La mémoire des guerres mondiales et la construction européenne

La mémoire des guerres mondiales et la construction européenne

Le 2 avril 2009, une résolution a été votée au Parlement européen sur « la conscience européenne et le totalitarisme ». Le texte rappelle « qu’aucune réconciliation n’est possible si elle ne repose pas sur la vérité et la mémoire » et affirme que « l’Europe ne sera véritablement unie que lorsqu’elle acceptera de porter un regard commun et partagé sur son histoire et reconnaîtra que le nazisme et le stalinisme, aussi bien que les régimes fascistes et communistes font partie intégrante de son héritage commun». Il s’agit là d’une institutionnalisation de la mémoire des guerres dans le cadre européen pour la réconciliation des peuples.

La mémoire désigne, au départ, la faculté pour un individu de conserver et de se remémorer des connaissances. Plus largement, elle correspond aussi à la relation affective avec des événements passés d’un groupe ou d’une société et dont elle assure la cohésion. Enfin, elle comprend les pratiques commémoratives, souvent revendicatives, pouvant aller de la volonté de ne pas oublier jusqu’à la recherche de compensations morales, symboliques ou financières. La mémoire est donc souvent partiale, mythifiée et sélective, voire amnésique sur certains faits car elle est subjective et plurielle. Elle se manifeste dans des lieux de mémoire, des associations à vocation mémorielle ainsi que dans des écrits ou parutions. Il est donc intéressant de voir dans quelle mesure les mémoires des deux guerres mondiales ont pu influencer la construction européenne tout au long du XXème siècle, et au XXIème siècle. Si la construction européenne a commencé avec la mise en place de la CECA en 1953 et plus largement avec le traité de Rome en 1957, les réflexions européistes se développent depuis le XVIIIème siècle. La Première Guerre mondiale (1914-1918) puis la Seconde (1939-1945) ont constitué des chocs dans la société européenne et leur mémoire est toujours présente, entretenue et fut l’une des principales motivations de la construction européenne. Pour Martin Conway la mémoire des guerres mondiales tient une place considérable dans la construction européenne à cause de l’intérêt qu’on lui porte. Alors que la guerre est de moins en moins prégnante sur le sol européen (du fait des valeurs de paix, de stabilité et de prospérité), les politiques publiques du passé ont eu le rôle de gérer et réparer les événements traumatiques de notre histoire. Mais ces politiques révèlent aussi la façon dont on cherche à conduire la construction européenne.

La Première Guerre mondiale : des mémoires contre la construction européenne ?

La Première Guerre mondiale fut une guerre totale, c’est à dire une guerre qui a mobilisé toutes les ressources de l’État, autant son armée que sa population. À la fin de la guerre les populations oscillent entre pacifisme et nationalisme, autant chez les vainqueurs que chez les vaincus. Ainsi se développe dès 1919 « l’esprit de Genève », c’est-à-dire l’idée d’assurer la sécurité collective à travers les instances de la Société des Nations : la Première Guerre mondiale doit être la « der des ders ». Le sentiment européen doit aussi permettre de réaliser la coopération nécessaire aux pays pour se reconstruire. Mais celui-ci se traduit-il dans la société ?

Pour George Mosse (1), les sociétés d’après-guerre sont marquées par la « brutalisation », une radicalisation des comportements politiques car la Guerre aurait accoutumé les combattants et les civils à un degré de violence inédit et normalisé. Ainsi en Allemagne la société est mobilisée autour de l’idée de « coup de poignard dans le dos » (2) : le pays n’ayant pas connu de combats sur son territoire, la défaite viendrait de l’arrière et notamment des juifs et des révolutionnaires. La montée des pouvoirs autoritaires en Europe, dès 1920 en Hongrie (Horty) et 1922 en Italie (Mussolini) tout comme le développement des courants nationalistes dans le reste de l’Europe rend très vite caduque l’idée de construction européenne dans la paix. Durant les années 1920, la guerre se poursuit autour des lieux de commémorations (3) : en 1926 l’université de Berlin fait ériger sur son monument aux morts l’inscription Invictis victi victuri (4). La défaite est occultée au profit de la légende de l’armée invaincue. En France la plupart des monuments aux morts célèbrent la nation, la patrie avec les inscriptions « Morts pour la France » : il s’agit de glorifier les objectifs patriotiques du sacrifice humain (plutôt que d’en montrer les horreurs). Il existe finalement très peu de monuments « pacifistes » qui vont condamner la guerre. À Gentioux dans la Creuse (23) est inscrit « Maudite soit la guerre » (5). On ne trouve qu’une seule inscription « Nie Wieder Krieg » en Allemagne à Strumpfelbach (près de Stuttgart).

