LA GASTRONOMIE AU CŒUR DES RELATIONS INTERNATIONALES – Négociation diplomatique et influence internationale

LA GASTRONOMIE AU CŒUR DES RELATIONS INTERNATIONALES – Négociation diplomatique et influence internationale

“Le Pâté Indigeste”, gravure anonyme (vers 1814)
Source : Musée Carnavalet

Sciences Po Lille a récemment lancé une nouvelle Majeure intitulée “Boire, Manger, Vivre”, une “formation qui se situe aux frontières de la culture, de l’environnement et des relations internationales[1], appelée à faire la part belle à la notion de “gastrodiplomatie” et dont la presse nationale[2] et internationale[3] s’est fait l’écho. Loin d’être anecdotique, la création de cette formation singulière, lancée par Benoît Lengaigne, illustre l’affirmation de la notion de “gastrodiplomatie”, apparue au début des années 2000, sur la scène internationale. La gastrodiplomacy est, comme vous l’aurez compris, un néologisme qui réunit les termes de gastronomy et de diplomacy – et dont la traduction française est d’ailleurs peu flatteuse. Si ces deux domaines peuvent sembler relativement éloignés à première vue, l’histoire de leur relation s’avère finalement riche et complexe ; de la même manière, les implications d’une telle association sont profondes et multiples, que ce soit sur le plan théorique ou sur le plan pratique. Pour ce faire, il convient d’envisager l’alimentation, “ressource politique cruciale pour les États-nations”, (Matta, 2019, p.103) sous le prisme de l’influence et, plus généralement, du pouvoir. Comme nous le verrons tout au long de ce court essai, les assiettes et les ventres sont eux aussi des théâtres d’enjeux, et parfois d’affrontements, (géo)politiques et diplomatiques. 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques précisions s’imposent. Les termes de “diplomatie culinaire” et de “gastrodiplomatie” sont souvent employés sans discrimination, comme des synonymes, alors qu’ils recouvrent deux réalités différentes. La confusion s’explique sans doute par la nouveauté de la notion de gastrodiplomatie et du champ de recherche afférent, l’absence de cadre théorique communément admis et les divergences de position entre chercheurs, notamment de part et d’autre de l’Atlantique. À cet égard, Paul Rockower (2012) et Sam Chapple-Sokol (2013) sont généralement tenus pour être les premiers à avoir tenté de conceptualiser la notion. Or, si le premier différencie clairement diplomatie culinaire et gastrodiplomatie, le second les regroupe initialement sous l’appellation unique de “diplomatie culinaire », introduisant cependant une distinction entre diplomatie culinaire “publique” et “privée”.  Ces auteurs-chercheurs ont ainsi donné deux définitions de référence, pourtant imparfaites, que vous retrouverez dans à peu près tous les articles ou ouvrages scientifiques consacrés au sujet : pour Rockower, “gastro diplomacy is the act of winning hearts and minds through stomachs” (2012, p.235) et pour Chapple-Sokol, la diplomatie culinaire représente “the use of food or a cuisine as a tool to create a cross-cultural understanding in the hopes of improving interactions and cooperation” (2013, p.161). Notons également la récurrence d’une approximation fautive affirmant que les deux termes seraient apparus au début des années 2000. Une simple visite sur l’outil Ngram Viewer développé par Google suffit à prouver le contraire : l’expression “culinary diplomacy” est en usage depuis les années 1850, avec une utilisation croissante depuis les années 1960 et une véritable explosion post-2000 ; du côté de la gastrodiplomatie, le mot anglais n’est utilisé qu’à partir des années 2000 et son utilisation connaît, depuis, un succès certain. Pour ce qui est de la paternité de l’expression, on notera d’ailleurs que la première mention du mot est attribuée à un article de The Economist paru en 2002 et consacré à la Thaïlande[4]. Ceci prouve que la diplomatie culinaire, tant la notion en elle-même que les pratiques qu’elle recouvre, jouit d’une histoire plus ancienne que la gastrodiplomatie. 

Ici, nous prendrons donc le parti de différencier les deux notions car les phénomènes qu’elles ambitionnent de décrire sont sensiblement différents – cette distinction est notamment reprise par Raúl Matta (2019) et assez fréquente dans le corpus français. Pour aller à l’essentiel, nous avons donc d’un côté la diplomatie culinaire qui désigne l’utilisation des repas dans le cadre de négociations diplomatiques classiques, interétatiques, et, de l’autre, la gastrodiplomatie qui recouvre un spectre bien plus large et qui peut être résumée à la promotion qu’un État fait de sa cuisine à l’étranger, avec pour objectif de gagner en influence et en attractivité (Choukroun, 2016, p.179 ; Matta 2019, pp.104-105).  Si les deux pratiques cherchent bien à influencer dans un contexte international, leurs spectres et leurs cibles sont bien différents : lorsque la diplomatie culinaire s’adresse à un public restreint d’élites et se déploie de manière cadrée et ponctuelle, la gastrodiplomatie s’adresse à un public potentiellement infini, touchant les populations et les gouvernements, et se déploie de manière multidirectionnelle et diffuse. Ainsi, on distinguera la diplomatie culinaire comme un “outil de négociation” et la gastrodiplomatie comme un “outil de soft power” (Choukroun, 2016, p.179). Comme outil de négociation, la diplomatie culinaire vise donc à faciliter les négociations diplomatiques inter-étatiques et à obtenir des résultats plus ou moins tangibles grâce à l’usage de la cuisine et du repas, compris non seulement comme un moment singulier mais plus encore comme un fait social à part entière ; comme outil de soft power, la gastrodiplomatie vise quant à elle à influencer l’opinion publique internationale et, plus généralement, à améliorer l’image et la réputation du pays à l’international – notons dès à présent, que la promotion de l’image et de l’attractivité du pays sont souvent synonymes de retombées concrètes, notamment économiques et commerciales. 

Dans cet article, nous traiterons donc des deux dimensions pour donner le panorama le plus complet possible des relations qu’entretiennent gastronomie et relations internationales, tout en restant le plus didactique possible. Précisons que cet article n’est pas une étude gastronomique mais s’intéresse principalement aux notions de négociation diplomatique et d’influence internationale à l’aune de la gastronomie – c’est donc bien des jeux de pouvoir entre puissances internationales dont il sera question, d’une sorte de (géo)politique des ventres. En premier lieu, nous jetterons un œil à l’histoire de la diplomatie culinaire française afin d’illustrer les pratiques qui en découlent. En second lieu, nous chercherons à décrypter les mécanismes protéiformes qui font de la cuisine et des repas des outils diplomatiques efficaces. En troisième lieu, nous nous intéressons à la notion de gastrodiplomatie pour voir comment cette dernière a fait de nos assiettes des outils de soft power. Enfin, nous ouvrirons les perspectives en évoquant les enjeux globaux que recouvrent le couple gastronomie – relations internationales. 

La (bonne) table des négociations : le cas de la diplomatie culinaire française

L’alimentation (besoin vital) et le repas (fait social) font partie de l’histoire de l’humanité, tout comme les jeux de pouvoir et relations entre entités politiques et étatiques, qu’elles soient alliées ou antagonistes. Sans surprise, les deux dimensions se sont donc très tôt télescopées: “Si le mot ‘diplomate’ n’apparaît qu’à la fin du XVIIIème siècle et la nécessité d’ambassades permanentes entre les principales cours européennes qu’au cours des XVIème-XVIIème siècles, l’utilisation de la table comme outil diplomatique n’est pas une nouveauté en soi” (Quellier, 2019, p.13). On pourrait donc aisément remonter jusqu’à l’Antiquité et trouver moult exemples de proto-diplomatie culinaire et de techniques d’influence fondées sur les repas officiels (ou officieux) entre dignitaires étrangers. Athènes par exemple élisait des ambassadeurs qui voyageaient dans les cités-États et les royaumes voisins, tout en recevant leurs homologues, bien que les buts d’alors diffèrent de la diplomatie “au sens où nous l’entendons aujourd’hui” (Brun, 2017, p.661). Grâce aux sources épigraphiques qui nous sont parvenues, on devine également l’importance de l’invitation de ces émissaires à différents types de repas ou de festivités comme signe de respect, d’amitié, ou moyen de les récompenser pour leurs déplacements : “Que l’on invite au repas d’hospitalité (xenia) les ambassadeurs d’Amyntas et ceux qui sont envoyés par le peuple au repas (deipnon) au prytanée” peut-on par exemple lire à l’occasion du renouvellement de l’alliance avec Mytilène (Brun, 2017, pp. 662-663). Dans cette partie nous nous concentrerons principalement sur le cas français, non par chauvinisme, mais parce que les pratiques diplomatiques culinaires de notre pays sont riches et anciennes et fournissent un bon cas d’étude. Par souci de brièveté, nous ne nous arrêterons que sur quelques moments clés tout en illustrant les grandes dynamiques qui parcourent l’histoire de la diplomatie culinaire française. Ainsi, comment la France a-t-elle utilisé la gastronomie comme outil de négociation au cours de son histoire ? 

