Entretien avec Son Excellence Nerijus Aleksiejūnas, ambassadeur de Lituanie en France
Par Loïc ANTOINE
Remise en contexte
La Lituanie se trouve à l’est de l’Europe. Elle borde la mer Baltique et a pour voisin la Russie (via l’enclave de Kaliningrad), la Pologne, la Biélorussie et la Lettonie. Ce pays redevient indépendant en 1990, lors de l’implosion de l’URSS et intègre l’OTAN ainsi que l’Union européenne en 2004.
La Lituanie est une République unitaire semi-présidentielle, qui a pour capitale Vilnius. Il s’agit d’un Etat composé de 2 870 191 habitants en 2024, les Lituaniens.
Son Excellence Nerijus Aleksiejūnas est l’actuel ambassadeur de la Lituanie en France. Il nous a fait le plaisir d’accorder un entretien à Classe Internationale afin d’expliquer la nature des relations diplomatiques que la France et la Lituanie entretiennent, ainsi que pour parler de la Lituanie.
La Lituanie, un pays au cœur de l’Europe – Source : Wikipedia
Présentation
Pourriez-vous nous expliquez brièvement votre parcours ?
S. E. Nerijus Aleksiejūnas : J’ai mené des études à l’université de Vilnius, centrées sur la politique étrangère, afin de devenir diplomate. J’ai ainsi été recruté par le Ministère des Affaires étrangères en 2001. J’ai commencé à Bruxelles, à la représentation de la Lituanie auprès de l’Union européenne en 2004. Ce fut une expérience intéressante car c’était le moment de l’intégration du pays à l’Union. Cela m’a permis de voir comment défendre les intérêts de la Lituanie au sein de cette organisation. Je suis devenu responsable de l’élargissement, ce qui m’a beaucoup intéressé puisque notre pays a fait partie d’une grande vague d’élargissement. Je suis ensuite retourné à Vilnius en tant que chef d’unité sur l’intégration des Balkans occidentaux, de 2008 à 2010. Puis, je suis retourné à Bruxelles entre 2010 et 2014. Ce fut un autre défi car la Lituanie se préparait à prendre le rôle de présidence tournante de l’Union européenne en 2013. Les diplomates lituaniens poursuivent d’ailleurs ces politiques aujourd’hui, alors que le pays s’apprête à reprendre une présidence tournante. Je suis devenu le conseiller diplomatique et européen du président à Vilnius en 2015. Enfin, depuis 2019, je suis l’ambassadeur de Lituanie en France.
Comme décririez-vous la Lituanie ?
Il s’agissait du plus grand pays européen à l’époque du Grand duché de Lituanie. La Lituanie a une histoire très riche mais aussi difficile. Son premier roi a été couronné au XIIIe siècle. La République des Deux Nations (ndlr : union du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie) a pris fin à la fin du XVIIIe siècle avec la partition du territoire et l’annexion de la Lituanie à l’Empire russe.
Aujourd’hui, la Lituanie est un pays qui innove et investit dans le secteur numérique. Son écosystème économique est très développé, avec des entreprises performantes comme Vinted et Nord VPN. Son développement économique est très positif et son PIB par habitant est le plus élevé de la région balte. Alors qu’il représentait 46 % de la moyenne européenne en 2004, il en représente aujourd’hui 90 %. Il est plus élevé que celui du Portugal ou de l’Espagne.
De nombreux investissements ont lieu dans la cybersécurité à cause de la Russie. Le centre de cybersécurité a été créé en 2014 pour faire de la détection et de la prévention dans le domaine des attaques informatiques, afin de créer une résilience. On trouve aussi beaucoup d’initiatives privées en Lituanie, comme les Elfes lituaniens qui déconstruisent et expliquent les fake news, soutenus par de nombreux journalistes. La Lituanie a tiré des leçons de la guerre en Ukraine pour se préparer aux cyberattaques, qui sont déjà plus de 50 000 par an.
Pourriez-vous nous résumer les étapes importantes de la création de la Lituanie contemporaine ?
L’année 1918 marque la reconstruction du pays, qui retrouve sa souveraineté perdue au XVIIIe siècle. Cette première période d’indépendance illustre son retour sur la scène européenne avec de nombreux artistes, architectes et étudiants venant en Europe, notamment à Paris, pour s’inspirer.
