Objet de nombreuses controverses quant à sa forme ou sa mise en place effective, le modèle social européen peut se comprendre de deux manières. Il peut s’agir du modèle social européen dans les politiques de l’Union européenne ou du modèle social européen au sens de points communs entre les pays européens sur le plan social. Nous nous intéressons ici à l’existence éventuelle d’un modèle social européen du point de vue juridique, factuel et des avantages d’un tel modèle au sein de l’Union européenne notamment.
Un modèle social européen en construction ?
Au-delà de la prise en compte progressive des questions sociales au sein de l’UE, il serait possible d’identifier un modèle social européen (MSE) dans la mesure où ces pays disposent en la matière de caractéristiques communes les différenciant des autres régions du monde : importance de la redistribution sociale, de la lutte contre les inégalités excessives ou encore du rôle des partenaires sociaux. De plus, ils se rapprochent de par les difficultés sociales auxquelles ils font face : chute du taux de fécondité, vieillissement de la population, faible croissance, chômage, … Mais l’émergence d’un MSE se fait progressivement par le biais de l’Union européenne.
Sans jamais aboutir à un modèle unique et alors que ce secteur relève toujours de la compétence des Etats, le droit communautaire a progressivement conduit à des harmonisations et à des transferts de compétences vers les institutions européennes.
La question sociale dans le droit primaire
1957 : le traité de Rome ne définit pas de politique sociale mais son objectif de disparition des entraves aux échanges influence les politiques nationales. Le traité fixe néanmoins des objectifs sociaux fondamentaux : promotion de l’emploi, lutte contre l’exclusion, amélioration des conditions de travail.
1986 : l’Acte unique européen élargit les compétences des instances communautaires aux questions relatives à la sécurité au travail et à l’emploi.
1992 : le traité de Maastricht pose des objectifs de cohésion sociale et d’élaboration d’une politique sociale. Il inclut un protocole social et étend les compétences communautaires en la matière.
1997 : le traité d’Amsterdam fait de l’emploi une compétence communautaire et institutionnalise le dialogue social européen. Certaines questions sociales font désormais l’objet d’un vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil. Cela atteste de l’affaiblissement des prérogatives étatiques puisque l’unanimité n’est plus requise.
L’union a également adopté une Charte des droits sociaux fondamentaux en 1989, sans valeur contraignante. En 2001, le traité de Nice crée une Charte des droits fondamentaux reconnaissant des droits sociaux. Si le traité de Lisbonne lui donnera en 2007 la même valeur juridique que les traités, elle ne s’applique pas au Royaume-Uni et à la Pologne.
L’influence communautaire en matière sociale se fait aussi par le pilotage des politiques budgétaires, la dette publique ne devant pas excéder 60% du PIB contre 3% pour le déficit public. De même, les règles relatives à la libre concurrence limitent nécessairement les aides d’Etat et donc l’autonomie des politiques sociales.
La question sociale dans le droit dérivé
Nombreux sont les règlements et les directives communautaires qui évoquent la question sociale et visent notamment à promouvoir une coordination entre les systèmes nationaux comme dans le cadre de la stratégie européenne pour l’emploi. Ces textes peuvent par exemple porter sur l’égalité hommes-femmes en matière d’emploi avec la création en 2006 d’un Institut pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Mais les principaux textes ayant un impact social restent ceux visant à une coordination de la sécurité sociale, une reconnaissance européenne des diplômes ou relatifs au droit au regroupement familial nécessaires pour permettre la libre circulation des travailleurs.
L’influence de l’Union passe aussi par la promotion de la notion de Services d’intérêt économique général (SIEG) visant à remettre progressivement en cause la notion de service public en étant plus conforme aux règles de libre concurrence.
Une part du budget de l’UE est de plus consacrée au développement social de la zone. Le Fond social européen (FSE) vise à promouvoir l’emploi et la cohésion sociale, le Fond européen de développement économique et régional (FEDER) vise à réduire les inégalités socio-économiques entre les régions de l’union. Il existe un fond de cohésion pour les pays ayant un faible PNB ainsi qu’un fond d’ajustement à la mondialisation entrainant la prise en charge par l’UE de certaines dépenses sociales.