Au Moyen-Âge déjà, les histoires croisées de la France et des autres puissances européennes regorgent d’exemples de rencontres “diplomatiques” célébrées autour de banquets, mais la diplomatie culinaire au sens strict n’a pas encore pris forme. Au tournant du XVIème siècle, la Renaissance française va permettre d’initier une première diplomatie culinaire, appelée à pleinement s’épanouir au siècle suivant. Citons par exemple le cas des festins du Camp du Drap d’Or (7-24 juin 1520), rencontre diplomatique entre François Ier et Henri VIII d’Angleterre. Pour résumer brièvement le contexte, François Ier cherche à obtenir un accord de paix entre les deux pays pour renforcer sa position face aux Habsbourg, et Henri VIII souhaite que le souverain intercède auprès du pape en sa faveur afin que ce dernier annule son mariage avec Catherine d’Aragon – nous ne nous étendrons pas plus sur les motivations de la rencontre, signalons seulement que les résultats obtenus seront bien maigres face au faste déployé par les deux parties. En effet, les deux souverains vont s’efforcer de “démontrer l’un à l’autre leur grandeur non seulement aux armes, par des tournois, mais aussi par la magnificence de leur accueil” ce qui coûtera, pour le seul camp français, la bagatelle de 400 000 livres tournois, montant que le roi doit “partiellement emprunter aux banquiers lyonnais” (Brioist, 2019, pp.25-26). Les festivités et mets gastronomiques vont constituer les principales attractions de la rencontre, avec une profusion carnée comme il est d’usage à l’époque. Si les objectifs majeurs des repas diplomatiques restent sensiblement les mêmes au fil du temps (impressionner, négocier, convaincre, célébrer un évènement, sceller un accord, éviter ou résoudre un conflit, etc.), on constate une emphase particulière en fonction des périodes et, naturellement, en fonction des évènements puisque chacun se caractérise par des finalités propres. Jusqu’au Premier Empire, le maître mot est donc impressionner – ce qui passe par une grande prodigalité, une abondance de mets et un amoncellement de viandes, de volailles et de poissons, signes de richesse et de puissance pour les souverains d’alors.

C’est donc au cours des XVIIème et XVIIIème siècle que la diplomatie culinaire apparaît véritablement avec, d’un côté, l’essor des relations internationales et la formalisation de l’art de négocier en Europe (on citera notamment les diplomates français Jean Hotman de Villiers et François de Callières), et, de l’autre, la révolution des arts de la table sous la houlette de cuisiniers comme François-Pierre de La Varenne dont le célèbre Cuisinier François (1651) marque le passage progressif de la cuisine médiévale, symbolisée par Taillevent et son Viandier (XIVème siècle), à la future grande cuisine française. Les assaisonnements, et donc les goûts et parfums en vogue, vont en effet être largement modifiés entre la fin du règne de François Ier et les règnes de Louis XIV et Louis XV : alors que la cuisine des tables royales de la Renaissance “reposait sur un style international marqué par les épices, les saveurs aigre-douces, les plats colorés, la primauté des viandes et des pâtés, la présence des grands oiseaux (paons, grues, butors…)”,  la cuisine des XVIIème et XVIIIème siècle “rejette les épices, mesure l’acidité, tend à séparer le salé du sucré […], préconise des cuissons courtes, fait l’éloge du naturel, promeut des produits de terroir, codifie les recettes, élabore une pré-cuisine de jus de cuisson et autres bouillons nourriciers, consacre le beurre comme signature gastronomique” (Quellier, 2019, p.16). Les représentants de “l’école classique de la négociation” (Bobot, 2011) avaient déjà compris l’importance des arts de la table pour les ambassadeurs. Les deux évolutions parallèles vont donc naturellement se télescoper pour donner naissance à la pratique de la diplomatie culinaire, qui s’épanouira sous le règne de Louis XIV (1643-1715). Parmi ces précurseurs de la codification de la négociation, on retrouve donc Hotman de Villiers (De la charge et dignité de l’ambassadeur, 1603) et Callières (De la manière de négocier avec les souverains, 1716), puis Antoine Pecquet (Discours sur l’art de négocier, 1737) et l’Abbé Gabriel Bonnot de Mably (Des principes des négociations pour servir au Droit public fondé sur les traités, 1757), dont les références aux arts de la table révèlent le lien consubstantiel entre la fonction d’ambassadeur et la démonstration gastronomique (Bobot, 2011, p.49). Du côté de la gastronomie, il est important de souligner que les cuisiniers français bénéficient déjà d’une solide réputation dans les cours européennes, réputation appelée à se renforcer avec les décennies : “[l]a réputation d’excellence et de modernité de cette première ‘nouvelle cuisine’ ne fera que croître durant les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, devenant un maître atout pour la table des diplomates français jusqu’à l’apothéose gastronomique du congrès de Vienne sous les auspices de Talleyrand” (Quellier, 2019, p.18). Le rôle joué par la période absolutiste et le règne de Louis XIV dans la codification de la diplomatie culinaire française doit également être mentionné puisqu’il va permettre d’exalter une facette très française de la commensalité, l’art de la conversation, pratique qui se déploie alors à la cour royale et dans les milieux intellectuels et artistiques et pas seulement dans le cadre des repas (Bobot, 2011, p.50). Il faut donc bien comprendre que l’expansion de la nouvelle cuisine, et sa présentation lors de repas diplomatiques, est aussi permise par un contexte politique particulier, l’absolutisme mis en place du Roi Soleil, ce qui souligne les influences mutuelles entre les deux champs et fournit une explication au faste des repas royaux de l’époque, démonstrations évidentes de grandeur, de pouvoir et de richesse. 

Faisons un bon de 100 ans en avant et arrêtons nous quelques instants sur ce qui reste l’exemple le plus éloquent de diplomatie culinaire à la française, le Congrès de Vienne (1814-1815), congrès lors duquel cette pratique va atteindre son apogée à travers le duo constitué de Talleyrand et de son chef Antonin Carême, surnommé “le cuisinier des rois et le roi des cuisiniers”. De par son importance, on considère même que le Congrès ouvre une nouvelle ère de la diplomatie culinaire française, “l’âge d’or de la diplomatie à table” (Rambourg, 2019, p.89), qui s’étendra jusqu’en 1918, succédant à la première phase 1520-1815. Cependant, et sitôt que nous avons dit ceci, une première idée reçue doit être contredite : tout porte à croire qu’Antonin Carême n’était pas présent à Vienne (Boudon, 2019, pp.103-105), Talleyrand ayant recouru à 3 cuisiniers dont il ne faisait pas partie. Ceci étant dit, un peu de contexte. Peu de temps après la chute de Napoléon, les puissances européennes (notamment Autriche, Royaume-Uni, Prusse et Russie) se rencontrent à Vienne pour recomposer l’équilibre de l’Europe ; envoyé par Louis XVIII dans un contexte désavantageux pour la France, Talleyrand, qui lui aurait d’ailleurs affirmé “Sire, j’ai plus besoins de cuisiniers que de diplomates!”, se voit donc confier l’avenir du pays et va finalement obtenir un franc succès à l’issue des cycles de négociations : initialement isolée, la France agrège autour d’elle ledit groupe des Petits puis parvient à rejoindre le groupe des Grands. Ultimement, les manœuvres de Talleyrand permettront à la France de préserver ses frontières (notamment en ce qui concerne l’Alsace, la Lorraine et les Flandres). Pour ce faire, “le diable boiteux” s’est non seulement reposé sur ses talents de négociateurs mais également sur les arts de la table à la française, et donc sur une diplomatie culinaire habile: “la Vienne du Congrès fut un étourdissement de fêtes, de cortèges, de banquets et de bals où chacun s’efforçait de paraître et de séduire tout en poussant ses pions sur l’échiquier international, le Congrès devait déterminer l’avenir de l’Europe et un nouvel équilibre, qui durera inchangé jusqu’en 1848, et pour bonne part jusqu’en 1914” (Bobot, 2011, p.50). Plusieurs bons mots et anecdotes en lien avec Talleyrand sont ainsi restés célèbres : le couronnement du Brie de Meaux comme “roi des fromages” ou la chute volontaire d’un saumon énorme, sitôt remplacé par un second encore plus gros, pour éblouir les convives (Bobot, 2011, p.51). 