Cela prend fin en 1940 avec l’occupation soviétique, qui s’accompagne de la déportation d’anciens ministres, de professeurs et de policiers dans une logique de soumission au régime soviétique. L’arrivée des Nazis résulte en une terrible occupation. En 1944, lorsque les Soviétiques reviennent après la guerre, une partie des Lituaniens fuit vers l’ouest pour échapper aux déportations (France, Allemagne, États-Unis). Une grande partie des Lituaniens a subi la déportation, comme mon grand-père. Il y a également le mouvement des partisans des frères des forêts, qui a combattu l’occupation pendant dix ans. On a d’abord espéré que l’Ouest aide à combattre l’Armée rouge, mais cela ne s’est pas fait. Cela explique l’attachement de la Lituanie au soutien à l’Ukraine, à la démocratie et à la liberté.
La seconde indépendance, en 1990, marque la volonté lituanienne de s’intégrer dans l’Union européenne et l’OTAN. Ce sentiment s’est renforcé avec l’invasion de l’Ukraine. La Lituanie retourne dans l’histoire européenne lorsque le référendum pour l’adhésion à l’Union européenne est approuvé à 93 % en 2003. Aujourd’hui encore, le projet européen est fortement soutenu. Beaucoup d’opposants biélorusses sont aidés en Lituanie dans leur combat pour la liberté. Vilnius est devenue une capitale des résistants contre les pouvoirs autocratiques en Russie et en Biélorussie.
Quels sont les rapports que la Lituanie entretient avec la France ?
Les relations avec la France sont étroites en raison d’une position commune sur de nombreux sujets, comme l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne ou l’aide militaire et humanitaire à l’Ukraine. La coopération fonctionne bien et le président lituanien a rencontré son homologue français pour la dernière fois en mars 2024. La Lituanie a alors acheté dix-huit canons Césars à la France pour renforcer la coopération dans la défense. Des soldats français sont aussi en Estonie, tandis que des avions protègent le ciel des pays baltes. Enfin, il y a une coopération entre les universités, les écoles, les étudiants et les hommes d’affaires.
Cette année a lieu la saison de la Lituanie en France. Il s’agit d’un projet important avec presque 300 événements culturels, dont les deux tiers se déroulent dans les régions. La Lituanie veut transmettre un message dans toute la France, et pas seulement dans la capitale. Cette formule innove en allant au-delà de l’art avec des débats et des discussions (sur l’Ukraine ou encore la Biélorussie). Des travaux de recherche sont effectués avec les think tanks comme l’IFRI et l’institut Jacques Delors. Des événements économiques mettent en valeur les innovations lituaniennes et ceux menés avec le CNRS cherchent à lutter contre le cancer. C’est un type de coopération qu’on veut pousser. La gastronomie lituanienne est aussi mise en avant : la semaine du 15 au 21 avril 2024, deux chefs lituaniens sont venus à Paris et à Tours pour présenter leur gastronomie. L’éducation et le sport sont aussi des pistes de coopération et de mise en valeur du pays, avec un projet de présentation de l’histoire de la Lituanie. Enfin, des coopérations entre les villes par le jumelage sont effectuées dans les régions de Champagne et de Normandie. Il y a une vraie volonté de coopération sur le long terme.
Les rapports entre la Lituanie et ses voisins
L’Estonie, la Lettonie et la Lituanie apparaissent comme trois États étroitement liés. Pouvez-vous nous expliquer comment la solidarité a pu s’exprimer entre ces États depuis le recouvrement de vos indépendances respectives ?
Il existe une solidarité entre les trois pays car nous avons un intérêt commun dans les domaines sécuritaires et économiques. Nous menons de nombreux projets dans les transports et l’énergie. Pour 2025, nous voulons nous déconnecter du réseau énergétique soviétique. Le projet Rail Baltica devrait aussi raccorder les pays baltes avec les États européens par le rail. La menace russe aide à créer cette unité. Cette coopération existe à tous les niveaux : présidents, premiers ministres, ministres, députés… En outre, des coopérations avec les pays scandinaves, comme le Nordic Baltic Eight, permettent de coordonner nos positions pour les conseils. Bien entendu, il subsiste des différences entre les États de la Baltique : l’histoire, la langue, les religions….
Malgré vos intégrations respectives dans l’Union européenne, des manifestations polonaises ont lieu à votre frontière. Est-ce que cela constitue un risque pour vos relations avec le gouvernement polonais ?
Non. La coopération est très bonne en raison des questions de sécurité liées au corridor de Suwałki (ndlr : corridor séparant la Lituanie de la Pologne et reliant l’oblast de Kaliningrad, qui appartient à la Russie). Les projets énergétiques et de transports entre la Pologne et la Lituanie font de la Pologne une fenêtre sur l’Europe pour la Lituanie.
Les manifestations agricoles sont à relativiser car elles ont pris fin. En Lituanie, il y a un consensus sur l’aide à l’Ukraine. Il n’y a donc pas de risque que de telles manifestations se tiennent en Lituanie. Les manifestations en Lituanie portaient sur des questions de financement du secteur, et non pas contre l’aide à l’Ukraine.
