La construction européenne et la question des frontières de l’Europe
Par Hugo Clerc
« L’Europe (…) va, comme on rentre chez soi, rentrer dans son histoire et sa géographie » affirmait le Président F. Mitterrand à la suite de la chute du mur de Berlin dans ses vœux aux Français du 31 Décembre 1989. Espérant une réconciliation des « deux Europe » (F. Delaisi) séparées depuis un demi-siècle, F. Mitterrand envisageait, à l’instar de son homologue soviétique Mikhaïl Gorbatchev, l’existence d’une maison commune préexistante et naturelle au rapprochement politique des Européens. Mais à quelle « géographie » l’ancien Président français faisait-il référence ? Alors que trois nouveaux pays – l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie – ont récemment déposé leur demande de candidature à l’Union Européenne, cet article entend interroger la géographie de cette maison commune et ainsi confronter la construction européenne à l’une de ses questions originelles : celle des « frontières de l’Europe ».
La construction européenne désigne le processus d’intégration économique et politique en Europe. Bien qu’amorcée par certains projets avant la Première Guerre mondiale puis dans l’entre-deux guerres, c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que cette construction commence à se réaliser concrètement, à l’Ouest et à l’Est du rideau de fer. De l’OECE (devenue OCDE) au Conseil de l’Europe en passant par l’Europe communautaire de la CECA puis de la CEE, cette construction européenne repose sur une pluralité de visions géographiques de l’Europe, parfois limitées à l’Europe Occidentale (CEE) ou au contraire relativement larges (Conseil de l’Europe). Si aujourd’hui elle désigne avant tout la construction institutionnelle ayant conduit en 1992 à la création de l’Union Européenne (UE), il est important de ne pas perdre de vue la pluralité des processus de construction européenne. L’UE est certes l’incarnation la plus aboutie de ce processus d’intégration des États européens mais n’est qu’un des éléments de cette construction et ne résume pas à elle seule l’idée d’Europe.
C’est en effet en tant qu’idée et non en tant qu’entité figée, naturelle et préexistante à tout projet politique, que l’Europe doit être appréhendée. Pour paraphraser le géographe D. Retaillé, « ce que l’Europe n’est pas ? Un continent assurément ». L’Europe est d’abord une représentation particulière du monde qui varie dans le temps et l’espace et selon les acteurs. L’Europe « de l’Atlantique à l’Oural » de V. Tatitchev, géographe de Pierre Le Grand, n’est pas la même que celle de F. Braudel, pour qui l’Europe ne peut se comprendre sans dépasser les limites géographiques traditionnelles. De fait, s’intéresser aux frontières de l’Europe c’est donc s’intéresser à un construit fondé sur une pluralité de références identitaires rattachées à l’idée d’Europe (grecque, romaine, chrétienne,…). Pour comprendre les enjeux actuels que soulève cette question, il faut revenir sur la définition des frontières. Supposant l’existence d’un territoire homogène sur lequel s’exerce une autorité politique, elles délimitent donc un espace de souveraineté. Par cela, elles construisent sur le plan symbolique une dualité dedans-dehors reflétant autant qu’elle ne crée le sentiment d’appartenance à une communauté politique. Puisqu’elle est avant tout une idée, l’Europe n’a pas de frontières : parler de frontières de l’Europe, c’est un projet politique. Par conséquent, étudier cette question dans le processus de construction européenne ne revient pas à interroger comment cette construction s’est conformée à des frontières préexistantes mais bien comment celle-ci a contribué à les façonner. En d’autres termes, la question n’est pas de chercher les frontières de l’Europe mais de tenter de comprendre comment et dans quelle mesure la construction européenne est parvenue à frontiariser l’Europe, c’est-à-dire à institutionnaliser des limites subjectives en réalités politiques. C’est à cette question que le présent article tentera modestement de répondre.