L’histoire des deux siècles qui nous séparent du Congrès de Vienne est ensuite remplie d’exemples de diplomatie culinaire à la française qu’il nous serait impossible de détailler exhaustivement ici – pour cela, je conseille au lecteur de se référer à l’ouvrage très intéressant, dirigé par Laurent Stéfanini, À la table des diplomates. L’histoire de France racontée à travers ses grands repas (1520-2015) (2019) qui propose une description des principales réceptions diplomatiques depuis 1520, avec un contexte historique et une description des menus servis à chaque occasion. Pour conclure sur cette partie, nous nous arrêterons seulement quelques instants sur l’un des derniers exemples en date de diplomatie culinaire française, caractéristique de la nouvelle ère qui s’est ouverte depuis la fin de la Première Guerre Mondiale et plus difficile à qualifier que les précédentes, si ce n’est pas l’exaltation de “l’art de recevoir ‘à la française’” (Vaïsse, 2019, p.189) : la COP21 (2015). Si la signature des Accords de Paris est historique, les efforts logistiques et culinaires dantesques mobilisés pour recevoir pas moins de 157 chefs d’État le sont tout autant.  C’est un record comme le rappelle Laurent Stéfanini (2019, p.324). Le menu de haute volée servi le 30 novembre 2015 au Bourget, “appréciable par tout convive sans viande rouge ni porc”, a été concocté “en étroite collaboration avec Guy Krenzer, de Lenôtre, Guillaume Gomez, chef des cuisines de l’Élysée, et Thierry Charrier, chef des cuisines du Quai d’Orsay, par cinq chefs, Yannick Alléno, Alexandre Gauthier, Nicolas Masse, Marc Veyrat et Christelle Brua” (Stéfanini, 2019, p.324). Au-delà de l’alchimie régnant dans les assiettes, visant à mettre à l’honneur les terroirs hexagonaux sans froisser personne, tâche ardue s’il en est, l’autre grand jeu d’équilibriste concernait l’élaboration du plan de table : comment placer tous les chefs d’État sans créer d’incident diplomatique ? Ce point particulier met en lumière une thématique que nous évoquerons par la suite, la transmission de messages à travers l’alimentation, la boisson et les à-côtés du repas. Sur une vingtaine de tablées, on a ainsi retrouvé une table d’honneur qui réunissait Obama, Poutine, Xi Jinping, Jacob Zuma, Dilma Rousseff, Narendra Modi, David Cameron et Angela Merkel[5]. Difficile cependant de ne pas y voir la traduction concrète de la hiérarchie ex/implicite de l’ordre international. Ce court retour historique nous a donc permis, à travers différents exemples tirés de l’histoire de France, de mieux cerner les contours et évolutions de la pratique de la diplomatie culinaire et les différents enjeux afférents ; démonstration de puissance, outil de négociation concret ou émanation d’efforts multilatéraux, la cuisine a permis à travers l’histoire aux États d’atteindre certains de leurs objectifs par un savant mélange entre arts de la négociation et de la table.

Un plan de table pour la COP21
Source : Le Parisien (Twitter), 29 novembre 2015

Les enseignements des sciences humaines et sociales 

Arrivé ici, le lecteur se demandera sûrement, et à raison, comment mesurer l’impact concret de la diplomatie culinaire sur la prise de décision ou, plus généralement, du partage des repas sur les groupes sociaux et les émotions des individus. Car il est vrai, notre petit voyage historique ne fournit pas en lui-même les clés de compréhension des mécanismes qui entrent en jeu dans les négociations internationales marquées par l’usage de la diplomatie culinaire. C’est à ce manque, souvent patent dans les travaux de Relations Internationales consacrés au sujet, auquel nous tenterons ici de remédier : dès lors, comment la gastronomie influe-t-elle sur les négociations (internationales) ? Pour répondre à cette interrogation, nous convoquerons différents travaux provenant de disciplines aussi variées que l’anthropologie, la sociologie et la psychologie, en classant les évoquant les facteurs explicatifs les plus éloquents. 

– En premier lieu, la commensalité “per se” est un puissant facteur de rapprochement et de cohésion sociale. La commensalité est un joli mot qui décrit la “qualité de commensal”, “le fait d’être le compagnon de table de quelqu’un[6]”. Loin d’être trivial, il permet de mettre en lumière les à-côtés du fait social qu’est le repas et qui ne se limitent donc pas à la simple ingestion de nourriture – préparation (potentiellement commune) du repas et sélection des ingrédients, mécanismes sociaux à l’oeuvre lors des repas, pratiques afférentes (regarder la télévision ou discuter par exemple), ritualisations des actes et du déroulé, conséquences concrètes ou symboliques, etc. “Partager de la nourriture est, dans toutes sociétés, un moyen d’instaurer une proximité là où, inversement, le refus du partage est un des signes les plus clairs de la distance et de l’inimitié. […] La commensalité, l’acte de manger ensemble, apparaît comme l’un des opérateurs les plus puissants du processus social” (Bloch, 2010, p.81). La psychologie évolutionniste a également mis en lumière que le “fait de manger ensemble déclenche le système d’endorphines dans le cerveau et les endorphines jouent un rôle important dans le lien social chez les humains[7]” (Spence, 2016). On comprend donc aisément le fait que, dans toutes les sociétés, inviter quelqu’un à table (et donc par extension à la table des négociations) est un marqueur fort exprimant une (bonne) volonté, de rapprochement ou de concorde. Le type de mets consommés est un autre facteur discriminant, ainsi “dans beaucoup de cultures, qui n’ont souvent que peu de rapports entre elles, le partage de viande est un signe de proximité suprême, mais d’une proximité qui est habituellement comprise comme exceptionnelle et qui fait de la consommation de viande quelque chose qui convient particulièrement pour les festins et les célébrations” ce qui, selon les anthropologues, s’explique sans doute par le fait “que la chair animale rappelle la chair humaine qu’elle contribuera à créer, parallélisme qui pourrait en outre évoquer les représentations d’un échange de la vie contre la mort” (Bloch, 2010, p.83). Cet état de fait pointé du doigt par les anthropologues fait écho à la profusion carnée qui caractérisait les banquets royaux, non seulement étalage de richesse mais symbole (in)conscient fort. Notons également que le fait de manger la même chose ensemble, comme c’est le cas dans les repas concoctés par les chefs pour les émissaires diplomatiques, est un marqueur fort puisque “[l]a commensalité évoque un processus dialectique similaire d’unification temporelle et de diversification”, si bien que “[m]anger la même nourriture unit les corps qui mangent ensemble et manger des nourritures différentes les distancie” (Bloch, 2010, p.85). 

– En second lieu, la nourriture que nous mangeons et le contexte dans lequel nous consommons cette nourriture influencent notre prise de décision. Un article très intéressant publié par Charles Spence pour le journal Flavour en 2016 donne un bon aperçu des mécanismes par lesquels la nourriture impacte notre prise de décision et aboutit à la conclusion suivante : “il apparaît clairement que les aliments que nous consommons influencent nos décisions”. La nourriture et son contexte d’ingestion sont en effet source d’une myriade d’effets physiologiques qui, en nous mettant dans de bonnes ou de mauvaises dispositions, déterminent en partie nos comportements et nos décisions. Par exemple, et nous l’avons déjà mentionné, manger ensemble permet de libérer des endorphines et, plus encore, “[l]’acte même de mastication peut donner lieu à la libération de sérotonine et améliorer aussi l’humeur” (Spence, 2016). De la même manière, “le mimétisme qui peut se produire lorsque nous mangeons et buvons en compagnie d’autres personnes […] est connu pour favoriser un comportement prosocial” (Spence, 2016). Les propriétés gustatives des aliments entrent également en jeu et produisent une gamme d’effets différenciés sur les individus : l’amertume est ainsi tenue pour être génératrice d’hostilité, lorsque le sucré inclinerait plutôt au romantisme (Spence, 2016). Deux expériences intéressantes sont évoquées par Charles Spence quant à la prise de décision. Dans la première, menée par la Harvard Business Review, des étudiants en MBA doivent négocier un accord complexe : ceux qui ont mangés parviennent à un résultat largement plus profitable (6,7 millions de dollars de plus pour les deux parties) que ceux qui restent le ventre vide. Dans la seconde, sans doute plus parlante encore bien que contestée, des décisions de juges israéliens sont étudiées pendant 50 jours sur une période de 10 mois: “la probabilité qu’une demande de libération conditionnelle soit accordée diminue régulièrement pour ne pas dire drastiquement, au cours d’une session (d’environ 65% au début de la session à 0% à la fin), pour se rétablir après une pause repas” (Spence, 2016). Ce que nous mangeons influence donc ce que nous faisons et les décisions que nous prenons, constat valable dans le cas de négociations diplomatiques.

– En troisième lieu, et en lien direct avec les deux points que nous venons d’évoquer, la gastronomie est en elle-même génératrice d’émotions positives qui placent les individus dans des dispositions propices à la négociation. Comme mentionné par Jean Philippe Dupuy, les grands chefs étoilés doivent à la fois être considérés comme des artisans, des artistes, des chefs d’entreprise et des chimistes (2012, p.100) – nous y reviendrons. Dès lors que la gastronomie est considérée comme une forme d’Art, on peut la considérer comme source d’émotions artistiques, esthétiques et gustatives. Bien évidemment, nous ne rentrerons pas ici dans le débat sur la nature de l’Art. Reste que la nature émotionnelle de la gastronomie est, de longue date, reconnue et recherchée par les diplomates : « Talleyrand […]  avait intégré l’idée que la participation d’un négociateur à un dîner peut être assimilée à une expérience esthétique proche du paradigme de la réaction émotionnelle” (Bobot, 2011, p.51). Or, “[l]es différentes études menées sur les émotions en négociations montrent que les différents effets positifs de l’état émotionnel du négociateur sur son comportement sont les suivants : – il augmente la capacité à faire de concessions (Baron, 1992), – il stimule la créativité dans la résolution d’un problème (Isen, Daubman et Nowicki, 1987), – il augmente les gains communs (Carnevale et Isen, 1986), – il augmente les capacités à coopérer (Isen et Baron, 1991), – enfin, il réduit le recours à des tactiques controversées (Carnevale et Isen, 1986)” (Bobot, 2011, pp.51-52). En générant des émotions positives chez les négociateurs, à la fois par ses effets sur les corps et les esprits mais également par le biais de sa dimension artistique, la gastronomie est donc source de dispositions propices à la conduite de négociations prolifiques. 