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Source

Il faudra attendre les années 2000 pour que la mémoire de la Première Guerre mondiale sorte des cadres nationaux pour le cadre européen. Le film Joyeux Noël, réalisé par Christian Carion et sorti en 2005 est un exemple de cette « européanisation » de la mémoire de la Première Guerre mondiale. Il s’agit d’une production franco-belgo-roumaine qui réunit des acteurs français (Guillaume Canet, Dany Boon), allemands (Diane Krüger, Daniel Brühl), anglais (Gary Lewis) et belge (Lucas Belvaux) et tourné en trois langues. Le tournage s’est déroulé sur l’ensemble du territoire européen. Ce film raconte l’histoire de la fraternisation, la nuit de Noël 1914, entre soldats français, allemands et britanniques sur le front. Cette histoire, épiphénomène dans celle de la Grande Guerre, se veut une histoire européenne à laquelle tous les spectateurs européens peuvent s’identifier. Le film fut financé à la fois par les fonds régionaux et nationaux des principaux États européens (6) ainsi que par ceux de l’Union européenne  via le programme Media et par Eurimages, le fond de soutien à la coproduction. Un autre exemple de cette européanisation de la mémoire de la Grande Guerre est la venue d’Angela Merkel aux commémorations du 11 Novembre en France en 2009, sur invitation du président Nicolas Sarkozy. Un exemple parmi d’autres de l’importance du couple franco-allemand.

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La défaite de 1945 et le lent développement du couple franco-allemand : un moteur de la construction européenne ?

L’idée que, après deux guerres mondiales, le couple franco-allemand doit devenir un moteur de l’unité européenne ne va pas de soi en 1945. Ainsi la première priorité française est d’affaiblir l’ennemi héréditaire, à travers la zone d’occupation française en Allemagne (la Rhénanie Palatinat, le pays de Bade et un secteur de Berlin), et empêcher toute remilitarisation. Pour les Résistants, il faut continuer de combattre l’Allemagne car il n’y a pas de dimension spécifique du nazisme. La signature du traité de Dunkerque instituant l’Union Occidentale en mars 1948, un pacte militaire de défense entre la France, la Grande-Bretagne et le Bénélux, est avant tout dirigé contre l’Allemagne. Le coup de Prague en 1948 infléchit la position française, qui craint toujours le militarisme allemand, et favorise la création de la Tri-zone qui donna naissance à la République fédérale d’Allemagne. Au lendemain de la guerre de Corée (1950-1953), les Etats-Unis demandent le réarmement de la RFA, ce que les Français refusent. Dix ans seulement après la Seconde Guerre mondiale, les opinions publiques sont assez effrayées par la perspective d’un réarmement, même les Allemands ne veulent pas d’une nouvelle Wehrmacht. Dans ce contexte René Pleven propose la création en octobre 1953 d’une Communauté européenne de défense, sur le même modèle que la CECA avec une Haute Autorité européenne qui pourrait contrôler l’armement des pays. Mais la vive protestation des communistes et des gaullistes en France fait échouer le projet en 1954. Pour les Etats-Unis le rejet de la CED pose le problème de la défense de l’Europe et entraîne l’élargissement du Pacte de Bruxelles à l’Italie et l’Allemagne par les accords de Paris en 1954 ainsi que son entrée dans l’OTAN en 1955 : l’ennemi n’est plus l’Allemand mais le communiste.