I. Poser les limites de la construction européenne : l’impossible recherche historique des « frontières de l’Europe »
La construction européenne s’est établie sur des bases géographiques plurielles au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Cette pluralité se comprend cependant davantage à l’aune de la réalité géopolitique du moment que par une différence d’interprétation de ces projets sur les frontières de l’Europe.
1) Les frontières de l’Europe : une question secondaire jusqu’aux années 1990
La fin de la Seconde Guerre mondiale marque un nouvel élan pour la construction européenne. Celle-ci cesse d’être un débat d’idées et devient une réalité concrète et institutionnelle. Jusqu’ici, la construction européenne était un projet paneuropéen, porté par des fédéralistes comme par exemple le mouvement PanEuropa créé par l’autrichien R. de Coudenhove-Kalergi. Or, en devenant une réalité, cette construction se dés-idéalise et se heurte à la réalité géopolitique du moment : la guerre froide naissante. Ainsi, s’ils parviennent à se réunir en une fédération, les mouvements européistes d’inspiration fédérale et paneuropéenne ne parviennent pas à surpasser la division grandissante entre une Europe de l’Ouest, de laquelle ils sont pour la plupart issus, et de l’Est, de plus en plus sous influence soviétique. Le Congrès de la Haye marque en ce sens un renoncement au paneuropéanisme : le Conseil de l’Europe qui est fondé à la suite de ce congrès n’est composé que de pays d’Europe de l’Ouest. La construction européenne se réduit progressivement à une demie Europe conçue comme telle, en témoigne l’usage récurrent pendant la guerre froide des expressions « Europe de l’Ouest » et « Europe de l’Est ». En outre, les institutions comportant le plus de membres, Conseil de l’Europe et OECE (Organisation européenne de coopération économique, chargée de répartir l’aide du plan Marshall), voient leurs prérogatives limitées par la timidité des États à construire une union politique forte, notamment la Grande-Bretagne. À l’OECE par exemple, la Grande-Bretagne écarte successivement les propositions d’union douanière et de mise en place de politiques sectorielles proposées par ses voisins continentaux. C’est dans ce contexte qu’à l’Ouest la France, le Benelux, l’Italie et la RFA firent le choix d’une intégration resserrée autour d’un noyau continental, à travers la CECA puis, en 1957, la CEE et Euratom.
La question des frontières de l’Europe s’est ainsi très peu posée à cette période. Devant les blocages politiques, les institutions naissantes à l’Est comme à l’Ouest sont conçues comme des constructions partielles de l’Europe et n’ont pas pour ambition de réunir tous les « pays européens ». Si ces institutions s’élargissent progressivement (la CEE comporte 12 membres en 1986), ce n’est qu’avec la fin de la guerre froide et les possibilités d’approfondissement et d’élargissement de la construction à l’Est qu’elle ouvre que la question des « frontières de l’Europe » commence à cristalliser les débats.