– En quatrième lieu, le repas (diplomatique), en tant que moment social codifié et ritualisé, est source d’une théâtralisation particulière qui produit une expérience collective forte. Ce point est habilement soulevé par Lionel Bobot (2011, pp.52-53) et permet de mettre en lumière la dimension protéiforme du repas (diplomatique) qui, comme nous l’avons dit, ne se limite pas aux mets servis et aux prouesses gastronomiques, mais bénéficie du décorum et de la portée de l’événement singulier et marquant – le repas se déploie en effet dans le temps et dans l’espace, il s’agit donc pour l’organisateur, non seulement de subjuguer les convives avec le contenu de leurs assiettes, mais également avec ce qui se passe autour de ces dernières : dans le temps, par le ballet des services qui s’entrelacent et des activités qui peuvent venir ponctuer le repas (un concert par exemple), et dans l’espace, avec le choix des lieux et les efforts de décoration et de dispositions des éléments. Le contexte de ritualisation – théâtralisation permet donc aux convives de partager un moment singulier (à la portée pourtant universelle) et imprime dans l’esprit des participants un certain nombre de souvenirs et de symboles qu’ils auront désormais en commun et conserveront une fois le repas terminé. Si le repas produit une expérience collective, il permet aussi d’initier ou de cimenter un sentiment d’appartenance collective (moindre dans le cas des repas diplomatiques que dans celui des repas familiaux ou amicaux bien évidemment) puisqu’il permet de co-construire une identité sociale particulière, de raffermir ou de créer des relations sociales et, plus généralement, de partager un bon moment ensemble (Bobot, 2011, pp.52-53). Tous ces éléments matériels et immatériels donnent une indication quant à la portée de repas diplomatiques accomplis et réussis. Ne parle-t-on pas de rompre le pain ensemble ? 

– En cinquième lieu, le repas permet de délier les langues et de faciliter la communication entre les parties présentes du fait de l’instauration d’un contexte propice à l’échange. S’il y a bien quelque chose qui fait se délier les langues plus vite qu’un plat d’exception, c’est l’alcool et le vin. On raconte notamment que Staline, dont la résistance à l’alcool était réputée, avait pour habitude de faire boire ses homologues et autres représentants étrangers en visite – son impassibilité venait peut-être du fait, qu’à en croire les rumeurs, il remplaçait parfois la vodka traditionnelle par de l’eau, ce qui lui donnait un avantage conséquent dans la conduite des négociations. Reste que le repas, de par la proximité qu’il instaure, est un moment parfait pour glaner des informations, cette parole ou celle-ci n’ayant probablement pas été prononcée dans un autre contexte. Si les informations communiquées peuvent l’être de bonne foi, par honnêteté, stratégie ou naïveté d’ailleurs, la ruse est également une ressource non négligeable : “Dans les cuisines du palais Kaunitz, que Talleyrand avait loué, à Vienne, se déroulait tous les jours un ballet tout autant politique que gastronomique. Talleyrand descendait tous les matins en cuisine […] et recueillait toutes les informations recueillies par le personnel de salle (fort nombreux) qui assurait tout autant les soins – obséquieux – du service que le recueil de renseignements. Dans la chaleur des mets et des vins, les langues se déliaient, et Talleyrand savait tout, le lendemain matin” (Bobot, 2011, p.53). Comme l’énonce le célèbre aphorisme latin attribué à Francis Bacon, d’ailleurs repris par Lord Baelish dans un célèbre épisode de Games of Thrones : scientia potentia est  (“le savoir, c’est le pouvoir”). Les informations communiquées ou dissimulées sont donc une donnée clé dans la conduite de négociations internationales, et tout élément pouvant conduire à en savoir plus (ou inversement à orienter l’interlocuteur sur une piste de notre choix) ne peut ni ne doit être négligé, du fait de l’importance pour le futur des données recueillies. Le repas (diplomatique) apparaît dès lors comme “un moment fort de communication et d’échange permettant d’améliorer sensiblement la communication entre les interlocuteurs, la communication étant l’élément central de la communication”, sans compte que la “proximité permet les confidences et les ‘off’” (Bobot, 2011, p.53). 

– Enfin, en sixième et dernier lieu, le repas est un moyen de faire passer des messages, symboliques ou politiques. Ce point ne doit pas être négligé : on pourrait dresser un interminable inventaire de la transmission de messages via la nourriture et à travers le repas dans son ensemble. Avec l’exemple de la COP21, nous avons déjà évoqué le cas du plan de table dont l’élaboration se doit d’être savamment étudiée dans le cadre de rencontres inter-étatiques. La place qui nous est dévolue, de même que nos voisins de table, matérialisent à eux seuls la considération qui est réservée au convive. La table ronde est en elle-même porteuse de symboles : “Depuis la construction de la salle à manger Tholos dans l’Agora en 465 avant J.-C., le symbolisme politique de la table ronde (qui implique l’égalité et l’amitié) a été bien compris. Il suffit de penser ici au roi Arthur et à ses chevaliers de la table ronde, sans oublier la tradition de la table de banquet ronde chinoise. Et, fait intriguant, les dernières recherches montrent que les tables rondes ont tendance à favoriser la prise de décision en collaboration, par rapport aux tables carrées ou rectangulaires. Et aussi bizarre que cela puisse paraître, même la hauteur du plafond peut influencer notre façon de penser” (Spence, 2016). Ce que l’on sert (ou pas) à manger, comme nous avons pu l’évoquer en filigranes jusqu’ici, est également porteur de messages divers. Le repas tout entier (son contenu, son déroulé et son ancrage physique) est porteur de sens. Les aliments en eux-mêmes sont aussi porteurs de sens et de symboles, comme l’illustre à merveille l’anecdote du fromage de Valençay, anecdote qui concerne une nouvelle fois Talleyrand (encore lui !) : le célèbre fromage français devrait sa forme de pyramide tronquée au diable boiteux qui, pour ne pas froisser Napoléon au retour de sa campagne d’Égypte, aurait fait décapiter le fromage. Les modes de cuisson entrent également en jeu de manière plus subtile, comme nous le rappelle les anthropologues ; dans son célèbre article de 1965 sur ‘le triangle culinaire’ (cru – cuit – pourri), reprenant la méthode structurale et différenciant les cuisines selon les modes de cuisson, Claude Lévi-Strauss indique ainsi “Le bouilli est cuit au dedans (d’un récipient), tandis que le rôti l’est par dehors : l’un évoque donc le concave et l’autre, le convexe. Aussi le bouilli relève le plus souvent de ce qu’on pourrait appeler une ‘endo-cuisine’ : faite pour l’usage intime et destinée à un petit groupe clos, tandis que le rôti relève de ‘l’exo-cuisine’ : celle qu’on offre à des invités. Dans l’ancienne France, la poule au pot était pour le souper de famille, la viande rôtie pour le banquet (dont elle marquait même le point culminant : servie obligatoirement après les viandes bouillies et les herbes du début, et accompagnée de ‘fruits extraordinaires, tels que melons, oranges, olives et câpres)” (Lévi-Strauss, 2004, p.12). Si l’on sort du cadre du repas diplomatique strict, Charles Spence (2016) évoque également une série de faux pas d’hommes politiques en rapport avec la nourriture et la boisson : en 1972 par exemple, le candidat à l’élection présidentielle américaine Sargent Shriver entre dans un bar et déclare dans un élan classiste “Beer for the boys, and I’ll have a Courvoisier” (le Courvoisier étant un cognac, alcool cher et “élististe” donc), ce qui ne passa pas du tout auprès de l’opinion publique ; de la même manière, en 1990, le Ministre de l’Agriculture du gouvernement de Margaret Thatcher, John Gummer, est filmé en pleine crise de la vache folle en train de donner un hamburger au bœuf à sa fille de 4 ans, lui-même rechignant à manger le sien. Un homme d’État, qu’il soit au gouvernement ou ambassadeur en mission, doit donc veiller à ce qu’il mange ou ne mange pas publiquement. 

Comme nous l’avons vu, l’idée principale qui sous-tend la pratique de la diplomatie culinaire c’est qu’il est plus facile pour un diplomate de conquérir les cœurs et les esprits de ses homologues en contentant leurs estomacs et les raisons de cet état de fait sont multiples : l’atmosphère est propice, les langues se délient et des informations peuvent être glanées ici et là, la ritualisation et la théâtralisation du dîner gastronomique produisent également une expérience collective et peuvent même subjuguer. Maintenant que le lecteur est passé expert en diplomatie culinaire, attaquons nous, si j’ose dire, au second service, la gastrodiplomatie. 