Le rapprochement franco-allemand est déjà en germe au même moment. Tout d’abord la Démocratie Chrétienne est au pouvoir dans de nombreux pays européens à l’Ouest depuis 1945, notamment du fait du discrédit de nombreux partis de droite qui se sont compromis dans la collaboration. De nombreux « Pères de l’Europe » en font partis : Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer, Joseph Bech ou encore Alcide de Gasperi. Ces européistes ont été marqués par la guerre. Pour Schuman, la création de la CECA le 9 mai 1950 vise à favoriser la production du charbon et de l’acier dans une autorité commune, cinq ans après le second conflit mondial. Cette structure tend à rendre la guerre franco-allemande impossible : on encadre le rapprochement franco-allemand dans un cadre européen tout en contrôlant la production d’armes. La Démocratie Chrétienne réalise enfin le projet des années 1920 : l’économie pour soutenir la paix et la prospérité en Europe. Au même moment des échanges culturels se déploient et vont construire le cadre d’un rapprochement. Ainsi Joseph Rovan, un historien français d’origine allemande qui a été emprisonné à Dachau, va multiplier les initiatives pour favoriser les rencontres entre jeunes allemands et jeunes françaises.

Lorsque de Gaulle retourne au pouvoir, cette réconciliation est pour lui ambiguë. L’Allemagne est importante avant tout car elle est au carrefour de la diplomatie française qui cherche à donner un rôle moteur au couple franco-allemand dans la construction européenne tout en laissant Londres hors de l’Europe. Ce rapprochement se fait à deux conditions : la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse (7) et l’engagement de l’Allemagne de ne jamais se doter de l’arme atomique. C’est dans ce cadre qu’est signé le Traité de l’Élysée en 1963 qui scelle la réconciliation et favorise les rencontres régulières entre les chefs d’État et les ministres franco-allemands ainsi que le échanges culturels entre les étudiants (office franco-allemand de la jeunesse). Le symbole de cette réconciliation est la messe de paix célébrée dans la cathédrale de Reims en juillet 1962 à laquelle participent le chancelier Adenauer et le président de Gaulle. À partir des années 1970 ce couple devient le moteur de la construction européenne, comme le montre les bonnes relations entre Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ainsi qu’entre François Mitterrand et Helmut Kohl. Ce sont avant tout des effets d’affichages mais la concertation des chefs d’États et des ministres a permis de trouver des politiques communes et conjointes à l’échelle européenne. Cette réconciliation est renforcée par des manifestations symboliques comme la poignée de main entre Kohl et Mitterrand à Verdun devant l’ossuaire de Douaumont en 1984 (8) ou encore le défilé de troupes franco-allemandes lors du défilé du 14 juillet.

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Le lent développement de la mémoire de l’Holocauste dans la construction européenne :

Après la guerre le Conseil de l’Europe fut créé en mai 1949 pour “sauvegarder et développer les droits de l’Homme et les libertés fondamentales”. Il est directement issu de l’idéalisme qui caractérise la période. Les délégués qui se sont retrouvés lors de son congrès fondateur à La Haye (7-10 Mai 1948) étaient d’anciens engagés dans la résistance et avaient fondé des mouvements européistes, comme Spinelli (Manifeste pour une Europe libre et unie, 1941). Le siège est choisi symboliquement à Strasbourg, à la frontière franco-allemande, théâtre des deux guerres mondiale (9). Les sociétés européennes ont mis énormément de temps à se confronter à la mémoire de l’Holocauste, notamment à cause de la singularité du crime commis et l’incapacité des Européens d’en surmonter les conséquences. La nature exceptionnelle de l’événement se retrouve dans sa qualification juridique : on parle de crime « imprescriptible ». C’est ce passé « qui ne passe pas » (10) qui explique son poids dans le présent. Les années 1950-1960 ont été une période de silence et de refoulement de la mémoire du génocide des Juifs. À partir des années 1970-1980 les sociétés européennes réalisent un véritable travail d’anamnèse (11) sur la mémoire de la Shoah. Elle est liée à plusieurs facteurs.

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Source : http://www.herodote.net/almanach-ID-2592.php

Tout d’abord des facteurs géopolitiques, dont deux principaux : la Guerre des Six Jours (1967) et la période d’Ostpolitik du chancelier allemand Willy Brandt (SPD, 1969 – 1974) (12).

