Que se passe-t-il en Turquie?

Que se passe-t-il en Turquie?

Afin de prolonger nos premiers compte-rendus sur la contestation en Turquie, nous vous proposons un second article, cette fois intitulé : « Que se passe-t-il en Turquie?« . Vous y trouverez des bilans et des perspectives sur les jeux de pouvoir au sein de l’AKP, l’influence du mouvement de Fetullah Gülen sur la vie politique turque et l’avenir politique de la contestation. Vous pourrez également lire en fin d’article, quatre extraits de témoignages rédigés par des turcs. Certains sont pragmatiques, revendicatifs, poignants tandis que d’autres seraient presque comiques; quoiqu’il en soit, tous valent la peine d’être lus. Pour une introduction à ce nouvel article, vous pouvez consulter :  Que se passe-t-il à Istanbul? .

 

Le point sur les événements en Turquie.

La ferveur de la contestation ne s’essouffle pas et les manifestants sont toujours présents en nombre dans les rues de Turquie. On observe au moins à Istanbul, une relative pacification des relations entre manifestants et policiers. Il semblerait pour l’instant que le mouvement échappe au piège de la radicalisation violente. Cependant, le bilan des victimes et des blessés s’est alourdi dans toute la Turquie, renforcé en cela par des décès indirectement liés aux événements comme cette vague de suicides parmi les fonctionnaires de police[1]. Marion F. journaliste à Istanbul et partenaire de Classe Internationale vous propose un diaporama photo agrémenté d’interviews et d’enregistrements qui rendent compte de l’ambiance qui règne à Taksim.

L’évolution de la position du gouvernement.

Détruire le parc pour en reconstruire un autre, y bâtir un centre commercial ou une mosquée, raser l’Atatürk Kültur Merkezi, condamner les manifestants tout en s’excusant, la confusion est totale tant les déclarations se sont contredites jours après jours. Elle montre à quel point le gouvernement turc n’avait pas prévu qu’une minuscule préoccupation écologique puisse trouver autant d’écho dans le mécontentement ambiant.

Depuis son retour de Maghreb, R.T. Erdoğan multiplie les meetings et montre sa force, non seulement aux manifestants mais à tous ceux qui estiment que sa popularité est entamée. Acclamé lors d’une de ces tournées marathon dans les villes de Turquie, auxquelles le premier ministre turc est habitué, ce dernier a réitéré sa détermination face à la contestation.

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Recep Tayyip Erdoğan, de retour de sa visite officielle au Maghreb, s’adresse à ses partisans. 

Peut-on déjà envisager les conséquences politiques de ces événements ?

Recep Tayyip Erdoğan est clairement affaibli sans toutefois perdre sa position d’homme le plus populaire de Turquie[2]. Des membres de l’AKP et du gouvernement se sont déjà montrés par le passé, irrités par le caractère hyperactif et parfois autoritaire du premier ministre[3]. Ainsi, on se demande si la direction de l’AKP fera le choix de présenter R.T. Erdoğan comme candidat aux élections présidentielles de 2014 qui scelleront l’avènement d’un régime présidentiel en Turquie. Abdullah Gül, le président actuel est une figure plus consensuelle de l’AKP, qui pourrait bien porter les couleurs du parti en 2014l[4] [5].

D’autre part, Fetullah Gülen[6], Imam extrêmement influent en Turquie, porteur d’une version de l’Islam qui se veut progressiste et humaniste a lui-même appelé à « ne pas sous-estimer » la contestation en Turquie[7]. Notons que le mouvement Gülen est particulièrement présent et influent au sein de la police turque.

Il est pour l’instant peu probable que l’AKP puisse perdre les prochaines élections, rien n’est cependant acquis et la contestation qui entame sa troisième semaine, ne semble pas encore s’essouffler. La vie politique turque est imprévisible, Occupy Gezi en est l’exemple le plus flagrant, inattendu et soudain, le mouvement a surpris même les chercheurs les plus chevronnés[8].

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Fetullah Gülen et Recep Tayyip Erdogan

Prise de conscience et pérennité du mouvement

Les manifestants ont été les premiers surpris de l’ampleur qu’a pris la contestation en Turquie, mais aussi à l’international. Beaucoup de mécontents du gouvernements pensent que le déclin de l’hégémonie AKPiste sur la vie politique turque a débuté. Dans les rangs de l’AKP, des interviews montrent que certains électeurs pourraient reconsidérer leurs positions lors du prochain scrutin[9].

Pourtant, la plupart déplorent également ne  se reconnaître dans aucune des autres formations politiques. Le CHP, bien qu’ayant entamé une timide réforme sous l’égide Kiliçdaroğlu reste sujet à des luttes internes et est très critiqué; second parti de Turquie, il rassemble surtout par défaut ceux qui ne voteront jamais pour l’AKP et parvient à survivre en se protégeant derrière la figure symbolique de Mustafa Kemal. Le DSP, parti de l’ancien président Bülent Ecevit est désormais quasi-inexistant et ne possède plus aucun siège au parlement, tout au plus quelques municipalités. Le BDP, (environ 6% de l’électorat) reste identifié comme un parti kurde pour les kurdes et ne parvient pas à s’imposer en tant que parti national. Le MHP enfin, regroupe les sulfureux néo-nationalistes, déçus du CHP, de tendance presque jacobine; ils effrayent la plupart des électeurs.