Mais la question sociale dans l’union reste largement limitée à des discussions sur l’harmonisation. En témoigne la Méthode Ouverte de Coopération (MOC, 2000) qui ne constitue qu’un processus de concertation pour tenter d’aboutir à une convergence des modèles. Les autres références à la question sociale dans l’UE sont encore nombreuses. Mais force est de constater que la plupart sont déclaratoires et dépourvues de valeur contraignante, ce qui explique l’absence d’un MSE unique dans l’Union.
Des modèles nationaux encore importants
Des modèles aux trajectoires différenciées
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et au cours des Trente Glorieuses se développent les Etats-Providence dans un contexte de croissance et d’acquis sociaux. Esping-Andersen [1990] dresse une typologie des États Providence au sein de l’Union européenne dans laquelle il distingue trois modèles.
• Le système corporatiste-conservateur : la protection sociale est basée sur l’emploi. Les prestations sociales sont conditionnées par le versement de cotisations sociales prélevées sur les salaires. Un filet de sécurité existe pour les personnes peu ou pas couvertes. Le but est la conservation des statuts professionnels. Modèle de type bismarckien Pays concernés : Allemagne, Belgique, Italie, France.
• Le modèle libéral repose sur une logique d’assistance où la régulation se fait par le marché, l’État est résiduel. L’assurance concerne le domaine privé. Le but est le retour des travailleurs sur le marché. Modèle proche de celui de Beveridge. Pays concernés : Royaume-Uni, Irlande.
• Le modèle social-démocrate : la protection est universelle, la démarchandisation importante. Les droits sociaux sont liés à la citoyenneté. La redistribution et la cohésion sont les deux principes maitres de ce modèle. Pays concernés : pays scandinaves.
Cette typologie trace, à gros traits, les caractéristiques des différents Etats qui sont parfois à cheval sur deux modèles. Ces trois modèles partagent une caractéristique : la protection des individus. Malgré des évolutions, des différences sont toujours présentes entre les modèles et même au sein des modèles en ce qui concerne par exemple les dépenses publiques de protection sociale, la régulation des marchés des biens et du travail ou les prestations sociales. Ces choix spécifiques sont « le reflet d’une histoire et d’une culture spécifiques, propres à chaque pays, l’expression d’une identité nationale que toute initiative au niveau européen reviendrait indirectement à menacer » (CAIRN deuxième article). L’existence et la promotion d’un modèle social européen se heurte à cette multiplicité historique des modèles. Par ailleurs, les nouveaux pays membres ne répondent pas à ces critères et sont difficiles à classer.
Des inégalités importantes
Les États accusent des différences importantes en termes de dépenses sociales, d’inégalités. L’Union européenne sociale n’est pas achevée voire même peu commencée.
Les obstacles à la mise en place d’un modèle social européen
Le sentier de dépendance
La manière de réformer dépend du type d’État-Providence auquel un État est rattaché et donc des contraintes historiques et institutionnelles. La notion de « sentier de dépendance » de Pierson décrit la limite des possibilités de réformes des États une fois engagés dans un chemin. La remarchandisation prévaut dans le modèle libéral, le contrôle des couts dans social-démocrate et la reconfiguration pour le corporatiste-conservateur, Pierson 2001. Les possibilités de réformes ne sont pas nulles mais coûtent chères pour unifier les différentes modèles et nécessitent des modifications institutionnelles propres à chaque modèle rendant l’approfondissement d’un modèle social européen unique compliqué.
Principe de subsidiarité, options de retrait et souveraineté
Introduit dans le traité de Maastricht, ce principe « consiste à réserver uniquement à l’échelon supérieur – ici l’Union européenne (UE) – uniquement ce que l’échelon inférieur – les États membres de l’UE – ne pourrait effecteur que de manière moins efficace. […] Ce principe ne s’applique qu’aux questions relevant d’une compétence partagée entre l’Union européenne et les États membres »1. Dans le domaine social, ce principe est appliqué car les États préfèrent faire respecter leurs propres principes. Toute tentative de l’Union européenne d’élargir ses compétences se heurte au refus des États qui hissent ce principe. L’Union européenne a donc peu de bases juridiques pour développer sa politique sociale. De plus, le Danemark, l’Irlande, la Pologne et le Royaume-Uni bénéficient d’options de retrait. Ces dernières leur permettent de ne pas participer à certaines politiques communes. Par exemple, le Royaume-Uni l’a utilisé au sujet du chapitre social de Maastricht ou au sujet d’une réglementation européenne sur le temps de travail. Le (développement du) modèle social européen est donc limité institutionnellement d’après une volonté des États voulant disposer de leur souveraineté dans le domaine social. Selon une enquête citée par Erhel et Palier, pour la majorité des personnes enquêtées, il est plus avantageux de « ne pas mentionner une référence européenne pour qu’une réforme aboutisse ». La défiance croissante vis-à-vis de l’Union européenne ne facilite pas la mise en place d’un modèle social européen qui modifierait les acquis sociaux nationaux des citoyens. L’euroscepticisme en est la preuve.