Il y a aussi les grands procès, ouverts par le Procès Eichmann à Jérusalem en 1961 (13) jusqu’au Procès de Klaus Barbie à Lyon (1987)

Cette anamnèse est aussi permise par la publication de nombreux ouvrages, interrogeant sur le passé des pays occupés et leur passivité face à la Shoah (La France de Vichy, Robert Paxton (14), 1973), et des films sur la déportation et l’extermination des juifs (Shoah, Claude Lanzmann, 1985).  

La chute du Mur de Berlin en 1989 et la disparition de l’URSS en 1991 ont accéléré cette revendication de la mémoire de l’Holocauste, dans des territoires qui ont un double-héritage totalitaire (nazisme et communisme) et qui ont connu les pires atrocités de la Shoah (sur les 3,2 millions de juifs que comptait la population polonaise en 1939, 2,7 millions ont été exterminés) mais aussi les difficultés de la période d’après-guerre (15). Ce développement de la mémoire de l’Holocauste a eu des répercussions sur la construction européenne. En effet la mémoire entretenue par les institutions européennes à travers les journées de commémoration sont tributaires du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale, notamment deux journées : la journée de la déportation (dernier dimanche d’avril) et la commémoration de la libération d’Auschwitz (le 27 janvier). Cette dernière journée montre l’enjeu politique, culturel et éducatif majeur de l’Union européenne pour la transmission des mémoires. C’est à Stockholm, entre le 26 et le 27 janvier 2000, qu’est lancé la « Task Force for International Cooperation on Holocaust Education » lors du Forum on Holocaust et que l’on décide que le 27 janvier serait l’anniversaire de la libération des camps d’Auschwitz. Cette déclaration de Stockholm montre que l’Holocauste est le point d’appui originel de l’Europe actuelle et future et témoigne du fait que la Seconde Guerre mondiale n’a toujours pas été surmontée car l’on donne des fondations à l’Europe sur ce qu’elle a connu de pire. Pour Henri Rousso on introduit là un biais dans la façon dont on ressent les raisons qui ont poussé les peuples à faire la Construction européenne. Une seule exception à cette hypertrophie des guerres mondiales dans les commémorations européenne est la journée du 9 Mai, instaurée en 1985, et qui célèbre le discours de l’Horloge du 9 mai 1950 de Jean Monnet ayant construit les bases de la future CECA.

Les mémoires de guerre dans l’Europe de l’Est et leur articulation dans la construction européenne

Du fait des révolutions bolchéviques de 1917, la Russie sort de la Première Guerre mondiale relativement tôt et l’impact traumatisant qu’elle a eu sur les populations occidentales ne se retrouvera pas chez les Soviétiques. De plus, les dirigeants soviétiques utiliseront la propagande pour montrer à sa population les ravages de l’impérialisme, qui a poussé les peuples d’Europe à s’entretuer à se détruire. (16) Cette propagande sera mise au service de la construction du futur, plutôt que sur le travail de mémoire. Les associations d’anciens combattants seront rapidement dissoutes. Dès la fin de la guerre, les livres écrits par des historiens marxistes sur le conflit sont manipulés par le pouvoir, qui cherche à leur donner un aspect scientifique, presque rationnel. Cela empêche la population de se créer une réelle mémoire de guerre, très émotionnelle, comme ce fut le cas en Europe occidentale. Cela sera d’autant plus accentué par la Seconde Guerre mondiale, car bon nombre de populations se verront déplacées, leur faisant perdre leurs identités. Le retentissement en URSS de la Seconde Guerre mondiale sera beaucoup plus fort que celui de la Première. La Grande Guerre est alors pratiquement oubliée : très peu de livres seront publiés à son sujet durant l’ère soviétique, et si commémorations il y a, elles seront pour la Révolution d’Octobre, et non pour la Première Guerre mondiale.(17)

Il faudra attendre la chute de l’URSS en 1991, et la création de nouveaux États indépendants issus des ex-républiques soviétiques pour que des travaux historiographiques soient effectués. Ces derniers ont permis de rendre aux populations d’Europe de l’Est leur mémoire, afin qu’elles s’affranchissent, après un demi siècle de répression. En Estonie par exemple, la fin de la Guerre froide a été marquée par l’apparition d’une mémoire anti-communiste, dédiabolisant presque l’occupation nazie, avec l’érection de monuments représentant des soldats en uniformes de Waffen SS. (18) Cela a provoqué un tollé auprès des populations russes, minorité relativement importante en Estonie. Cela montre les dilemmes de ces nouveaux pays membres de l’Union européenne dans leur intégration et leur implication au sein de cette union, d’un point de vue stratégique, puisqu’ils se cherchent encore une identité propre vis-à-vis des guerres, mais aussi vis-à-vis de leur imposant voisin, la Russie.