2) Une frontière introuvable : la chute du mur et les « gradients d’européanité » (J. Lévy)
La fin de la guerre froide rouvre la voie à la construction d’une Europe unifiée et, par là, au débat sur les frontières de l’Europe. Entre 1989 et 1996, le Conseil de l’Europe s’est rapidement élargi aux pays d’Europe centrale et de l’Est, incluant à l’Est jusqu’à la Russie, l’Arménie et la Géorgie. Trois critères permettent de définir l’européanité de ses membres : la géographie (la frontière de l’Europe choisie à l’Est est l’Oural), la culture et la volonté d’être un État européen, notamment dans le cas où les autres critères ne seraient pas suffisamment clairs. Avec cette définition relativement large, le Conseil de l’Europe n’a jamais vraiment buté sur la question d’une frontière de l’Europe, celle-ci étant dépassable par la volonté des États. Entre 1995 et 2005, l’UE passe, elle, de 12 à 25 membres. Cependant, l’adhésion de certains pays se révèle problématique. C’est le cas notamment de la Turquie, membre du Conseil de l’Europe depuis 1950, de l’OTAN depuis 1952 et candidate à l’adhésion à l’UE depuis 1987, dont l’européanité, critère d’adhésion à l’UE (article 49 du traité sur l’UE), est questionnée. Débattue sur la base de critères géographiques, culturels, religieux et historiques, l’européanité de la Turquie est une question insoluble qui a particulièrement animée les esprits européens au début du siècle et ce d’autant plus que les traités européens ne définissent pas ce qu’est un « État européen ». En France, cette question a ainsi largement joué sur le vote des Français au référendum de 2005 sur la « Constitution » européenne. Au-delà du cas turc, cette question des frontières de l’Europe a concentré l’attention au moment de l’élargissement de l’UE en 2004, en témoignent les nombreuses publications scientifiques sur la question qui datent de cette période. La théorie des « gradients d’européanité » de J. Lévy permet de comprendre cette cristallisation des débats. De « l’espace-noyau » à l’Ouest jusqu’aux voisins partiellement influencés de l’Est, l’européanité décroit selon lui progressivement, sans frontières claires. Ainsi, c’est parce qu’elle s’approche des marges, où l’européanité est moins communément admise, que la construction européenne se heurte à la question des frontières.
Figure 1 : Une illustration des gradients d’européanité selon un sondage réalisé auprès de chercheurs impliqués dans EPSON
Source : DIDELON Clarisse, « Une vision de l’Europe. Le tracé de l’Europe des chercheurs impliqués dans ESPON »
Cependant, comment expliquer que cette question d’européanité soit plus problématique pour l’UE qu’elle ne l’a été pour le Conseil de l’Europe ou encore pour constituer les groupes d’États occidentaux et orientaux des Nations Unies ? Il faut pour cela prendre en compte le degré d’intégration politique : plus l’institution implique des liens politiques étroits, moins elle admet l’altérité. Il existe ainsi autant de découpages de l’Europe qu’il existe de projets de construction européenne même si certaines limites, comme la Méditerranée et l’Atlantique, semblent communément admises. Malgré les divergences institutionnelles, il n’est cependant pas rare aujourd’hui d’entendre parler de « frontières européennes » pour désigner les frontières extérieures de l’UE. C’est là l’un des paradoxes de la construction européenne : si elle n’a pas fait émerger de consensus sur la définition de l’Europe (figure 2), la force intégrative du processus porté par l’UE a été vectrice d’une certaine institutionnalisation de ces « frontières de l’Europe ».
Figure 2 : L’organisation institutionnelle complexe de l’Europe
Source : Wikipédia
II. La construction européenne : force créatrice de frontières ?
Si la pluralité des processus d’intégration européenne s’est divisée sur la question des frontières de l’Europe, l’UE, organisation politique qui intègre le plus étroitement les États Européens, a permis l’homogénéisation d’un certain espace, assimilé de plus en plus au territoire européen. En partant d’une frontière imaginée de l’Europe, la construction européenne aurait ainsi progressivement contribué à faire advenir une réalité politique assimilable à une « frontière de l’Europe ».