L’AKP a donc peu de concurrents institutionnels sérieux. C’est d’ailleurs l’un des facteurs explicatifs de ce soulèvement si hétéroclite qui échappe du même coup et pour l’instant, à la récupération par les partis traditionnels.

Toujours est-il que ces événements prouvent au-delà de l’existence, la puissance d’une société civile nouvelle qui réclame maintenant autre chose que du mieux-être économique. Les manifestants demandent plus de libertés et surtout de concertation et de représentativité. Un pan entier de la Turquie se sent délaissé et menacé par la « majorité silencieuse » qui constitue le poids politique d’Erdoğan[10].

La contestation pourrait se pérenniser puisque les vacances approchent, permettant aux étudiants qui forment le gros des manifestants de s’impliquer davantage dans le mouvement. De plus le projet immobilier qui remplacerait le parc Gezi est toujours sur les rails tandis que le gouvernement et les manifestants l’ont érigé en symbole. Rien ne pourra donc s’y passer dans le calme puisque toute volonté de concession ou de compromis sera d’emblée définie comme un aveu de faiblesse.

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(Dimanche soir) Deux semaines plus tard, Taksim ne désemplit pas.

Ce mouvement peut-il se concevoir comme le refus d’une islamisation de la Turquie par l’AKP ?

Certains observateurs ont développé cet axe pour expliquer les événements actuels. Les lois restreignant la consommation d’alcool dans l’espace public qui ont été votées dernièrement ou le projet de construire une mosquée dont les minarets seraient les plus hauts du monde à Istanbul sont évoqués et contestés lors des rassemblements[11]. Toutefois ne perdons pas de vue que cette explosion de mécontentement  a pour étincelle un projet d’urbanisme et que la Turquie est peuplée à 99% de gens se définissant comme musulmans[12].  Le problème vient peut-être des grilles de lectures européennes qui transposent là leurs crispations sociétales, élevées pour l’occasion au rang d’analyses. Il faut savoir qu’en Turquie, il est commun de sincèrement se définir comme musulman, en faisant fi des interdits alimentaires voire en étant agnostique.  Il n’est en fait, pas plus question d’Islam que de conservatisme et d’autoritarisme. La société turque fait cette distinction entre la défense d’une société laïque et l’athéisme d’Etat militant qui séduit actuellement l’électorat français. L’imam Fetullah Gülen par exemple, dont la foi en l’Islam ne saurait être contestée se prononce lui-même pour une société laïque.

Paroles de turcs :

S. franco-turc étudiant en France, plutôt favorable à l’AKP livre son analyse des émeutes en Turquie :  « Dorénavant, l’opposition mène une guerre non pas contre la destruction du parc mais pour le renversement du gouvernement élu démocratiquement Jusqu’à maintenant, plus d’une centaine de véhicules particuliers, policiers, transports en commun ont été incendiés, de nombreuses boutiques, magasins, et automates ont été dépouillés, les lieux de cultes salis avec des graffitis… Montant des dégâts : 33 milliards $ (si l’on prend aussi en compte la chute de la bourse). »

 

H. jeune diplômé vivant à Istanbul, social-démocrate, raconte les premiers jours de confrontation entre la police et les manifestants sur la place Taksim : « Taksim square has four ways to enter, and they were all blocked. We were trapped and the lucky ones got into hotels or cafes on the square. I’ve experienced tear gas before, but the one I had yesterday was something different.[…] He (Erdogan) has a superior ego, he will never step back, he is not listening to anyone but the USA. He says the people out there in the streets are not citizens but agitators. He says they’ll destroy the park and build a shopping mall anyway. Yes, we won yesterday. But it’s not enough. It’s not about the park anymore. It’s huge. We want this government to go down. »

T. raconte son expérience des émeutes  près du palais de Dolmabhaçe à Besiktas, où les incidents ont été  parmi les plus violents : « I saw someone crawling in the middle of all the smoke and water, raising his only functional arm to stop the Robocop aiming at him.[…] I walked through the scared faces in Akaretler Hill. People who had heard about the atrocities down in Besiktas, had built barricades. They poured milk in our palms and sprayed our faces with talcid mix, this offered temporary relief as we walked up the hill. Holding on to the sidewalks for support, I made it to Nisantasi…

I was lucky…dislocated arms…broken legs…bleeding heads…people taking off and ripping their T-shirts that were wet and exposed to gas at the same time so they were getting skin burns .I came home and gained my sight back, I went into the shower…I wish I hadn’t. My body smoked, my eyes and my lungs quit on me again, I was roasting… I am in my bed again and I am still burning. I have to take another shower but I am scared. What if I smoke again? It’s like if we were walking gas shells.

C. Etudiante à Istanbul : « There were prostitutes opening their houses and sharing foods and medical supplies on the first night, when huge violent attacks came. Since then, many people are careful, they no longer use “Bitch” as an insult. »


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