Les manifestations du 1er mai à Istanbul : l’impossible Taksim
Alors que le monde entier célèbre le travail ce 1er mai, les festivités ont été gâchées à Istanbul par l’interdiction faite aux manifestants de se rendre sur la symbolique place Taksim, théâtre des longs affrontements de 2013. Historiquement, la place Taksim joue un rôle central dans la pensée politique et syndicale turque. Située dans la partie neuve de la rive européenne, elle est devenue depuis le début des années 1970, le point de convergence des principales manifestations d’Istanbul. Les stambouliotes sont d’autant plus attachés à cette place pour les défilés de la fête du travail que le 1er mai 1977, un forcené, pour des raisons inconnues, tire sur l’immense foule rassemblée à Taksim provoquant un mouvement de panique et faisant près de 39 victimes (1). Avec les différents coups d’Etat militaire, les rassemblements massifs s’y font de plus en plus rares.
En 2009, Erdoğan, alors premier ministre décide de ré-autoriser les manifestations sur la place Taksim et rend à nouveau férié le 1er mai. Mais la promesse ne dure qu’un temps, les événements du parc Gezi forçant le gouvernement AKP à imposer une nouvelle interdiction dès 2013 officiellement pour des “raisons de sécurité” (2). L’an dernier, de nombreux incidents avaient émaillé les différents défilés pour un bilan officiel de près de 90 blessés et de 142 interpellations.
Cette année, le 1er mai prenait une saveur particulière dans un contexte politique tendu. En effet, le Parlement turc a récemment adopté une loi dite de « sécurité intérieure » élargissant les pouvoirs de la police. Ainsi, pour cette année, le gouvernement avait lancé un signal fort à l’encontre des manifestants mobilisant plusieurs milliers de policiers. De plus, les élections législatives du 7 juin prochain apparaissent comme un véritable test pour Erdoğan qui souhaite réformer la constitution à son avantage en présidentialisant le régime turc. Ces derniers jours, les manifestations avaient pris une tournure plus politique encore avec la relaxe prononcée par les tribunaux turcs à l’encontre de 26 anciens membres de Taksim Solidarité (3), accusés d’avoir participé au soulèvement de 2013. Avocats, ingénieurs ou encore médecins, ces derniers avaient été plusieurs fois reconnus coupables pour “rassemblement illégal” et “conspiration”. Cet acquittement final représente un sérieux désaveu pour Erdoğan qui les avaient à l’époque qualifiés de “terroristes” et de “vandales”.
Classe Internationale vous raconte de l’intérieur la manifestation et la mobilisation policière.
Les barrières de sécurité ont été mises en place dès mercredi soir et ont fleuri peu à peu dans les quartiers avoisinant Taksim. La circulation se fait déjà plus difficile et les barrières ne sont ouvertes que sur des espaces spécifiques correspondants aux passages piétons ou aux arrêts de bus. Tous les Turcs rencontrés s’attendent à des manifestations massives et redoutent une répression brutale. Ainsi, le Consulat français appelle ses ressortissants à la plus grande prudence autour de la place et dans le bas du quartier de Galatasaray.
Le 1er mai au matin, les rues sont étonnamment désertes. La circulation a été interdite sur une large partie des quartiers menant à Taksim. Les transports en commun, bus, tramway et métro, ont aussi été interrompus, parfois sur des simples tronçons, parfois complètement. Tout est fait pour empêcher les manifestants de converger vers la place symbolique. D’ailleurs, beaucoup de bus ont été réquisitionnés par la police et servent désormais de camps de repos et de cantine pour les forces de l’ordre mobilisées.
La ville, bruyante du fait de sa circulation incessante, semble ainsi complètement éteinte. Peu de Turcs semblent oser s’aventurer dehors et je ne rencontre presque personne pendant mon parcours dans les rues. Seuls quelques touristes perdus cherchent leur chemin pour rejoindre les musées de la vieille ville et retrouver une ambiance plus festive. Les musées, restaurants et autres lieux touristiques de cette partie de la ville ont également tous laissé leur grille close en ce 1er mai, fait relativement rare. Peut-être pour la première fois de mon arrivée en Turquie, je me retrouve, à certains moments, complètement seul dans certains quartiers. Toutes les avenues, rues et ruelles menant à la place Taksim et à l’avenue Istiklal sont bloquées par des barrières et bien gardées par un important dispositif policier. La place Taksim, que l’on aperçoit au loin, semble bien vide malgré une présence massive de CRS et de quelques chaînes de télévision. Alors que je prends des photos, un policier m’informe que je suis en « police zone » et que je dois partir.
