Bénin : crise de complotite aiguë à Cotonou, les dérives de l’élève modèle d’Afrique de l’Ouest.
La cour d’appel de Paris a rejeté le 4 décembre 2013 la demande d’extradition d’un homme d’affaire béninois, Patrice Talon, accusé d’être le commanditaire d’un complot visant le président Boni Yayi. La veille, c’est le juge Angelo Houssou, chargé de l’affaire, qui a demandé l’asile politique aux États-Unis. Que se passe-t-il dans ce petit pays d’Afrique de l’Ouest ?
De l’« enfant malade » à l’élève modèle, la trajectoire singulière du Bénin
Le Bénin est un petit pays d’Afrique de l’Ouest. De forme longue, il s’étend sur 670km pour couvrir une superficie d’environ 112 600 km². Entouré par le Togo à l’Ouest, le Burkina Faso, le Niger au Nord et le Nigeria à l’Est, le Bénin compte environ 10 millions d’habitants. Ancienne colonie française, le Dahomey a accédé à l’indépendance le 1er août 1960 comme la majeure partie des colonies françaises d’Afrique et a pris le nom de République populaire du Bénin en 1975.
Surnommé l’« enfant malade de l’Afrique », le Bénin a connu une forte instabilité politique durant les vingt premières années de son indépendance. Ce pays semblait alors spécialisé dans les coups d’État comme en témoigne la valse des gouvernements et des présidents (14 chefs d’États en douze ans, certains ne restant pas plus de trois jours au pouvoir), qui ont entraîné des régimes politiques tous plus originaux les uns que les autres.
Arrivé au pouvoir par un coup d’État, Mathieu Kérékou a instauré une dictature d’inspiration marxiste-léniniste en 1972 et est resté au pouvoir jusqu’en 1991. Kérékou est surnommé le « Président caméléon », du fait de sa conversion au multipartisme et à la démocratie libérale au tournant des années 1990. En février 1990 le Bénin a organisé une Conférence des Forces Vives de la Nation à Cotonou chargée de rédiger une nouvelle Constitution. Le Bénin a été ainsi le premier pays africain à initier le tournant démocratique qui a soufflé sur l’ensemble de l’Ouest africain avec des résultats très contrastés selon les États. Mené par Mgr Isidore de Souza qui est parvenu à convaincre le Président Kérékou de mener le processus de démocratisation jusqu’à son terme, la Conférence a fait des émules en Afrique de l’Ouest. Dans le contexte euphorique de la chute du mur de Berlin, François Mitterrand a prononcé à La Baule en juin 1990 un discours resté célèbre dans lequel il a appelé au multipartisme, au respect des droits de l’homme et des principes démocratiques en Afrique, « Lorsque je dis démocratie, […] j’ai naturellement un schéma tout prêt : système représentatif, élections libres, multipartisme, liberté de la presse, indépendance de la magistrature, refus de la censure ». Les conférences nationales se sont multipliées dans les pays d’Afrique de l’Ouest réunissant les forces d’oppositions aux nombreux régimes dictatoriaux ; le discours de François Mitterrand à La Baule a fait référence à ces conférences : « S’il y a contestation dans tel État particulier, eh bien ! Que les dirigeants de ces pays en débattent avec leurs citoyens ».
Depuis, le Bénin fait figure d’élève modèle de la région, ayant réussi une transition démocratique pacifique et sans effusion de sang. Que de chemin parcouru pour « l’enfant malade de l’Afrique » ! Toutefois le passage à la démocratie ne se fait pas sans encombres [1] (corruption, népotisme, clientélisme persistant) et certains paradoxes, ainsi Kérékou revient à la présidence de 1996 à 2006. En 2006, ni Mathieu Kérékou ni Nicéphore Soglo (fidèle parmi les fidèles de Kérékou et président de 1991 à 1996) ne se présentent à la présidentielle, le jeu politique est donc réellement ouvert.
La crise de paranoïa du président Boni Yayi
Thomas Boni Yayi a été élu président sur la promesse du « changement » avec 75% des voix au second tour face à Adrien Houngbédji. Il a été réélu avec 53% des voix en mars 2011 sur le thème de la « refondation » (preuve de l’échec du « changement » [2]). Houngbédji, candidat malheureux, a contesté les résultats devant la Cour constitutionnelle mais n’a pas obtenu gain de cause [3]. Porteur d’espoirs Boni Yayi déçoit vite, et dès la fin de son premier mandat des scandales politico-financiers ont éclaté, les relations dans l’entourage présidentiel se sont dégradées, les mauvais résultats économiques et les catastrophes naturelles n’arrangeant en rien la situation. Boni Yayi conserve une popularité importante et pour celui qui fut président de l’Union africaine de février 2012 à janvier 2013 l’impossibilité constitutionnelle d’envisager un troisième mandat semble très préoccupante. Dans ce contexte tendu, les accusations de complots pleuvent et à Cotonou les Béninois hésitent « entre stupéfaction, incrédulité et indifférence » selon La Nouvelle Tribune [4].