Une institutionnalisation d’un modèle social européen remise en cause
La mise en place d’un modèle social européen rencontre des difficultés au niveau institutionnel. Le domaine social est perçu comme peu légitime dans le cadre communautaire. Les ressources institutionnelles et politiques dont disposent les fonctionnaires européens sont moins importantes que celle dans le domaine économique. Ce dernier domine au sein de l’espace communautaire (C. Robert, 2007) et tend à imposer son agenda et sa vision dans le secteur social. Le parcours et le comportement des fonctionnaires dans le domaine social sont révélateurs de cette tendance. Leurs formations sont orientées vers le droit et les sciences sociales alors que dans les autres secteurs elles sont plus orientées vers le droit et l’économie (De Lassalle, Georgakakis). Maryon McDonald montre que les femmes sont plus nombreuses aux postes de direction ; d’après C. Robert, les fonctionnaires sont « de passage » ou dans l’attente d’une mutation. Ces fonctionnaires se conforment d’autant aux volontés politiques et affirment leur renoncement au modèle social européen « qui ne saurait faire l’unanimité dans les instances gouvernementales ». Ils font référence quasi systématiquement au droit comme élément de définition du social qui n’intègre que peu de capacité au domaine social (mais du coup répétition). Parallèlement, la prédominance d’une lecture des politiques par l’économie rend plus difficile la mise en place d’une modèle social européen vu comme un coût. Cette lecture met en place une « hiérarchie implicite des secteurs d’action publique défavorables aux politiques sociales ». Ce traitement du domaine social au sein des institutions communautaires conduit au repli des fonctionnaires et à une moindre importance de l’aspect social.
Le dumping social
Au sein de l’Union européenne, le coût du travail varie de manière significative laissant craindre une stratégie de dumping social. En effet, certains Etats profitent des différences de rémunérations et de réglementation du travail entre pays et captent des parts de marchés. Cette concurrence accrue entre les pays exerce une pression baissière sur les dépenses sociales publiques ou engendrer des stratégies de dumping social de la part des États ou des entreprises pour produire aux coûts les plus bas possibles et rester compétitifs. L’expression « plombier polonais » met en lumière ce vif débat médiatisé notamment lors du projet de traité constitutionnel européen2. La mise en place d’un modèle social européen est donc un moyen de limiter la concurrence entre ces Etats. Mais une « harmonisation des prélèvements fiscaux et sociaux »3 fait face à deux difficultés. D’un côté, une harmonisation « par le haut » n’est pas viable pour les pays à faible protection sociale (ça équivaut au fait que ça n’arrange pas la situation sociale des pays dont l’économie dépend de cette variable) et une « harmonisation par le bas » n’est pas concevable pour les pays à forte protection sociale.
Quelles perspectives pour le modèle social dans l’Union européenne ?
Certes, s’il peut sembler être en construction, un modèle social européen n’existe a priori pas encore. En raison des obstacles précédemment cités, il sera compliqué de construire un modèle social unique. Néanmoins, la liste des avantages d’un tel approfondissement fait penser que celui-ci a des chances d’aboutir.
Tout d’abord car la création d’un modèle unique dans l’Union semble logique. En effet, bien qu’ayant des systèmes différents, ces pays font globalement face aux mêmes problèmes sociaux qui pourraient appeler à une réponse unifiée. Cela parait d’autant plus justifié qu’une large partie des politiques sociales nationales est déjà pilotée par l’Union. Cela mettrait aussi fin aux polémiques autour du système social applicable au travailleur européen étranger du fait de la libre circulation ainsi qu’à certains dumpings.