Faute de rassemblement massif possible à Taksim, plusieurs cortèges s’organisent simultanément dans les quartiers voisins de Şişli, Beşıktaş ou encore Okmeydanı.
Je décide de me rendre au rassemblement de Beşiktaş, le plus accessible depuis chez moi. Ce quartier atypique, contrôlé par les supporters du club de football du même nom, reste un bastion anti-Erdoğan. Sur le chemin qui longe le Palais de Dolmabahçe, je croise, là encore, beaucoup de touristes perdus, questionnant les policiers et cherchant sur leur carte le moyen le plus rapide de sortir des quartiers fermés. Comme beaucoup, ils ne s’attendaient pas à un tel dispositif de sécurité. La route, d’habitude si embouteillée, brille désormais par son silence. L’hélicoptère de la police qui tournoie dans les airs m’indique que j’approche du but. Toutes les rues que je croise sont solidement protégées par plusieurs agents de police qui semblent tuer le temps comme ils peuvent. A 12h, l’appel à la prière des mosquées du quartier vient briser ce silence glacial.
Ici, les manifestants ont choisi de se rassembler le long du boulevard Barbaros qui a l’avantage d’être situé à proximité du centre escarpé de Beşiktaş dans lequel la police ne peut intervenir que difficilement. La foule ainsi amassée semble donc disposer d’un avantage lié à leur connaissance du terrain. D’ailleurs, le gros du cortège ne se situe pas directement sur le boulevard mais sur la petite place voisine, plus facilement évacuable à travers les dédales du cœur de Beşiktaş. Les manifestants craignent en effet d’être encerclés en restant sur le boulevard. L’ambiance sur place est alors assez calme et joviale. Les drapeaux des différents syndicats et partis politiques se mélangent dans la foule. Le rassemblement n’est pas homogène, les drapeaux anarchistes, côtoyant les drapeaux du DHP (Parti Démocratique du Peuple, centre gauche), de la cause LGBT ou encore ceux de militants pro-palestiniens. Ainsi, le mouvement apparaît ici comme acéphale, à l’image des grandes mobilisations de 2013. Les slogans résonnent dans la foule sans aucune coordination apparente même si des « Everywhere is Taksim, everywhere is resistance » sont scandés très régulièrement. Ces chants s’affichent comme des provocations claires à l’égard des interdictions proclamées par le gouvernement Davutoğlu. Plusieurs manifestants, les plus radicaux, arborent cependant des tenues témoignant clairement de leurs intentions (masques à gaz, casques, foulards sur le nez, masques d’Anonymous).
En face d’eux, le gros millier de manifestants a affaire à une centaine de CRS, bien équipés et dotés de deux véhicules anti-émeutes lanceur d’eau. A leur côté, plusieurs dizaines de policiers en civils, reconnaissables à leur talkie-walkie, leur masque à gaz et à leur matraque dépassant de leur sac.
Les journalistes présents semblent être, eux aussi, préparés à une charge de CRS puisque la plupart sont équipés de casques de chantiers et de masques à gaz. Ils semblent attendre l’affrontement et se déplacent aisément dans le cortège tout au long de l’après-midi. Un nouvel appel à la prière est cette fois complètement masqué par les chants des manifestants.
A chaque fois que la foule se montre véhémente, les CRS en renfort s’équipent puis retirent rapidement leurs masques et casques voyant que le grondement s’estompe.
A 13h, les Çarşı (4), les supporters du club de Beşiktaş font leur entrée triomphale dans le cortège en brandissant fièrement une banderole à leurs couleurs. La situation se crispe alors. Les chants redoublent d’intensité, les sifflements d’approbation se multiplient. Les policiers consolident alors leur vaste barrière humaine. Malgré ces chants et la musique, l’ambiance reste particulièrement tendue. Seuls les marchands ambulants de café ou de simits (petits pains ronds au sésame) semblent ravis. De nombreux « spectateurs » turcs ou simples touristes amassés le long du boulevard paraissent attendre le début de l’affrontement entre les deux parties, affrontement qui semble alors inévitable. Les manifestants ayant promis de se rejoindre à Taksim, ces derniers feront tout pour y parvenir et ainsi prouver au régime Erdoğan, leur détermination.