En effet, le président Boni Yayi affirme avoir été victime d’un complot déjoué in extremis lors d’un déplacement à Bruxelles fin octobre 2012. Ce complot aurait consisté à empoisonner Boni Yayi en substituant ses médicaments par des substances toxiques. La présidence a accusé nommément un commanditaire présumé : Patrice Talon. P. Talon est un riche homme d’affaire ayant fait fortune dans les secteurs-clé de l’économie nationale : le coton et le port de Cotonou. L’arrestation d’un proche de Boni Yayi a surpris, Talon ayant participé au financement des campagnes électorales de Boni Yayi. Ont été également arrêtés ou visés par des mandats d’arrêt : Olivier Boko (un proche de Talon), le docteur Cissé, médecin personnel de Boni Yayi, la nièce du président Zoubérath Kora, sa gouvernante et un ancien ministre de Boni Yayi, Moudjaïdou Soumanou. Ces protagonistes ont tous bénéficié d’un non-lieu général, confirmé par la cour d’appel de Cotonou, mais ils sont toujours maintenus en détention car le président se pourvoit en cassation. Le Bénin a émis un mandat d’arrêt international à l’encontre de Talon réfugié en exil en France ; celui-ci a été arrêté à son domicile parisien puis relâché. Il a surtout bénéficié depuis le 4 décembre 2013 d’un refus de la cour d’appel de Paris quant à la demande d’extradition le concernant [5].
De plus, le 3 décembre est arrivé aux États-Unis un juge béninois de renom, Angelo Houssou, chargé de l’affaire Talon, le même qui a prononcé le non-lieu général pour les cinq accusés précédemment cités. Il y a demandé l’asile politique après un voyage rocambolesque qui l’aurait emmené de Cotonou à Accra en passant par Lomé, usant même d’une pirogue selon les méthodes des contrebandiers. Le fait que les États-Unis aient laissé le juge atterrir sur leur territoire et y demander l’asile politique en dit long sur le crédit qu’accorde Washington aux accusations de complot de la part de Cotonou. Houssou avait déjà tenté de fuir le pays en mai 2013 [6], mais Boni Yayi avait alors personnellement porté plainte auprès de la Cour Suprême pour le motif suivant : Angelo Houssou n’a pas prévenu ni obtenu d’autorisation de la part de ses supérieurs hiérarchiques (Boni Yayi). En réalité aucune législation n’oblige le juge à suivre une telle procédure.
La situation au Bénin est tendue à bien des égards. Beaucoup soupçonnent Boni Yayi de vouloir tout bonnement s’accaparer le pouvoir et ainsi torpiller l’expérience démocratique béninoise. D’autres l’accusent de vouloir se représenter en 2016 alors que la Constitution du 11 décembre 1990 (issue de la fameuse Conférence) limite le nombre de mandats présidentiels à deux.
Le pouvoir exécutif semble en effet glisser vers l’autoritarisme et la multiplication des complots supposés est révélatrice de ce durcissement du régime. En effet la prolifération soudaine de complots visant la sécurité de l’État est un indicateur de la volonté du pouvoir de se maintenir en dépit des règles démocratiques. Comme le formule le journaliste béninois Francis Kpatindé et rédacteur en chef de Jeune Afrique : « la complotite est en phase de pandémie » [7]. En effet, plusieurs rumeurs affirment que Boni Yayi serait en danger, un drone aurait visé l’avion présidentiel, les analgésiques du président auraient été remplacés par des substances radioactives. Dès fin août 2012 le ministre de l’Intérieur annonçait qu’un complot contre l’État était en cours. Signe de cette paranoïa, la route qui longe la façade maritime du palais présidentiel de la Marina est interdite à la circulation de 19 heures jusqu’à l’aube.