La création d’un modèle social unique pourrait également renforcer la cohésion au sein de l’UE, ce qui permettrait de lutter contre l’euroscepticisme. Selon David Engels dans Le déclin, la crise que traverse l’UE est essentiellement une crise identitaire. Elle suppose donc la création d’une solidarité européenne et d’institutions communes qui renforceraient l’attachement des citoyens. Il est néanmoins possible d’opposer à cette vision le fait que la mise en place d’une monnaie unique n’ait pas permis pour autant de renforcer la cohésion. Mais une union ayant son propre modèle social permettrait de lutter contre les dumpings sociaux et contre les politiques de concurrence poussées par l’existence d’un marché unique et qui provoquent une convergence « vers le bas » des modèles sociaux. Pour être plus compétitifs, les Etats réduisent les coûts du travail quitte à précariser la situation des travailleurs ou réduisent les taux d’imposition et par conséquent les possibilités de redistributions sociales. Un modèle unique permettrait de lutter contre ce genre de pratiques tandis que l’amélioration des conditions sociales renforcerait la cohésion.
Cependant, l’intérêt majeur de la création de ce modèle est qu’il pourrait se transformer en un véritable levier de croissance permettant de lutter contre la crise économique. Tout d’abord, l’Union pourrait alors unifier les pratiques en matière d’éducation et de recherche. Les avancées qui en découleraient en termes d’acquisition du capital humain et de progrès technique permettraient alors de relancer la croissance et la compétitivité hors-prix des économies européennes. Les pays plus pauvres de la zone pourraient de plus bénéficier d’un effet d’apprentissage. Mais cela permettrait surtout de rapprocher la zone euro d’une zone monétaire optimale. Une zone monétaire est qualifiée d’optimale lorsqu’elle dispose de variables d’ajustement lui permettant de résorber les chocs asymétriques ne touchant pas tous ses pays de la même façon. Ces variables d’ajustement sont notamment la mobilité du facteur travail et les transferts budgétaires entre les divers pays de la zone. Or, l’absence d’un budget social européen et l’entrave à la circulation des personnes qui résulte de la diversité des modèles sociaux empêchent la zone euro d’être une zone monétaire optimale. Les intérêts économiques à créer un modèle social dans l’UE sont donc nombreux.
Enfin, il faut rappeler que l’absence actuelle d’un modèle social dans l’Union ne constitue pas forcément un échec de celle-ci mais s’inscrit davantage dans une logique historique. En effet, la « politique des petits pas » suppose que l’harmonisation ne soit d’abord qu’économique avant d’aller progressivement vers « une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Et l’histoire de l’Union démontre qu’une forte diversité des modèles nationaux n’empêche pas la construction d’une politique unique à termes. En témoigne l’existence de l’euro, créé malgré la diversité des systèmes monétaires antérieurs. Certes, une augmentation aussi conséquente des compétences des institutions communautaires supposerait de créer des instances européennes réellement démocratiques et légitimes pour traiter d’un sujet aussi politique que les affaires sociales. Si cela montre combien la construction d’un modèle unique sera complexe, cela prouve aussi que la question sociale ne peut pas être analysée de la même manière que les questions économiques et explique la lenteur du processus d’unification.
En conclusion, s’il n’existe pas encore de modèle social européen unique, ce dernier semble néanmoins en progressive construction. Ainsi, pour Jean-Claude Barbier, il existe actuellement un modèle « hybride » en transition, « partiellement européen, partiellement national ». Néanmoins, malgré les diversités, l’espoir de voir un jour émerger un modèle social unique est permis, tant les intérêts partagés à cet approfondissement sont nombreux.
Carole Cocault
Camille Savelli
Bibliographie :
Esping-Andersen,The Three Worlds of Welfare Capitalism, 1990
PIERSON, Dismantling the Welfare State, 1994
BOUTAYEB Chahira, “Droit materiel de l’Union européenne”, 2014
FAVRET Jean-Marc, « L’essentiel de l’Union européenne », 2012
GEORGAKAKIS Didier, DE LASSALLE Marine, « Genèse et structure d’un capital institutionnel européen. Les très hauts fonctionnaires de la Commission européenne », 2007
MATHIEU Catherine, STERDYNIAK Henri, « Le modèle social européen et l’Europe sociale », 2008
ROBERT Cécile, L’impossible « modèle social européen », 2007
ERHEL Catherine, PALIER Bruno, « L’Europe sociale : entre modèles nationaux et coordination européenne », 2005
http://www.senat.fr/rap/r08-413/r08-41311.html
http://www.challenges.fr/tribunes/20141112.CHA0195/existe-t-il-un-modele-social-europeen.html
https://www.contrepoints.org/2014/05/15/166073-y-a-t-il-un-modele-social-europeen
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