Ces considérations doivent être prises en compte par les pays d’Europe occidentale pour réussir à faire avancer une Union européenne de plus en plus remise en question.

La crise économique de la zone euro rappelle les heures sombres de l’histoire européenne

Encore aujourd’hui, les deux guerres mondiales ont un profond impact sur les États membres de l’Union européenne, et dans leurs relations les uns avec les autres.

Prenons l’exemple de la Grèce. Pendant la Première Guerre mondiale, l’Angleterre, la France et l’Italie sont alliées à la Grèce dans son combat contre l’Empire ottoman. Puis au cours de la guerre gréco-turque de 1919 à 1922, ses anciens alliés changent de camp, pour soutenir la jeune Turquie d’Atatürk. Pour l’historienne Geneviève Puig « depuis 1922, et la Grande Catastrophe [autre nom donné à cette guerre], comme disent les Grecs, ils n’ont plus confiance dans l’Occident, qui, considèrent-ils, les a abandonné. (19) »

La Seconde Guerre mondiale réactivera cette méfiance des Grecs vis-à-vis de l’Europe de l’Ouest. Dans son roman La Vie Volée, l’écrivain grec Aris Fakinos raconte la vie des Grecs pendant la période qui suit l’occupation nazie. En 1946, l’Allemagne est battue, et les forces nazies sont chassées par les Britanniques, qui assurent le contrôle du pays. La Grèce bascule pourtant dans une guerre civile, qui oppose les Résistants, en particulier communistes, soutenus par la Yougoslavie de Tito, aux royalistes et aux troupes anglaises. C’est finalement un gouvernement conservateur qui l’emportera, soutenu par les Etats-Unis et la Grande Bretagne, pour faire face au bloc communiste. Mais cela marque les Grecs car les Britanniques, alliés aux Grecs dans la lutte contre le nazisme, se retournent contre les sympathisants communistes sitôt la guerre finie. Les Résistants passent de héros de guerre à ennemis communistes en l’espace d’un an, et le peuple grec restera marqué par cette nouvelle trahison des alliés. Le roman de Fakinos montre la réticence des Grecs vis-à-vis de l’Europe, qui leurs a maintes fois tourné le dos, qui les a envahi de multiples fois. L’auteur va même plus loin et semble dire que la Grèce n’a pas besoin de l’Europe, mais que l’Europe a besoin de la Grèce, berceau de la démocratie.  « [Les Grecs] ont aussi l’idée qu’être les héritiers naturels et légitimes de la sagesse antique les a mieux armés, en quelque sorte, pour affronter l’avenir et que les Grecs sont là, heureusement, pour surveiller l’Europe. Finalement, il n’y a qu’eux pour avoir convenablement digéré les préceptes antiques et la Grèce peut donner des leçons à l’Europe. Son devoir est de lui montrer le modèle grec, même si les Européens n’en sont pas toujours dignes. »

Cette réticence a été illustrée récemment avec les problèmes économiques auxquels la zone euro doit faire face ces dernières années et en particulier avec les nombreuses critiques qui s’élèvent contre la Grèce, de la part de l’Allemagne entre autres. La question de la dette grecque et sa possible restructuration ont réveillé des rancœurs que les Européens cherchent à enfouir. Les critiques d’Angela Merkel ont fini par faire se développer un sentiment anti-germaniste en Grèce, et cela se traduit par deux affaires polémiques relatives à de supposées dettes allemandes envers la Grèce. La première vient d’un remboursement au nom des crimes nazis perpétrés à l’encontre des Grecs pendant la guerre, affaire portée devant la Cour Internationale de Justice en 2012 (20). La seconde traite du non remboursement par l’Allemagne de sa dette vis-à-vis des États européens, en vertu du Traité de Londres. Ces deux exemples illustrent bien le traumatisme des guerres, qui est loin d’avoir disparu en Europe, et qui contribue à affaiblir l’unité au sein de l’Union européenne, en temps de crise.