Le soft power culinaire : émergence et pratique(s) de la gastrodiplomatie

L’irruption de la gastrodiplomatie sur la scène internationale au début des années 2000 a donné une nouvelle dimension au couple gastronomie – relations internationales que nous étudions depuis le début de cet article : au cœur de la perspective diplomatique, la cuisine n’est donc plus exclusivement réservée aux réceptions inter-étatiques, elle s’épanouit ailleurs que derrière les portes closes des négociations internationales. Le point de bascule est réel, d’où l’émergence d’un nouveau concept et d’un champ de recherche dédié. “La gastro-diplomatie […] va au-delà de ce que l’on pourrait appeler la diplomatie à table ; elle n’est pas le seul apanage des élites publiques. Bien qu’elle soit à l’origine de protocoles de réception, la gastro-diplomatie occupe le champ plus vaste des relations internationales ; elle implique une relation de l’État à la sphère publique. Cela tient à ce que, dans le contexte, la notion de gastronomie renvoie à une acception large qui comprend l’idée de culture alimentaire – faite aussi bien de matérialité (produits, mets…) que d’immatérialité (liens sociaux, discours, représentations…). La gastrodiplomatie se déploie au sein d’un espace social dans lequel un plus grand nombre d’éléments symboliques représentatifs et culturels sont mobilisés” (Matta, 2019, pp.104-105). Pour bien comprendre la portée de la gastrodiplomatie et son fonctionnement, il faut également expliciter deux concepts convoqués par Raúl Matta (2019) : la diplomatie publique et la nation branding. D’un côté, la diplomatie publique “se consacre à produire des changements dans le ‘coeur et l’esprit’ de l’opinion publique internationale afin de préparer le terrain pour de futurs échanges de nature diverses (politiques, économiques, commerciaux, culturels, etc.)” et, contrairement à la diplomatie traditionnelle, “cherche essentiellement à exercer une influence sur une population plus vaste, en particulier les classes moyennes et entrepreneuriales » (Matta, 2019, p.105) ; de l’autre, le nation branding constitue “une stratégie d’autoreprésentation d’un pays ayant pour objectif des gains en capital réputationnel” et “consiste en un abrégé de discours et pratiques qui reconstituent une certaine idée de la nation en question à travers les paradigmes du marketing, et comprend une vaste gamme d’activités allant d’opérations ‘cosmétiques’ – comme la création de logos et slogans nationaux – à des efforts plus importants, tels que la création d’institutions étatiques et paraétatiques spécialisées dans la promotion d’un pays” (Matta, 2019, p.106).

Dès lors, comment la gastrodiplomatie a-t-elle émergé comme un outil de soft power et quelles pratiques recouvrent-elles aujourd’hui ? Notons que la gastrodiplomatie a pour mérite d’avoir émergé à partir de l’observation de pratiques concrètes, mises en place par certains États, et non pas ex nihilo, comme un concept hors-sol ou téléguidé – ce qui explique sans doute son succès. Il s’agit donc de mettre en concepts la réalité, de qualifier les pratiques qui ont cours. C’est la Thaïlande qui a été pionnière en matière de gastrodiplomatie avec le lancement en 2002 du programme gouvernemental Global Thai Program (Rockover, 2012), un lancement avant-gardiste motivé par la grande popularité de la cuisine thaï à l’international (Matta, 2019, p.107) – le lecteur se rappellera ici que la paternité du nom de gastrodiplomatie revient d’ailleurs à l’article de The Economist consacré à la cuisine thaï ; le programme, qui avait logiquement pour ambition annexe d’accroître l’attractivité touristique du pays, visait principalement à multiplier le nombre de restaurants thaïlandais à travers le monde – notons qu’un second programme, aux objectifs quelque peu différents (établissement de standards et de certifications notamment), intitulé Thailand : Kitchen for the World suivra en 2006. Ce sera un succès puisque le nombre de restaurants passera, selon les autorités thaïlandaises, de 5500 en 2002 à 13000 en 2009 (Matta, 2019, p.108 ; Chapple-Sokol, 2013) – le lecteur pourra au loisir compter le nombre de restaurants thaïs dans sa ville, cette cuisine restant l’une des plus accessibles dans nos métropoles. Le second pays à investir véritablement dans la gastrodiplomatie sera, sans nul doute, la Corée du Sud, porté par le hallyu et également par le relatif affaiblissement du soft power japonais ; à partir des Jeux Olympiques de Séoul (1988), la K-Food a en effet connu une diffusion croissante à l’échelle du monde et est aujourd’hui devenue une composante décisive du soft power émanant de la péninsule. Un programme semblable au Global Thai sera ainsi lancé en 2009, une campagne intitulée Korean Cuisine to the World (44 millions de dollars), visant à “placer le hansik, ou cuisine coréenne, parmi les cinq premières cuisines du monde” (Matta, 2019, p.108). Le développement de restaurants coréens aux quatre coins du monde était, comme pour la Thaïlande, l’objectif premier de la démarche. Aujourd’hui, on constate que la cuisine coréenne est particulièrement en vogue, pour preuve la multiplication des barbecues coréens en France et particulièrement à Paris, et la renommée croissante des plats typiques comme le bulgogi, le bibimbap ou le kimchi. Dans le cadre d’un autre travail, j’ai d’ailleurs été amené à rencontrer des responsables du Centre Culturel Coréen (Paris) et on retrouve la trace de ces efforts gastro-diplomatiques, entrepris de longue date : depuis le déménagement du centre dans ses nouveaux locaux (rue de la Boétie, Paris 8), des cours de cuisine sont organisés par Baik Sung-hee, présidente de l’association Saveurs et cultures coréennes, pour 100 euros le trimestre – une brochure listant tous les restaurants coréens à Paris est d’ailleurs distribuée dans le Centre. Lors de ma visite en 2021, mes interlocuteurs m’avaient d’ailleurs précisé que le nombre de restaurants coréens en région parisienne était passé de 4 en 1986 à 150 aujourd’hui. Lorsque l’on connaît les liens entre le Centre Culturel Coréen et le gouvernement central de Corée du Sud, ces différents efforts ne sont pas anodins et traduisent une volonté de faire un plein usage du potentiel propre à la gastrodiplomatie – le Centre dépend du Ministère coréen de la Culture, des Sports et du Tourisme et de l’Ambassade de Corée du France, l’ambassadeur occupant également la fonction de directeur du centre. 

Si cette “phase de défrichage” a été opérée par les Thaïlandais et les Coréens dans les années 2000, de nombreux autres pays leur ont depuis emboîté le pas : citons par exemple le Pérou, le Mexique, la Chine, les États-Unis, Taïwan, le Japon, les pays scandinaves et, bien sûr, la France sur laquelle nous reviendrons par la suite. Face à la multiplication des initiatives de différents pays à travers le monde, on peut donc dire que la gastrodiplomatie est devenue un passage obligé pour le développement du soft power d’un pays donné, une pratique récurrente en matière de diplomatie publique et de nation branding. Le fait que les États-Unis, qui restent la première puissance mondiale, se soient investis dans de tels efforts équivaut à ce que nous qualifierons d’adoubement du concept. En effet, en 2012, Hillary Clinton, alors Secrétaire d’État des États-Unis, lance le programme Diplomatic Culinary Partnership ; ce programme a la particularité de jouer “sur les deux tableaux : diplomatie culinaire et gastrodiplomatie » et “se traduit par le recrutement et la formation de chefs qui officieront dans les ambassades, la participation à des événements diplomatiques mettant en valeur le repas comme moment de partage et d’échange en dehors des réunions conventionnelles, la promotion des produits américains ou encore par l’invitation de chefs étrangers en résidence aux États-Unis” (Choukroun, 2016, p.182). La diversité des pratiques mobilisées par le programme américain nous amène ainsi à une question clé : quelles sont les pratiques qui entrent dans le spectre de la gastrodiplomatie ? J’en vois personnellement huit principales, bien que cette liste ne soit ni exhaustive ni fermée. 

(1) L’organisation ou la participation à des événements internationaux sur le thème de la gastronomie ou visant à promouvoir sa cuisine nationale – foires gastronomiques, salons, congrès, évènements divers, etc. La liste est longue, citons pour le cas des festivals Taste of Chicago aux États-Unis et pour celui des congrès Madrid Fusión en Espagne. Il faut ici mentionner l’initiative “Goût de France / Good France”, lancée en 2014 par Laurent Fabius alors ministre des Affaires Étrangères, révélatrice de la prise de conscience du Quai d’Orsay quant à l’importance de la gastrodiplomatie – la 6ème édition a été célébrée en octobre 2021. Ce festival, “reprise des fameux ‘Dîners d’Épicure’ lancés par Auguste Escoffier en février 1912, dont le troisième […] avait réuni 10000 convives dans 147 villes” consiste à faire cuisiner “un repas sur le modèle du Repas gastronomique des Français (apéritif, entrée, poisson, plat de viande, fromages de France, dessert, café, alcool)” (Faure et Ribaut, 2016, p.159), le même jour par des chefs du monde entier, idéalement des cinq continents ; en 2015, on avait dénombré 1300 restaurateurs participants, appartenant à 150 pays pour un total de 100 000 participants (Faure et Ribaut, 2016, p.159). 