1) La construction d’un territoire unifié et délimité
L’Europe, dans sa définition géographique classique, dépasse encore aujourd’hui la construction européenne portée par l’UE. Par les politiques communautaires qu’elle a mise en place, l’UE a cependant fait émerger un espace politique post-national en voie de territorialisation et donc de frontiérisation, la frontière étant l’enveloppe externe d’un territoire. Par territorialisation, nous entendons ici le processus de construction identitaire commun aux espaces des États membres de l’UE, c’est-à-dire la constitution d’un « nous » cohérent sur le plan territorial. Ce processus a d’abord été enclenché par l’adoption de politiques visant à abaisser les frontières internes et homogénéiser sur le plan économique, juridique et infrastructurel un espace commun aux États membres. Avec la réalisation de l’union douanière et l’établissement d’un tarif extérieur commun en 1968, puis la libéralisation en 1993 d’un grand marché intérieur impulsé par la signature de l’Acte unique, les politiques communes ont permis la formation progressive d’un espace sans frontières intérieures. Parallèlement, 26 États européens dont 4 non membres de l’UE (Norvège, Islande, Suisse et Liechtenstein) ont mis en place les accords de Schengen, signés en 1990 et effectifs dès 1995, permettant la libre circulation des personnes sans contrôle aux frontières au sein de « l’espace Schengen ». Conséquence de cet accord, les contrôles aux frontières ont été translatés des frontières intérieures de cet espace aux frontières extérieures, renforçant ainsi le sentiment d’appartenance à un espace commun, distinct du reste du monde. Pour soutenir ce processus de territorialisation, l’UE a progressivement renforcé sa « politique de cohésion » visant à effacer les discontinuités spatiales entre les États membres. Constituée de différents fonds structurels (FEDER et FSE et fonds de cohésion), cette politique, en faveur des régions les moins riches en PIB par habitant, représente le deuxième budget d’intervention de l’UE derrière la PAC.
Figure 3 : L’éligibilité des régions européennes au titre de la politique de cohésion (FEDER et FSE) pour la période 2021-2027, un gradient Ouest-Est
Source : Commission européenne
Cette volonté d’uniformiser cet espace se traduit aussi dans la coopération territoriale européenne Interreg qui finance des projets de coopérations transfrontalières, transnationales et interrégionales au sein de l’UE. Ce programme soutient ainsi aujourd’hui soixante coopérations de part et d’autre de frontières internes à l’UE. Enfin la cohérence de cet espace a été renforcée par une action d’aménagement menée à l’échelle européenne, incarnée notamment par la politique européenne des transports qui finance le développement de réseaux transeuropéens de transports (RTE-T). Par toutes ces politiques, l’UE a ainsi contribué à transformer un ensemble composé de territoires nationaux distincts en un territoire de plus en plus homogène, distinct de l’extérieur et donc en partie frontiarisé. Cette frontiérisation a été accentuée par la conception et la mise en place de politiques ayant délimité un voisinage extérieur à l’Europe.
2) L’Europe et son voisinage : une frontiérisation accrue par la désignation d’un extérieur
Dans la relation avec l’autre, naît le sentiment de faire communauté et de former un ensemble commun. C’est d’ailleurs en explorant l’Amérique, les Indes ou encore l’Égypte que s’est approfondi dans l’Europe du XVIIIe siècle le sentiment d’appartenance à un ensemble commun. Dans cette perspective, les rapports qu’entretient l’UE avec ses voisins, notamment via la politique européenne de voisinage (PEV), favorisent la frontiérisation de l’Europe. Fondée en 2004, celle-ci repose sur l’idée d’une différenciation : avec cette politique, l’UE exprime son intention de coopérer avec des pays tout en étant claire sur le fait qu’ils ne sont pas destinés à intégrer l’UE. La PEV en ce sens construit un espace géographique en dressant une frontière extérieure conçue comme une césure culturelle indépassable entre l’Europe et ses voisins orientaux et méridionaux. Ce clear cut semble d’autant plus vrai que la PEV ne s’est pas accompagnée d’une coopération accrue, malgré ses ambitions initiales. En fait, en désignant des voisins, l’UE s’est davantage orientée vers une politique de fermeture répondant à un souci sécuritaire notamment vis-à-vis de son voisinage méridional. Celle-ci s’est incarnée en 2005 par la création de l’agence Frontex, chargée de coordonner les activités des États membres de l’UE et de l’espace Schengen afin de « protéger les frontières extérieures de l’espace de libre circulation de l’UE » (site Frontex). Ce contrôle aux frontières s’est accompagné d’une politique d’externalisation des frontières, amenant les États voisins de l’UE à jouer le rôle de première barrière face aux migrations en direction de l’Europe. De nombreux pays du voisinage, comme le Maroc, ont ainsi aligné leur législation en matière de gestion et criminalisation des migrations illégales sur celle de l’UE. En outre, se sont développés le long des frontières extérieures des centres de rétention et d’examen de demandes d’admission au sein de l’UE, particulièrement médiatisés lors de la crise migratoire de 2015. À l’instar du camp de Moria à Lesbos, ces centres ont façonné l’image d’une « Europe forteresse » barricadée derrière ses frontières. Cette expression souligne d’ailleurs à elle seule l’importance des politiques menées à l’échelle de l’UE dans la construction mentale d’une « frontière de l’Europe » ou plutôt d’une « méta-frontière » de l’Europe (limite d’une organisation régionale) pour reprendre l’expression du géographe M. Foucher. Cette limite de plus en plus institutionnalisée grâce à la construction européenne entre l’Europe et l’extérieur reste cependant précaire : l’émergence d’une frontière distinguant l’Europe comme espace de souveraineté politique de son voisinage est encore, à bien des égards, chimérique.
