les retornados, ces exilés chiliens de retour au pays, est par exemple bien trop allusif – à peine 5 pages ! – pour être considéré comme véritablement abouti7. Il faudra certainement attendre l’ouverture des archives personnelles de Pinochet – dont l’auteur ne dit pas un seul mot –  pour faire toute la lumière sur ce pan de l’histoire contemporaine chilienne et latino-américaine8

Pour finir, remarquons enfin les troublantes coïncidences dans les parcours d’Augusto Pinochet et de Francisco Franco (1892-1975). Tous deux militaires, fervents catholiques et hispanophones, ils se sont préalablement élevés dans la société par leurs mariages respectifs avant de devenir chef de l’État. Farouches anticommunistes, piètres orateurs mais ne reculant devant rien pour faire taire leurs opposants, Franco et Pinochet sont tous les deux morts sans être jugés et ont légué à leurs pays des transitions problématiques9. L’Histoire a voulu que Pinochet se trouve à Madrid en novembre 1975 aux côtés d’Hugo Banzer, que nous avons déjà rencontré, et de Jorge Rafael Videla, futur dictateur argentin (1976-1981), pour les funérailles d’un Généralissime Franco qu’il avait pris pour modèle. Espérons dorénavant que cette étude pionnière ne marquera pas une fin de l’Histoire des dictateurs ibéro-américains dans l’édition française.  

Alexis Coquin

  1. Fondée sur une large enquête archivistique, la biographie Pinochet: biografía militar y política, de l’historien espagnol Mario Amorós fait par exemple référence dans le monde hispanophone. Lire LARROUQUÉ Damien, « Mario Amorós, Pinochet: biografía militar y política », Caravelle [En ligne], 114 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 05 août 2021. http://journals.openedition.org/caravelle/8482  
  1. Les cinq présidents de la dictature brésilienne (1964-1985) ont tous exercé des responsabilités gouvernementales ou militaires avant d’accéder à la présidence de la République, faisant ainsi penser à une direction collégiale. Ernesto Geisel s’inscrit dans cette logique quand il désigne João Figueiredo pour lui succéder en 1979.
  1. Le Chili a en 2020 le PIB par habitant le plus élevé d’Amérique latine. C’est aussi le pays le plus développé du sous-continent.
  1. Voir l’indice de perception de la corruption élaboré par l’ONG Transparency International : https://www.transparency.org/en/cpi/2020/index/chl 
  1. Le Chili est le seul pays sud-américain à avoir soutenu Londres dans sa guerre contre l’Argentine pour la défense des Malouines en 1982. La défaite militaire argentine a pour effet de précipiter la chute de la dictature militaire à Buenos Aires et de mettre fin au conflit du canal de Beagle débuté en 1978. Ce  litige territorial chilo-argentin pour le contrôle de trois îles de la Terre de Feu sous souveraineté chilienne, a failli précipiter les deux voisins dans la guerre. Exacerbé, le nationalisme argentin s’en remet à la médiation papale de Jean-Paul II et acte sa défaite diplomatique au Vatican en 1984 lors de la signature du traité de Paix et d’Amitié signé entre le Chili de Pinochet et l’Argentine nouvellement démocratique de Raúl Alfonsín. 
  1. Lire GAUDICHAUD Franck, « Au Chili, le pari de la Constitution », Le Monde diplomatique, avril 2021. https://www.monde-diplomatique.fr/2021/04/GAUDICHAUD/62969 
  1. Lire PROGNON Nicolas, « Les exilés chiliens en France : approche sociologique », Musée de l’Histoire de l’immigration, Paris. https://www.histoire-immigration.fr/dossiers-thematiques/caracteristiques-migratoires-selon-les-pays-d-origine/les-exiles-chiliens-en 
  1. La question de l’ouverture – ou de la destruction ! – des archives relatives à la dictature de Pinochet reste une question lancinante au Chili. Lire, BONNEFOY Pascale, « Cómo los archivos en microfilme de la dictadura de Pinochet se hicieron humo », The New York Times, 30 octobre 2017. https://www.nytimes.com/es/2017/10/30/espanol/america-latina/chile-archivos-pinochet-dictadura.html 
  1. Prise comme modèle par nombre de pays latino-américains (Argentine, Chili, Uruguay), la transition démocratique espagnole a aussi fait des émules en Europe (Tchécoslovaquie). Cette transition pose un certain nombre de questions mémorielles (Guerre civile, loi d’amnistie sur les crimes franquistes) et institutionnelles (forme monarchique de l’État, intégration des nationalismes basque et catalan) aujourd’hui largement débattues dans l’Espagne du XXIe siècle. Lire, DEMANGE Christian, « La Transition espagnole : grands récits et état de la question historiographique », ILCEA [En ligne], 13 | 2010, publié le 30 novembre 2010, consulté le 07 août 2021. https://journals.openedition.org/ilcea/874?lang=es 

Bibliographie

FAURE Michel, Augusto Pinochet, Paris, Perrin, 2020. 380 p.

ClasseInternationale

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