(2) La recherche d’une position avantageuse et d’une bonne représentation dans les guides gastronomiques et classements internationaux des meilleurs restaurants et, plus généralement, de la bénédiction de la critique gastronomique – l’intérêt est ici d’avoir une omniprésence dans les classements, que ce soit par le biais de restaurants présents sur le territoire national ou des chefs nationaux expatriés, pratiquant une cuisine en lien avec le pays d’origine. Parmi les classements les plus diffusés on retrouve The World’s 50 Best Restaurants, Le Guide Michelin et ses célèbres étoiles ou le Zagat. La France s’est justement retrouvée au cœur de ce que l’on pourrait qualifiée d’ “affaire des 50 best” au tournant de l’année 2015 et qui fait écho au “soi-disant ‘déclin de la cuisine française’ […] soigneusement entretenu depuis bientôt quinze ans par le classement des ‘50 Best Restaurants’ créé en 2022, par Restaurant Magazine, journal britannique destiné aux professionnels” (Faure et Ribaut, 2016, p.161). En effet, si le classement des 50 Best est largement diffusé, sa méthodologie est, chaque année, très critiquée, a fortiori par les Français qui sont souvent lésés : en 2015 par exemple, on retrouvait seulement 4 chefs français dans la liste des 50, aucun dans le top 10, alors que 3 chefs mexicains et 3 chefs péruviens avaient fait leur entrée dans le top, sachant que “ces pays venaient l’un et l’autre d’engager des moyens publics importants pour étoffer leur politique touristique” ce qui “laissait supposer une relation de cause à effet”  (Faure et Ribaut, 2016, p.162). En somme, le classement est accusé de mettre l’emphase sur la notoriété, notion subjective, plutôt que sur le talent des chefs ou la qualité de leur cuisine. Ce désamour croissant de la cuisine française, dont le recul des restaurants dans les classement internationaux est une manifestation discutable mais une manifestation tout de même, a permis en soi à la France de s’engager elle aussi sur la voie de la gastrodiplomatie: face “au constat de la dégradation de l’image de la gastronomie française […] vis-à-vis des touristes et gastronomes étrangers […] à l’émergence des celebrity chefs non français, à l’établissement et succès des ‘nouvelles nouvelles cuisines’ nationales […] et à la concurrence de pays ayant investi dans la promotion internationale de leurs cuisines, le gouvernement français a riposté avec un programme de communication ambitieux” qui “visait d’abord à restaurer la confiance et la fierté nationales pour, ensuite, récupérer les marchés, l’image et l’autorité qu’elle détenait auparavant” (Matta, 2019, pp.114-115). Du côté des classements, la France a répliqué en 2016 en produisant son classement, un “‘classement des classements’, élaboré à partir d’un algorithme et de pondération humaine, à la manière du classement de Shanghaï des universités ou de l’ATP pour le tennis” (Choukroun, 2016, p.180) : La Liste[8], un classement des 1000 meilleurs restaurants du monde dont le lancement en 2015 a été soutenu par le Quai d’Orsay (c’est d’ailleurs Philippe Faure, ambassadeur et président d’Atout France qui est à l’origine de l’initiative), et où la France, ses chefs et leurs émules retrouvent une place prépondérante. Son édition 2022 se base sur 970 guides et 200 pays et c’est le Restaurant Guy Savoy, du chef triplement étoilé du même nom, qui occupe la première place. 

(3) La multiplication des restaurants de “cuisine nationale” à l’étranger, les restaurants devenant dès lors des “ambassades ‘officieuses’” pour le pays d’origine (Matta, 2019, p.107). Comme on l’a vu plus haut, les programmes gouvernementaux thaïlandais et coréens des années 2000 avaient pour objectif explicite l’augmentation du nombre de restaurants de leurs cuisines nationales à l’étrange. Dans une perspective gastro-diplomatique, le lieu restaurant subit donc une transmutation : chaque restaurant devient une ambassade pour le pays dont la cuisine est représentée, un moyen de découverte et de familiarisation avec la culture locale. Les “cuisines du monde”, bien que le terme soit relativement contestable et teinté d’un brin d’orientalisme, sont d’ailleurs particulièrement en vogue dans les pays européens tels que la France. Le Pérou, notamment, a particulièrement investi dans cet aspect du restaurant-ambassade ; pour preuve, les propos tenus par le chef Gastón Acurio en 2014, “les restaurants péruviens sont des ambassades vivantes et quotidiennes” ou ceux du chef du Département de diplomatie publique de l’Ambassade du Pérou aux États-Unis, Alejandro Riveros, en 2006 : “Nous voulons que notre cuisine soit aussi bien connue que la cuisine Thaï dans ce pays [ie. les États-Unis]. Nous voulons 5000 – non 10000 ! – restaurants aux États-Unis. Nous voulons des restaurants péruviens partout” (Matta, 2019, pp.108-109). De la même manière, dans un documentaire consacré à la cuisine péruvienne, datant de 2008 et intitulé De Ollas y Sueños, la chef du restaurant El Picaflor, Lourdes Pluvinage, qualifiait son établissement parisien “d’ambassade culturelle gastronomique” (Matta,  2019, p.110).

(4) La mise en avant des cuisiniers emblématiques et des chefs étoilés du pays à l’étranger, ainsi que la mobilisation de ces derniers pour différents évènements ou diverses initiatives – de la même manière que les restaurants deviennent des ambassades, ces chefs deviennent alors des ambassadeurs (Matta, 2019). Les chefs étoilés, de par le prestige dont jouissent leurs établissements mondialement réputés, jouent le rôle de véritables ambassadeurs du pays dont ils sont originaires, devenant les porte-parole internationaux d’un territoire donné et de ses atouts. Ces émissaires prestigieux, porteurs d’un savoir-faire reconnu, ont eux-même bien conscience de leur statut : en 2016 par exemple, le chef Paul Bocuse écrivait ainsi “Nous avons fêté cette année le cinquantième anniversaire des trois étoiles du restaurant de Collonges. Après avoir sillonné le monde, après avoir été ambassadeur de mon pays, servi plusieurs Chefs d’État et les grands de ce monde, je peux simplement dire que l’important est de remettre sans cesse sa casserole sur le feu” (Bocuse, 2016, p.149). Ici le choix des mots n’est pas innocent : dans le cadre de l’initiative mexicaine Ven a comer, les “chefs, restaurateurs et cuisinière d’origine indienne plus connues comme ‘cuisinières traditionnelles’” étaient ainsi qualifié de “corps diplomatique de cuisiniers mexicains” (Matta, 2019, p.112). Si l’on revient à la haute gastronomie, la tendance à l’internationalisation est une dynamique consciente qui court depuis une dizaine d’années, dynamique dont l’on trouve la trace jusque dans le nom des créations et des plats : “Colors of caviar. Derrière cet intitulé d’un plat figurant sur la carte de Guy Savoy, on lira sans doute plusieurs tendances de la grande cuisine contemporaine : internationalisation d’abord, avec l’utilisation d’un anglicisme et l’allusion transparente au slogan United colors of Benetton du créateur italien ; luxe bien sûr, avec la mise en valeur du prestigieux caviar ; mais aussi relation avec les mondes de la mode et de l’art” (Dupuy, 2012, p.99). Les chefs étoilés et autres cuisiniers emblématiques, dont les plus célèbres sont sans doute Gordon Ramsay et Jamie Oliver, sont donc des ressources bien utiles pour les entreprises gastro-diplomatiques entreprises par les États. Citons également la participation de ces chefs à des réseaux internationaux prestigieux comme le Club des Chefs des Chefs (CCC) par exemple, un club très select regroupant une bonne dizaine de cuisiniers officiels de chefs d’État et de gouvernement et ayant pour objectif de “promouvoir le patrimoine culinaire mondial et ses expressions régionales, mais aussi l’amitié et la solidarité entre les peuples” et pour devise “la politique divise les hommes, la gastronomie les réunit” (Bocuse, 2016, p.140). 

(5) La mise en place de stratégies de communication (Matta, 2019) visant à faire la promotion de sa cuisine nationale à l’étranger, afin d’améliorer l’image du pays et d’accentuer son attractivité. Raúl Matta relate ainsi une campagne de communication intéressante menée par la Korean Food Foundation (depuis renommée Korean Food Promotion Institution), institution sur laquelle nous reviendrons dans un instant, à New York au printemps 2011 : “[U]n camion-cantine conçu pour l’occasion arpenta les rues new-yorkaises pendant un mois pour faire découvrir aux habitants ‘les délicieux secrets de la Corée’ […] La Korean Food Foundation établit à cet effet un partenariat avec des chefs des restaurants coréens de la ville pour offrir gratuitement des spécialités culinaires aux New Yorkais, qui pouvaient suivre et communiquer le parcours du camion-cantine à travers le compte Facebook de la campagne” (Matta, 2019, pp.113-114). 