Une dérive autocratique aggravant une situation déjà difficile pour la société civile béninoise
La société civile est victime de cette dérive autoritaire. En premier lieu sont visés les journalistes et le monde syndical. Le 17 octobre, le jour même où le mandat d’arrêt international contre Patrice Talon fut émis par Cotonou, Pascal Todjinou, un syndicaliste béninois très célèbre, est arrêté pour une histoire d’assurance et d’accident de la route. Il ne sera libéré que le 22 octobre suite à une mobilisation. Les journalistes sont de plus en plus visés par le pouvoir ; d’ailleurs le classement 2013 de Reporters Sans Frontières place le Bénin au 79e rang mondial en matière de liberté de la presse [8], soit loin derrière ses voisins du nord, le Niger (43e), le Burkina Faso (46e), mais quasiment au même niveau que le Togo (83e) et devant le Nigeria (115e). Les observateurs s’accordent pour dire que les pressions se sont intensifiées depuis 2006 et que l’accès à l’information est depuis plus difficile. Les conditions de travail pour les journalistes se dégradent et la machine judiciaire participe à la mise au pas des journalistes indépendants. Ainsi la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication (HAAC) a exigé la fermeture d’une émission télévisée (« Bonjour citoyen ») et d’un journal (Le Béninois Libéré), coupables de s’être montrés trop critiques vis-à-vis du pouvoir. Les observateurs constatent le développement de l’autocensure et un changement de ton dans le monde médiatique béninois, le journaliste Francis Kpatindé écrit dans La Nouvelle Tribune « Journaux, radios et télévisions ont perdu cette impertinence gouailleuse qui faisait l’admiration des Nigériens, des Sénégalais et autres Ghanéens, propulsés, depuis, sur les premières marches au podium d’honneur » [9].
Dernier événement en date, lundi 10 décembre Martin Assogba président de l’Alcrer (Association de lutte contre le racisme, l’ethnocentrisme et le régionalisme) a été victime d’une tentative d’assassinat [10]. Martin Assogba est aujourd’hui en France afin d’être opéré et ses jours ne sont pas en danger. Sans pouvoir relier cette affaire au pouvoir, cette tentative de meurtre dirigé contre ce célèbre militant des droits de l’homme témoigne d’une dégradation de la situation au Bénin.
Face à cette aggravation des tensions, les intellectuels de la diaspora lancent un « Appel à l’apaisement de climat sociopolitique » en octobre 2013, espérant ainsi un sursaut citoyen qui permettrait au Bénin de retrouver sa sérénité. Mais face à l’intransigeance du pouvoir exécutif, sa dérive autoritaire et paranoïaque conjuguée à une situation économique confrontée à de sérieux défis, la situation actuelle au Bénin ne semble pas se diriger vers l’apaisement.
En effet le pays a été victime de terribles inondations en octobre 2012 (au même moment où éclataient les complots supposés) qui ont provoqué une cinquantaine de morts, des centaines de milliers de sinistrés et des dégâts matériels conséquents. Le Bénin est ainsi affaibli par les catastrophes naturelles qui ont fortement endommagé son agriculture et son élevage. De plus, l’économie du Bénin repose essentiellement sur l’activité du port de Cotonou, or ce dernier voit une chute de son activité laissant présager des conséquences dramatiques (baisse des recettes fiscales, chômage…). Le programme d’aide américain le Millenium Challenge Account finance le projet de modernisation du port à hauteur de 180 millions de dollars. Cependant, l’ambassade américaine a dénoncé la mauvaise gestion du port [11] et face aux affaires de corruption a décidé le 16 décembre 2013 de suspendre son aide pour le premier semestre de l’année 2014 [12]. Dans son classement pour l’année 2013, l’ONG Transparency International a placé le Bénin au 94e rang mondial (sur 175 pays) de l’indice de perception de la corruption.
Boni Yayi et son entourage sont soupçonnés d’être mêlés à des affaires de corruption concernant le port mais également à une affaire d’escroquerie ayant provoqué la ruine de milliers de petits épargnants. Le scandale ICC Service fait référence aux activités illégales d’une ONG initialement à but non lucratif créée en 2006. ICC Service finançait des centres de santé et des forages de puits, puis se lança illégalement dans la collecte et la rémunération de l’épargne allant jusqu’à afficher des taux d’intérêt de 200%. En réalité l’affaire est une vaste escroquerie sur le modèle de la pyramide de Ponzi. Cette affaire Madoff version béninoise a provoqué la ruine de milliers d’emprunteurs et la perte de 100 milliards de francs CFA [13]. On reproche au pouvoir d’avoir ignoré les avertissements de la BCEAO[14] et d’avoir laissé-faire, certains noms de l’entourage présidentiel, de ministres, hauts-fonctionnaires et le président lui-même apparaissent dans les dossiers. Dans ce climat de haute tension des têtes sont tombées. Ainsi, Boni Yayi a lâché son ministre de l’Intérieur Armand Zinzindohoué le 8 juillet 2010, qui a rejoint un groupe d’opposition (L’Union fait la nation) et a accusé le président dans l’affaire ICC Service. L’étau s’est resserré autour de Boni Yayi, et le 30 juillet 2011, 50 députés (sur 83) demandent à ce que le président soit traduit devant la Haute Cour de justice pour « forfaiture et parjure ».