Depuis 2022, la guerre en Ukraine est devenue une guerre de haute intensité. Pensez-vous que le corridor de Suwałki constitue une menace pour l’Europe et votre propre pays ?
C’est une menace réelle car ce qui se passe en Ukraine aura des répercussions. Si Poutine n’est pas arrêté en Ukraine, il continuera. L’agressivité de la Russie concerne tous les pays, et pas seulement les États baltes. La sécurité de l’Ukraine est liée à l’Europe. C’est pour cela que la Lituanie est l’un des premiers pays à apporter son aide à l’Ukraine.
Le sommet de l’OTAN à Vilnius a été important pour la sécurité de la région. De nombreuses décisions pour renforcer la présence de l’OTAN y ont été prises. On est ainsi passé à 5 000 soldats pour protéger notre pays. Poutine ne comprend que les rapports de force, permis par la présence de l’OTAN : le corridor de Suwałki est maintenant largement surveillé. L’OTAN est ainsi bien préparée. Nous sommes passés d’une mission aérienne de surveillance à une mission de défense pour être en mesure répondre et non pas seulement de surveiller.
Comment les propos de Donald Trump sur l’OTAN ont-ils été perçus en Lituanie ?
Nous nous souvenons tous de son premier mandat, qui a finalement donné lieu à de nombreux engagements de l’administration américaine en Europe. 2,75 % du PIB lituanien étant destiné à la défense, il n’y a pas de pression. La hausse des financements est une bonne opportunité pour la défense de l’Europe. Donald Trump pousse ainsi vers une Union européenne de la défense.
Il ne faut pas faire de choix entre les Etats-Unis et l’Europe. Il faut être uni et garder l’OTAN comme base de la coopération entre les États-Unis et l’Europe. L’Europe est devenue plus forte dans cette organisation et peut prendre le leadership dans les questions de cybersécurité et de mobilité militaire. Mais il ne faut pas voir une concurrence entre l’OTAN et l’Union européenne.
Jugez-vous que le dialogue avec la Russie soit important pour sortir de la guerre en Ukraine ?
Non. Il est difficile de négocier avec Vladimir Poutine car le passé montre que la signature de Vladimir Poutine n’a pas de valeur. Il a menti sur ses plans quant à la guerre en Ukraine. Nous ne pouvons pas lui faire confiance.
Pensez-vous que la Biélorussie puisse devenir un intermédiaire entre les deux pays ?
Le régime d’Alexandre Loukachenko reste proche de Poutine et la Biélorussie devient une continuité de la Russie. Poutine a utilisé la Biélorussie pour attaquer les Ukrainiens, montrant que Loukachenko était totalement dépendant de la Russie. Mais il faut séparer les sociétés russes et biélorusses. Après les élections non-démocratiques de 2020, les grandes manifestations ont illustré les changements dans la société biélorusse, qui est européenne et démocratique.
Comment percevez-vous les changements de position du président français Emmanuel Macron quant à la guerre en Ukraine ?
Nous sommes très contents des positions de la France. Certaines propositions du président s’appuient sur le concept d’ambiguïté stratégique (ndlr : principe consistant à faire douter l’adversaire sur ses intentions afin de se garder une marge de manœuvre), qui est nécessaire dans cette guerre. Toutes les possibilités sont sur la table. C’est un très bon message pour l’intégration de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie dans l’Union européenne.
Les relations entre la Lituanie et la France
Les relations entre la Lituanie et la France sont-elles le fruit de l’intégration à l’Union européenne ou bien sont-elles issues de la volonté des deux États ?
Être dans l’Union européenne et l’OTAN crée des positions communes avec les pays tiers et renforce les coopérations inter-étatiques. L’Europe donne de grandes opportunités pour lier les citoyens. C’est la base du projet européen. Il est important de poursuivre cette coopération car le projet européen ne se cantonne pas à Bruxelles.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le « Jardin de la Lituanie » ?
C’est le premier lieu public dédié à la Lituanie à Paris. Lorsque j’ai pris mes fonctions, il n’y avait aucune place, ni aucune rue portant le nom de la Lituanie. J’ai alors cherché un lieu en lien avec la mairie de Paris et celle du XVIIe arrondissement. Le 12 mars 2024 a eu lieu l’ouverture du jardin avec Monsieur Gitanas Nauseda (Président de la Lituanie), Madame Anne Hidalgo (Maire de Paris) et Monsieur Geoffroy Boulard (Maire du XVIIe arrondissement). C’est un symbole d’espoir et de liberté, mais aussi un message très positif en Lituanie. Cela crée en effet une impression de proximité avec la France.