III. L’institutionnalisation limitée des « frontières de l’Europe »
La récurrence des discours sur les « frontières extérieures » de l’Europe laisse penser que la construction européenne aurait permis l’institutionnalisation pérenne d’une limite de l’Europe. Néanmoins, la fragilité de cet objet en période de crise, alors même que la frontière se définit comme « le lieu d’exercice de fonctions régaliennes permanentes » (M. Foucher) oblige à relativiser la pertinence de ces discours et à réfléchir à leur signification politique.
1) Des « frontières » fragiles en temps de crise : replis nationaux et variations géographiques
Malgré la pertinence accrue des frontières extérieures de l’UE dans le fonctionnement des flux économiques et migratoires, les crises récentes (crise de l’accueil des réfugiés de 2015, COVID 19, guerre en Ukraine) ont montré la faiblesse institutionnelle de cette « méta-frontière » européenne. En 2015 face à l’afflux de réfugiés syriens en quête d’asile, de nombreux pays d’Europe de l’Ouest et d’Europe centrale, ont décidé de rétablir des contrôles aux frontières intérieures. Ces décisions censées être temporaires au regard des accords de Schengen se sont parfois inscrites dans le temps long. En 2020, l’arrivée du COVID 19 a provoqué un rétablissement des contrôles aux frontières encore plus large et rapide, la quasi-totalité des pays membres de l’espace Schengen ayant pris cette décision entre le 10 et le 20 mars. Ces exemples récents reflètent la fragilité du processus de frontiérisation européenne : en période de crise les logiques frontalières nationales semblent prévaloir sur les logiques européennes.
En outre, la géographie de cette frontière ne résiste pas aux chocs provoqués par les crises. La politique européenne de voisinage n’offre a priori pas de perspectives d’adhésion aux pays qu’elle vise, l’adhésion étant un processus totalement distinct de cette politique. Au contraire, comme nous l’avons dit, cette politique est prioritairement destinée à des pays aux marges de l’Europe, n’ayant pas vocation à entrer dans l’UE à court ou moyen terme. Or, en temps de crise, cette distinction entre l’UE et son voisinage vole rapidement en éclats, en témoignent les demandes de trois pays du partenariat oriental (Ukraine, Moldavie, Géorgie) d’intégrer l’Union après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Si à l’inverse de la Moldavie et de l’Ukraine la Géorgie n’a pas obtenu le statut de candidat, le Conseil Européen s’est cependant déclaré prêt à accorder ce statut à condition que le pays suive les recommandations de la Commission en matière de pluralisme politique et de lutte anti-corruption. De fait, la question de l’européanité des trois pays n’a pas posé problème. Deux enseignements peuvent être tirés de ces décisions. D’une part, celles-ci montrent que le discours porté par l’UE sur les frontières de l’Europe n’est pas performatif : des pays pourtant intégrés à son voisinage se considèrent comme des pays européens pouvant prétendre à une adhésion à l’UE. D’autre part, elles témoignent du caractère mouvant des frontières de l’Europe. La solidarité exprimée en Europe à l’égard de l’Ukraine montre d’ailleurs l’existence d’un sentiment d’appartenance commune fort alors même que l’Ukraine a longtemps été considérée à la frontière entre deux mondes (Ukraine signifie marche ou frontière en Slave). Appliqué à l’Europe, le terme de « frontière » n’a donc qu’une signification relativement précaire. Ainsi pour comprendre son utilisation récurrente, il faut davantage s’intéresser au message politique qu’il porte qu’à sa réalité matérielle.