Benoît Bimbault
Yseult de Ferrière

Pour aller plus loin :

FRANÇOIS Étienne, SERRIER Thomas, « Lieux de mémoires européens », La documentation photographique n°8087, La Documentation Française, Paris (2012).

YÈCHE Hélène (sous la direction de), Construction européenne : histoires et images des origines, Ed. Publibook Université, Paris, 2009.

FLEURY Antoine, FRANK Robert, Le rôle des guerres dans la mémoire des européens, Ed. PeterLang SA, Berne, 1997.

ROUSSO Henri,  « Das Dilemma eines europäischen Gedächtnisses », Zeithistorische Forschungen/Studies in Contemporary History, Online-Ausgabe, 1 (2004), H. 3.

(1) George Mosse, Fallen soldiers. Reshaping the memory of the World War (1990)

(2) Die Dolchstoβlegende

(3) Pour comprendre comment la société européenne se donne à lire son propre passé, l’entretient, le commémore ou l’oublie, on va s’intéresser aux « lieux de mémoire ». cf Les lieux de mémoire (1984-1992), sous la direction de Pierre Nora

(4) « Aux invaincus, ceux qui ont vaincu et qui vaincront »

(5) Il ne fut jamais inauguré durant la IIIème République et les soldats avaient ordre de tourner la tête quand ils passaient devant lui

(6) Le CNC en France, le Filmförderungsanstalt en Allemagne, ainsi que la région Nord-Pas-de-Calais et Berlin Medien Brandenburg

(7) Frontière Pologne/RDA

(8) La bataille de Verdun en 1916 avait entraîné la mort de 362 000 soldats français et 337 000 soldats allemands et est considérée comme l’un des symboles de la boucherie de la Première Guerre Mondiale.

(9) Ville qui sera aussi choisie pour accueillir une partie du Parlement Européen

(10) Henri Rousso et Éric Conan, Vichy : un passé qui ne passe pas (1994)

(11) Évocation volontaire du passé. En liturgie l’anamnèse désigne la partie du canon qui suit la consécration, constitué par des prières à la mémoire de la Passion, la Résurrection et l’Ascension.

(12) Image spectaculaire pour l’époque du chancelier allemand qui s’agenouille en décembre 1970 devant le monument dédié au ghetto de Varsovie

(13) Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal (1963). Eichmann fut considéré comme l’un des instigateurs de la Solution Finale lors de la Conférence de Wannsee en 1942.

(14) Historien américain, la publication de son ouvrage a suscité un vif débat en France

(15) Pogrom de Kierce le 4 juillet 1946  (Pologne)

(16) ROBIN-HIVERT Emilia, « Europe réelle et Europe Imaginaire : l’URSS et le Traité de Rome » in YÈCHE Hélène (sous la direction de), Construction européenne : histoires et images des origines, Ed. Publibook Université, Paris, 2009

(17) Sumpf Alexandre, « L’historiographie russe (et soviétique) de la Grande Guerre. », Histoire@Politique 1/2014 (n° 22) , p. 152-174

(18) SMOLAR Piotr, « Mémoires à vif du communisme : La guerre des mémoires en Estonie », Le Monde, 17 octobre 2009, http://www.lemonde.fr/europe/article/2009/10/17/la-guerre-des-memoires-en-estonie_1255249_3214.html

(19) PUIG Geneviève, « L’idée d’Europe et l’idéal antique de la liberté de culture dans le roman grec contemporain, La Vie Volée d’Aris Fakinos », in YÈCHE Hélène (sous la direction de), Construction européenne : histoires et images des origines, Ed. Publibook Université, Paris, 2009

(20) La CIJ donne raison à l’Allemagne contre l’Italie concernant des reparations: http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=27511#.VreIoscxGQt

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