(6) La mise sur pied de programmes gouvernementaux ou de labels, programmes dont les finalités et portées peuvent être diverses et à l’image des exemples évoqués jusqu’ici. On retrouve donc pêle-mêle, le Global Thai Program (2002), Thailand : Kitchen for the World (2006), Korean Cuisine to the World (2009), le Diplomatic Culinary Partnership américain (2012), la Política de fomento de la gastronomía nacional (2015) au Mexique et son label Ven a comer, Cocina peruana para el mundo (2016) ou encore l’utilisation gastrodiplomatique du label Marca Perú créé en 2011, etc.

(7) La recherche d’une reconnaissance internationale officielle pour sa gastronomie ou des pratiques afférentes. L’inscription au Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO[9] constitue un graal à cet égard, la liste étant relativement fermée et donnant lieu à “une bataille de reconnaissance internationale” (Choukroun, 2016, p.182). On retrouve notamment “le repas gastronomique des français” (2010), “la cuisine traditionnelle mexicaine” (2010), “la diète méditerranéenne” (2013), “le wakoshu, traditions culinaires des Japonais” (2013), “le kimjang, préparation et partage du kimchi en République de Corée” (2013), “l’art du pizzaiolo napolitain” (2017) ou encore “le nsima, tradition culinaire du Malawi” (2017)

(8) Enfin, la fondation de structures nationales et/ou internationales autour du thème de la gastronomie, entités qui peuvent ensuite entreprendre une large gamme d’activités de promotion. Citons par exemple le Korean Food Promotion Institution (2010), un organisme qui dépend du ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et des Affaires Rurales et qui entreprend un certain nombre d’activités intéressantes du point de vue de la gastrodiplomatie. On retrouve ainsi le programme K-Food Supporters qui “consistait à rassembler des étudiants étrangers résidant en Corée afin de les inviter à participer à des évènements culturels en rapport avec la cuisine” afin qu’ils constituent “le socle d’une demande externe pour les produits alimentaires et culturels coréen” (Matta, 2019, p.109) une fois rentré chez eux. Pour le cas de la France, on peut également mentionner l’Institut Paul Bocuse, fondé à l’initiative du Ministère de la Culture alors dirigé par Jack Lang, une école internationale d’hôtellerie, de restauration et des arts culinaires, disposant également d’une école doctorale : en 2016, Paul Bocuse se targuait ainsi d’accueillir “six cents étudiants de 37 nationalités” (Bocuse, 2016, p.145).

À travers ce bref panorama, on voit donc que la gastrodiplomatie offre mille et un visages à qui veut bien les voir. Le cas de la France, évoqué en filigranes, est particulièrement éloquent. Pays à la tradition gastronomique ancienne et mondialement reconnue (par les professionnels, les gourmands et l’UNESCO!), le lancement d’efforts gastro-diplomatiques a été quelque peu poussif et s’est opéré en réaction à une relative perte de vitesse face à la concurrence des cuisines du monde : ainsi, “la récente entrée de la France dans l’arène gastro-diplomatique montre clairement comment cette notion peut aussi être utilisée pour contrer les impacts négatifs de la globalisation économique et culturelle sur l’image d’un pays” (Matta, 2019, p.116). Car, loin des aspects triviaux relatifs à la bonne chère, la gastrodiplomatie recouvre des enjeux économiques cruciaux et constitue en cela un levier économique que les pays ne peuvent négliger, que ce soit en matière d’agroalimentaire ou de tourisme notamment : “[e]n France, l’agriculture et l’agroalimentaire représentent près de 200 milliards d’euros de chiffres d’affaires, 12 000 entreprises et près de 40% des exportations ; le tourisme est évalué à 42 milliards de recettes pour 84 millions de visiteurs […] la gastronomie française se situe à l’intersection de la culture et de l’économie, la rangeant ainsi au rang d’industrie créative par de nombreux aspects” (Choukroun, 2016, p.183). Pour le dire crûment : la gastronomie, c’est du sérieux ! Cependant, une question reste encore en suspens : est-ce que la gastrodiplomatie fonctionne ? Permet-elle vraiment d’améliorer l’image d’un pays donné ? À cet égard, une étude intéressante a été menée en 2014 et semble indiquer que oui, la gastrodiplomatie fonctionne : à la question “est-ce que le fait de manger la nourriture d’un pays donné change votre opinion sur ce pays ?”, près de 60% des personnes interrogées ont répondu par l’affirmative, des résultats qui mettent en évidence “le potentiel de transformation que la cuisine nationale peut jouer dans la perception publique de l’image nationale” (Ruddy, 2014, p.30)

De l’influence de la gastrodiplomatie 
Source: Ruddy, 2014, p.34

Épilogue. Mets locaux, problèmes globaux

Depuis les grands salons de réception particuliers, où les diplomates négociaient l’avenir de notre monde autour de plats alambiqués, la gastronomie a aujourd’hui conquis l’ensemble du spectre des relations internationales grâce au concept de gastrodiplomatie : elle ne concerne plus uniquement une poignée d’élites mais l’opinion publique internationale toute entière. Outil de négociation pour diplomates avisés, la gastronomie est aujourd’hui devenue un outil d’influence internationale, de soft power, un nouveau rôle qui tend à supplanter le premier. Plutôt que de conclure en répétant ce que nous avons dit jusqu’ici, nous allons désormais nous consacrer à dresser plusieurs pistes de réflexion quant à l’avenir de la gastrodiplomatie et aux enjeux connexes qu’elle englobe. 

Premièrement, qu’en est-il de la guerre et de la paix à l’heure de la gastrodiplomatie ? Permet-elle vraiment d’apaiser les tensions ou peut-elle potentiellement conduire à les aggraver ? Le potentiel pacificateur de la cuisine, que ce soit au niveau des individus ou des groupes sociaux, a été longuement décrit jusqu’ici cependant, et a fortiori dans un contexte de course à “qui aura la gastronomie la plus influente”, cette dernière peut se transformer en catalyseur de tensions internationales. Citons par exemple “la guerre du houmous” qui fait rage au Moyen-Orient : “Utilisée comme arme diplomatique, elle devient un champ d’étude, d’expérimentations, d’espoir, de paix, mais peut parfois alimenter les conflits. Les tensions gastronomiques qui rebondissent sur le terrain géopolitique au Proche et Moyen-Orient en témoignent. Il y existe des tentatives d’appropriation de certaines préparations et autres recettes qui attisent les frictions géopolitiques. Une ‘guerre’ du falafel et une autre du houmous se sont ainsi déclarées… Ces conflits sont bien davantage liés à des enjeux économiques pour la distribution des produits concernés, mais ils sont révélateurs des tensions dans la région. Huit pays lorgnent sur la paternité du houmous : les plus obstinés sont la Palestine, le Liban et Israël. Mais la Grèce, la Turquie, la Jordanie, la Syrie et, à un moindre degré, l’Égypte, cherchent à tirer des bénéfices de cette préparation culinaire ancestrale” (Bocuse, 2016, p.137). Cette “guerre”, qui peut sembler amusante, a cependant des répercussions très concrètes  : lors d’un voyage officiel en Israël en 2008, du houmous avait été servi à Barack Obama ce qui avait déclenché une vague d’indignation au sein de la population palestinienne (Bocuse, 2016, p.138). L’affaire des french fries est à cet égard particulièrement parlante : face au refus français d’intervenir en Irak aux côtés des Américains, refus exprimé à l’ONU par Dominique de Villepin, la Chambre des Représentants des États-Unis décide de renommer les traditionnelles ‘french fries’ en ‘freedom fries’. Si cet exemple de “gastrowarfare” (Spence, 2016), peut sembler risible, l’appel sera suivi par de nombreux restaurateurs américains. L’impact se ressentira jusque dans le monde, pourtant bien lointain, de la critique gastronomique : “Le 10 août 2003, un article d’Arthur Lubow publié dans le magazine du New York Times, trois mois après le début des hostilités en Irak, a suscité bien des polémiques. […] Parait ce jour-là, à la une, un papier de 25 feuillets qui n’est qu’un long avis de décès de la cuisine française: ‘How Spain became the new France !’ Quelle est l’autorité d’Arthur Lubow en la matière? Aucune. Il n’a jamais rien écrit sur la gastronomie et n’écrira rien d’autre à la suite. À croire que cette opération qui consistait à glorifier El Bulli (Ferran Adria était numéro 2 en 2003 dans le «World’s 50 Best») était téléguidée depuis le secrétariat à la défense chez Donald Rumsfeld! À l’époque, l’Espagne de José Maria Aznar était en revanche un fidèle allié des U.S.A. et la nueva cocina de Ferran Adria portée aux nues Outre-Atlantique”. (Faure & Ribaut, 2016,  p.165). Si Raúl Matta a une formule évocatrice pour qualifier la gastrodiplomatie, “arme de guerre en temps de paix” (2019, p.116), Paul Bocuse procède de son côté à une analogie intéressante sur le couple conflictualité – gastronomie : “Le patrimoine culinaire s’exporte comme jadis on menait des campagnes militaires : des hommes, des budgets, des investissements, une stratégie, un Chef et des recettes emblématiques derrière lesquelles s’abriter” (2016, p.139). 