2) Une frontiérisation surévaluée ? La portée politique du discours sur les « frontières de l’Europe »
La référence du processus de construction européenne à la notion de frontière doit être appréhendée comme un discours politique. Comme l’écrit M. Foucher, « les frontières sont des marqueurs symboliques, nécessaires aux nations en quête d’un dedans pour interagir avec un dehors ». Se référer à cette notion pour définir le processus de construction européenne a donc avant tout pour objectif d’inscrire l’Europe comme référence commune dans les mentalités des habitants de cet espace. Si la construction était présentée comme ce qu’elle est, un projet aux frontières floues, enchevêtrées et pour la plupart insaisissables (où s’arrêtent par exemple les frontières de la construction européenne quand certains produits canadiens ont accès sans droit de douane aux marché commun européen ?), l’appropriation de ce projet par les Européens serait difficile. Le discours sur les frontières offre ainsi une stabilité là où il n’y en a pas. Il est un marqueur nécessaire utilisé par les promoteurs du projet européen pour construire une conscience collective distincte, dans un monde fait d’interconnexions entre toutes les parties du globe. Si les frontières extérieures de l’UE et des autres institutions européennes ne sont pas encore aujourd’hui admises comme superposables avec les frontières de l’Europe, il est indéniable que le discours sur celle-ci contribue à les rapprocher dans les représentations. L’efficacité de ces discours doit cependant être nuancée : les frontières de l’Europe restent encore largement éloignées dans les représentations des espaces institutionnels de la construction européenne, notamment à l’Est, comme en témoignent les enquêtes Eurobroadmap effectuées auprès d’étudiants de différentes nationalités.
Figure 4 : Les périmètres de l’Europe perçue par les étudiants en sciences politiques et sciences pour l’ingénieur enquêtés en France.
Source : Françoise Bahoken, « La perception du centre de gravité de l’Europe, reflet de la réalité ou expression d’une volonté d’élargissement ? »
Conclusion :
Plurielle, la construction européenne n’est pas parvenue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début de sa réalisation à répondre unanimement à la question des frontières de l’Europe, tant leurs définitions piochent dans des référentiels identitaires différents. L’UE, par son intégration politique accrue, est néanmoins parvenue dans une certaine mesure à construire un territoire souvent assimilé à l’Europe, homogène et en partie frontiarisé. Si ces frontières en construction se superposent dans les représentations collectives avec celles que l’on attribue à l’Europe à l’Ouest et au Sud, leur tracé est nettement moins consensuel pour ce qui est de l’Est. Le passage du statut de voisin à candidat à l’adhésion de trois pays du partenariat oriental de l’UE est symptomatique de ce flou qui règne sur les frontières de l’Europe à l’Est. La construction européenne n’est ainsi parvenue que partiellement à imposer sa définition de l’Europe et donc à frontiariser cet espace. L’Europe n’étant qu’une idée, cette frontiérisation ne sera complète que lorsque l’Europe politiquement construite s’accordera dans les représentations à l’Europe imaginée. La guerre en Ukraine, en ce qu’elle a renforcé la perception de la Russie comme d’un pays étranger aux valeurs européennes, pourrait bien à terme accélérer ce processus.
Hugo Clerc
Bibliographie :
Articles et ouvrages scientifiques
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Rapports parlementaires
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Sites internet
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