Le lieu est symboliquement important car il se situe juste à côté du bâtiment de l’ancienne ambassade lituanienne, d’avant l’occupation soviétique. Il a été saisi par les Soviétiques après la Seconde Guerre mondiale et n’a jamais été rendu. Pendant l’occupation, les Soviétiques s’y sont installés. Les diplomates lituaniens ayant donné les clés à la préfecture de Paris, le document de signature a permis d’envisager des négociations. Celles-ci ont abouti durant le mandat de Jacques Chirac, en 2001. La France a fourni une compensation financière à la Lituanie, qui nous a permis d’acheter la nouvelle ambassade. Il y a encore des symboles lituaniens sur la façade de l’ancienne ambassade. Le jardin, en face, constitue un message très fort.
Inauguration du Jardin de la Lituanie – Source : site du maire Geoffroy Boulard
De quelle façon l’ambassade de Lituanie en France pourra mettre votre pays en avant sur la scène nationale et internationale lors des Jeux olympiques de Paris 2024 ?
Nous travaillons à la préparation des Jeux olympiques. Le bâtiment de l’ambassade constituera la maison olympique de la Lituanie, dans laquelle des événements présenteront le sport. Ce sera un lieu très dynamique. L’attente est évidemment très forte quant aux victoires de la Lituanie durant les Jeux. Nous espérons notamment gagner des médailles en basket. Le dimanche 14 avril 2024, la Lituanie a battu le record du monde de lancer de disque, ce qui suscite aussi de nombreux espoirs. Enfin, nous espérons remporter les épreuves de natation et la nouvelle épreuve de breakdance, car l’actuelle championne du monde est lituanienne.
Il est toutefois difficile d’envisager la participation des athlètes russes et biélorusses. Comment faire du sport avec des soutiens de la guerre en Ukraine ? Cela remet en question les valeurs démocratiques de notre pays.
L’Union européenne
La guerre en Ukraine a relancé les débats autour de l’adhésion de nouveaux États. Y êtes-vous favorable ? Sous quelles modalités ?
Nous soutenons l’adhésion de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Géorgie et des Balkans occidentaux à l’Union européenne. Il ne faut pas de zone grise, à l’issue de la guerre en Ukraine, avec des États qui ne soient ni dans l’Union européenne ni en dehors. Nous devons créer un bloc fondé sur les valeurs démocratiques. L’intérêt géopolitique est clair mais il y a aussi des avantages à l’intégration de ces nouveaux pays : l’intégration a constitué un miracle pour le développement de la Lituanie. Cela donne aussi des opportunités aux pays membres, qui peuvent coopérer économiquement avec ces nouveaux partenaires.
Qu’apporte la Lituanie à l’Union européenne ?
La Lituanie mène une politique d’élargissement vers l’Est depuis vingt ans. La guerre a marqué un changement important dans la pensée européenne. La proposition lituanienne est maintenant acceptée par la majorité de ses membres.
La Lituanie est aussi un moteur sur les questions d’indépendance énergétique. Elle a été le premier pays à couper les approvisionnements énergétiques en provenance de la Russie. Cela a été très facile, grâce au terminal GNL de Klaipeda, d’obtenir des approvisionnements en provenance de la Suède et la Pologne. C’est d’autant plus important que Poutine utilise l’énergie comme arme géopolitique. Mettre fin à cette situation permettrait de créer une véritable indépendance aux régimes non-démocratiques.
La Lituanie est le pays le plus actif dans la défense des valeurs européennes : elle est à l’avant-garde de la défense de ces valeurs pour continuer à faire vivre le projet européen.
Quelles sont vos attentes quant aux prochaines élections européennes ?
La question de la participation sont très importantes pour nous. En Lituanie, les élections européennes se tiennent normalement en même temps que les élections présidentielles, mais pas cette fois. Il n’y a pas de parti d’extrême-gauche ou d’extrême-droite qui remette en question l’adhésion à l’Europe. Le consensus est donc unanime.
Êtes-vous inquiet de la montée des partis eurosceptiques au sein de certains États européens ?
En Lituanie, il est difficile de comprendre cette montée de l’euroscepticisme car il y a de nombreux avantages à être dans l’Union européenne. Elle permet de renforcer les liens entre les pays. Le fait que l’on soit plus optimiste sur l’Europe vient de notre histoire et de notre expérience avec la Russie.
L’association Classe Internationale remercie son Excellence Nerijus Aleksiejūnas, ambassadeur de Lituanie, pour le temps accordé pour cet entretien. Il est rappelé que l’ambassadeur s’est exprimé au nom de la Lituanie et non pas de l’association. Entretien réalisé le lundi 15 avril 2024.
Par Loïc ANTOINE
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