Vers 14h, les policiers, venus en soutien des CRS, voyant que la situation n’évolue pas, retrouvent le sourire quand un des leurs vient leur apporter leur casse-croute. Difficile de savoir si les deux événements sont liés mais à ce moment là, les premières bouteilles d’eau et pierres sont lancées à l’encontre des CRS qui se réfugient derrière leurs immenses boucliers. Surpris, ces derniers doivent d’abord éviter les projectiles avant de pouvoir répliquer collectivement. Plus nombreux, et beaucoup mieux armés, ils repoussent facilement les assauts des manifestants à coup de gaz lacrymogènes, et de jets d’eau. Quelques militants tentent de résister à l’assaut des CRS mais sont rapidement maîtrisés. Le rassemblement se disperse vite et les quelques manifestants restant sont encerclés et arrêtés par la police après une courte course-poursuite. En tout, l’assaut n’aura duré que quelques minutes mais d’une intensité rare. Comme moi, beaucoup de Turcs, observent ce spectacle, rassemblés derrière les CRS, filmant et photographiant les opérations policières. Enfin, des agents de police nous ordonnent de nous écarter car nous gênons le déploiement des forces de l’ordre et l’évacuation des manifestants arrêtés.
Une fois rentré, je découvre, grâce aux réseaux sociaux, que tous les autres rassemblements ont été bloqués et dispersés de la sorte. Vu le nombre de policiers qui en gardent l’entrée, la place Taksim semble aujourd’hui un sanctuaire inatteignable. Seul un petit groupe de militants communistes, cachés un temps dans un hôtel, a pu braver les forces de l’ordre et brandir quelques instants leurs drapeaux sur la Place Taksim. Au final, les médias ont recensé près de 200 arrestations et un bilan de 18 blessés.
Au final, la répression de la manifestation ne m’a pas tant choqué par sa brutalité, somme toute assez classique, mais par sa rapidité. En effet, en empêchant une mobilisation unitaire et unique, le gouvernement Davutoğlu a favorisé un contrôle beaucoup plus aisé des différentes manifestations. La ville ainsi vidée de ses habitants, du fait des incessantes menaces du gouvernement s’est aujourd’hui transformée en un simple terrain de jeu pour les forces policières. D’ailleurs, dans certaines caricatures circulant sur les réseaux sociaux, on aperçoit la place Taskim bondée….de policiers. Les rassemblements ont été retenus bien en amont de Taksim empêchant ainsi toute coordination. La présence de plusieurs milliers de policiers sur place et l’étendue des moyens disponibles rendaient impossible de fait tout succès de cette journée du 1er mai. Le régime Erdoğan semble aujourd’hui avoir triomphé en montrant aux manifestants sa capacité à faire respecter ses décisions autoritaires dans une Turquie de plus en plus policée. L’enjeu majeur des événements à venir semble de mettre au point de nouvelles formes originales de mobilisation pour contrer l’asymétrie du rapport de force. Les élections législatives de juin prochain apporteront déjà une première réponse.
Thomas Gagnière, étudiant Erasmus en Turquie.
Plus d’images de la répression policière du 1er mai. http://kedistan.fr/2015/05/01/manif-1er-mai-istanbul/
Pour comprendre, la valeur symbolique de la place Taksim dans le champ politique turc, Classe Internationale vous conseille de lire cet excellent article de Samim Akgönül paru en 2014 sur Orient XXI mais qui reste cruellement d’actualité. http://orientxxi.info/magazine/turquie-la-place-taksim-interdite,0580
(1) L’enquête de police n’a jamais réussi à déterminer les causes du massacre mais l’implication des Loups Gris a souvent été évoquée. Les Loups Gris menaient alors de vastes campagnes violentes portées par une idéologie néo-fasciste et anti-communiste.
(2) Le quotidien britannique The Guardian a consacré un long article sur les causes profondes et l’impact du mouvement du parc Gézi de 2013. http://www.theguardian.com/world/2014/may/29/gezi-park-year-after-protests-seeds-new-turkey
(3) Pour plus d’informations sur la plateforme de mobilisation Taksim Solidarité, se référer à la note de l’Observatoire de la Vie Politique Turque. http://ovipot.hypotheses.org/8910
(4) Sur le rôle des Çarşı dans l’opposition à Erdoğan, nous vous conseillons l’article leur étant consacré par le magazine SoFoot. http://www.sofoot.com/turquie-carsi-erdogan-et-les-accusations-de-coup-d-etat-198895.html
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