Deuxièmement, il faut noter l’intrusion de la logique managériale dans nos assiettes via le concept de gastrodiplomatie “qui, en promouvant un imaginaire fédérateur basé sur des représentations autour de l’excellence culturelle, la compétitivité et l’implication individuelle, vise à améliorer la ‘performance’ d’une nation à l’occasion de son repositionnement stratégique” (Matta, 2019, p.117). Par le biais de la gastrodiplomatie, la cuisine des États tend à devenir une marque labellisée et la course à la performance qu’elle induit, source de conflictualité, traduit une idéologie néolibérale centrée sur la rentabilité et la notoriété, valeurs cardinales d’un nouveau modèle de conquête (de marchés). Les pratiques alimentaires et culinaires sont également et (in)directement impactées par cette logique : la cuisine nationale doit être édulcorée, mondialisée, appréciée par le plus grand nombre, et se plier aux règles de la consommation mondiale de masse (plus rapide, moins chère, moins typée). Dans cette compétition, il y aura nécessairement des perdants et des gagnants. Les chefs étoilés ont depuis longtemps, bon gré mal gré, incorporé cette logique promotionnelle, faisant de l’authenticité et des terroirs des arguments marketing, des tampons à apposer pour faire croître leur business  “Sur leur site web, presque tous les restaurants étoilés affichent leur histoire, la montée de leur renommée, le récit de leur succès […] On a bien là, dans tous les cas, le recours au récit, à la légende, voie au mythe : il ne s’agit pas de convaincre par la logique du logos, mais de faire croire par la grâce du pathos” (Dupuy, 2012, p.109). Ainsi, les “grands chefs sont des marques qui s’exportent” et “ c’est sur les lieux mêmes où résident les clientèles à fort pouvoir d’achat que s’installent, d’un coup d’aile, les chefs illustres” (Faure & Ribaut, 2016, p.159) Par le biais des Top Chef et autres Hell’s Kitchen, la gastronomie est devenue une attraction permettant de diffuser un maximum de publicité et donc de vendre, un rendez-vous de télé-réalité comme un autre. Alors oui, bien sûr, la tendance est au bio, au locavore, aux circuits-courts, à la bistronomie, au slow food, mais quels publics cette tendance globale concerne-t-elle vraiment ? La cuisine française, qui s’articule autour de pratiques sociales ritualisées, a sans aucun doute souffert des tendances à la mondialisation de l’alimentation : trop lente, adepte de mets en perte de vitesse comme les abats, souvent trop chère, etc. On constate également une tendance à la segmentation de la cuisine en fonction des lieux et des publics “d’un côté, la ‘haute-couture’ des grandes chefs […] et, de l’autre, une situation moins favorable pour le ‘prêt-à-porter’ des bistrots moyenne gamme” (Faure & Ribaut, 2016, p.154) : on ne mange évidemment pas la même chose d’une classe sociale à l’autre. Alors que la logique est à la conquête de marchés internationaux toujours plus rentables, que faire des publics pour qui la nourriture avant d’être un plaisir est une lutte quotidienne ? La cuisine, oui, mais qui rapporte s’il vous plaît ! 

Enfin, nous ne pouvons conclure cet article sans évoquer les enjeux éthiques, alimentaires et environnementaux qui touchent indirectement la gastrodiplomatie : la souffrance animale et le mouvement vegan, l’apparition de nouveaux régimes alimentaires (flexitarisme par exemple) et de nouvelles préoccupations éthiques, le modèle agricole dominant et les conséquences de l’agriculture intensive, l’augmentation de la population et l’enjeu de la sécurité alimentaire, les fractures sociales qui se traduisent jusque dans nos assiettes, le changement climatique et l’appel à la sobriété, etc. La gastrodiplomatie du XXIème siècle, tout comme la diplomatie culinaire, ne pourront se départir de ses enjeux car, plus que les diplomates et critiques gastronomiques, c’est un monde en proie à des risques pressants et mortifères qu’il faudra continuer à nourrir, tant bien que mal. 

Pierre SIVIGNON

Notes

[1]  Pour une présentation de la formation : https://bmv.sciencespo-lille.eu/ 

[2]  “A Sciences Po Lille, un master pour apprendre à ‘boire, manger et vivre”. Le Monde, 1 décembre 2021. URL:https://www.lemonde.fr/campus/article/2021/12/01/a-sciences-po-lille-un-master-pour-apprendre-a-boire-manger-et-vivre_6104265_4401467.html 

[3] “Un master ‘Boire, manger, vivre’ à Sciences Po, pour alimenter le soft power français”. Le Courrier International, 3 janvier 2022. URL : https://www.courrierinternational.com/article/etudes-un-master-boire-manger-vivre-sciences-po-pour-alimenter-le-soft-power-francais 

[4] “Thailand’s gastro-diplomacy”. The Economist, 21 février 2022. URL : https://www.economist.com/asia/2002/02/21/thailands-gastro-diplomacy 

[5] “Plan de table, menu gastronomique et timing serré : l’ambitieux déjeuner de la COP21”. France Info, 30 novembre 2015. URL: https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/cop21/plan-de-table-menu-gastronomique-et-timing-serre-l-ambitieux-dejeuner-de-la-cop21_1198945.html 

[6]  Définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. URL : https://www.cnrtl.fr/definition/commensalit%C3%A9 

[7]  Toutes les traductions de l’anglais vers le français sont personnelles. 

[8] Pour consulter La Liste : https://www.laliste.com/fr/ 

[9] Pour consulter les listes de l’UNESCO : https://ich.unesco.org/fr/listes 

Bibliographie 

Ouvrages et chapitres 

  • Audibert, Alain J. « Quel avenir pour la commensalité à l’heure du numérique ? », Philippe Pitaud éd., Vieillir dans une société connectée ?Quels enjeux pour le vivre ensemble ?Érès, 2021, pp. 147-161.
  • Stéfanini, Laurent (dir.). À la table des diplomates. L’histoire de France racontée à travers ses grands repas (1520-2015). Paris, Gallimard, 2019, 352 pages. 
  • Brioist, Pascal. “Les festins du camp du drap d’or. Rencontre au sommet entre François Ier et Henri VIII (7-24 juin 1520)”, pp. 25-32.
  • Boudon, Jacques-Olivier. “Le congrès de Vienne. Talleyrand et la diplomatie des casseroles (1er novembre 1814 – 9 juin 2015)”, pp.97-105.
  • Quellier, Florent. “À la santé des Puissances ! 1520 -1815”, pp. 13-23.
  • Rambourg, Patrick. “L’âge d’or de la diplomatie à table (1815-1918)”, pp.90-95.
  • Stéfanini, Laurent. “La planète à Paris pour le climat. La 21ème conférence sur les changements climatiques (30 novembre 2015)”, pp.321-325. 
  • Vaïsse, Maurice. “L’art de recevoir ‘à la française’”, pp.190-197.

Articles scientifiques

  • Bloch, Maurice. « Commensalité et empoisonnement », La pensée de midi, vol. 30, no. 1, 2010, pp. 81-89.
  • Bobot, Lionel. « Aux sources de la business diplomacy : “l’école classique” de la négociation du XVIIIe siècle », Géoéconomie, vol. 59, no. 4, 2011, pp. 137-142.
  • Bobot, Lionel. « Les jeux de la gastronomie et de la négociation : les enseignements du congrès de Vienne (1814-1815) », Annales des Mines – Gérer et comprendre, vol. 106, no. 4, 2011, pp. 47-55.
  • Bocuse, Paul. « De la gastronomie française comme point d’ancrage des relations internationales », Géoéconomie, vol. 78, no. 1, 2016, pp. 133-150.
  • Brun, Patrice. « Du choix des ambassadeurs dans la cité d’Athènes : l’exemple de l’ambassade de 346 », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 17, no. Supplément 17, 2017, pp. 659-676.
  • Chapple-Sokol, Sam. « Culinary Diplomacy: Breaking Bread to Win Hearts and Minds ». The Hague Journal of Diplomacy, 8(2), 2013, pp.161-183.
  • Choukroun, Lionel. « Le chef et le diplomate », Géoéconomie, vol. 78, no. 1, 2016, pp. 175-186.
  • Clark, Dylan. « The Raw and the Rotten: Punk Cuisine », Ethnology, vol. 43, 2004, pp. 19-31. 
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  • Milliet, Jacqueline. « Manger du chien ? C’est bon pour les sauvages ! », L’Homme, tome 35, n°136, 1995, pp. 75-94.
  • Rockower, Paul. « Recipes for gastrodiplomacy ». Place Branding and Public Diplomacy, 8, 2012, pp. 235–246.
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URL:https://flavourjournal.biomedcentral.com/articles/10.1186/s13411-016-0050-8 

  • Tibère, Laurence. « La construction sociale de “l’en commun” par la consommation‪. Les sociétés réunionnaise et malaisienne », Hommes & Migrations, vol. 1320, no. 1, 2018, pp. 31-39.

« Is the kitchen the new venue of foreign policy ? Ideas on food as a tool for diplomacy, building peace and cultural awareness  ». Conflict Cuisine Project, American University, School of International Service, 2016. URL : https://www.stimson.org/wp-content/files/file-attachments/Kitchen%20as%20the%20New%20Venue%20of%20Foreign%20Policy.pdf

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