Accusé de corruption, arrivant au terme de son dernier mandat (si la Constitution est respectée) dans une situation économique désastreuse, on comprend mieux les origines de ce raidissement du régime de Boni Yayi. Confronté à de mauvais résultats, menacé par des enquêtes pour corruption et privé de la perspective de prolonger son mandat présidentiel, Boni Yayi semble aux abois. De plus, les revers qu’il vient d’essuyer en l’espace de deux jours de ce mois de décembre (la fuite du juge Houssou et le rejet de la demande d’extradition de Talon par Paris) risque d’alimenter encore davantage la paranoïa de l’Exécutif béninois. Tout l’enjeu sera d’observer les capacités d’action et de mobilisation de la société civile béninoise si la dérive autoritaire du régime venait à se poursuivre et à se durcir. Comment réagira alors cet « élève-modèle » de l’Afrique de l’Ouest ? Fort de son expérience démocratique inédite, saura-t-il résister à la dérive autocratique ?
Nicolas SAUVAIN – HOVNANIAN
[1] « A propos du Bénin » Le PNUD au Bénin, http://www.undp.org/content/benin/fr/home/countryinfo/
[2] Christian Tchanou, « Yaya Boni et la manie des concepts », La Nouvelle Tribune, Cotonou, 21 juin 2011, disponible sur http://www.courrierinternational.com/article/2011/06/21/yayi-boni-et-la-manie-des-concepts consulté le 4 décembre 2013.
[3] « Réélection contestée du président Yayi », Le Potentiel, 23 mars 2011, disponible sur http://www.courrierinternational.com/breve/2011/03/23/reelection-contestee-du-president-yayi consulté le 4décembre 2013.
[4] Camille Segnigbindé « Supposée tentative d’assassinat du chef de l’Etat : les Béninois entre stupéfaction, incrédulité et indifférence » La Nouvelle Tribune, Cotonou, publié le 24 octobre 2012, disponible sur http://www.lanouvelletribune.info/index.php/actualite/une/12550-affaire-empoisonnement-stupefaction-indifference consulté le 5 décembre 2013.
[5] « La justice française s’oppose à l’extradition au Bénin de Patrice Talon », Le Monde.fr avec AFP le 04.12.2013.
[6] Sékodo “Bénin : Boni Yayi porte plainte contre le juge Houssou” disponible sur http://www.koaci.com/articles-87487 consulté le 5décembre 2013.
[7] Francis Kpatindé « Une démocratie qui part en vrille », Afriquinfos, 15 novembre 2012 disponible sur http://www.courrierinternational.com/article/2012/11/15/une-democratie-qui-part-en-vrille consulté le 4 décembre 2013.
[8] Marcel Zoumènou « La liberté de la presse en pleine dégringolade », La Nouvelle Tribune, Cotonou, publié le 3 mars 2013, disponible sur http://www.courrierinternational.com/article/2013/05/03/la-liberte-de-la-presse-en-pleine-degringolade consulté le 4 décembre 2013.
[9] Francis Kpatindé « Une démocratie qui part en vrille », Afriquinfos, 15 novembre 2012 disponible sur http://www.courrierinternational.com/article/2012/11/15/une-democratie-qui-part-en-vrille consulté le 4 décembre 2013.
[10] « Bénin : des arrestations après l’agression d’un militant des droits de l’homme » RFI publié le 13 décembre 2013, disponible sur http://www.rfi.fr/afrique/20131213-benin-arrestations-apres-agression-militant-droits-homme consulté le 16 décembre 2013.
[11] Jérôme Carlos, « Misère, complots et corruption : un pays en alerte », La Nouvelle Tribune, Cotonou, 26 octobre 2012, disponible sur http://www.courrierinternational.com/article/2012/10/26/misere-complots-et-corruption-un-pays-en-alerte consulté le 4 décembre 2013.
[12] « La corruption fait perdre au Bénin une aide américaine au développement » RFI publié le 13 décembre 2013 disponible sur http://www.rfi.fr/afrique/20131216-benin-corruption-mcc-aide-developpement-supprimee-cotonou consulté le 16 décembre 2013.
[13] « Le scandale d’ICC Services continue de secouer la classe politique béninoise » RFI publié le 2 août 2010 disponible sur http://www.rfi.fr/afrique/20100802-le-scandale-icc-services-continue-secouer-classe-politique-beninoise consulté le 5 décembre 2013.
[14] Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest
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