Transition énergétique: quelles conséquences géopolitiques ?

Transition énergétique: quelles conséquences géopolitiques ?

 

Dans son article La Géopolitique des énergies renouvelables, publié en 2016 dans la Revue Internationale et Stratégique, le chercheur Emmanuel Hache décrit le pétrole, principale source d’énergie mondiale, comme une potentielle “arme politique et un instrument de pouvoir”. C’était bien résumer le caractère stratégique de l’énergie et la géopolitique qui en découle : la création de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) en 1960 le prouve. Quelques petits pays, grâce à leurs ressources géologiques, ont acquis un pouvoir qui n’est ni proportionnel à leur démographie, ni à leur niveau de développement. Mais l’usage des ressources fossiles (gaz, charbon et pétrole) qui ont fondé le pouvoir de ces nantis de l’énergie, est remis en cause depuis deux décennies. Inexorablement, le monde s’engage dans une transition énergétique, qui transforme peu à peu les modes de production, pour passer d’énergies de stock, reposant sur des réserves géologiques finies, à des énergies de flux, ou renouvelables, qui reposent sur des sources abondantes : le soleil, le vent, l’énergie atomique… Cependant, derrière les mythes et les fantasmes que nourrit la transition énergétique, se cache peut-être une réalité plus complexe et un futur moins radieux.

 

La production énergétique actuelle: un modèle non viable, qui se transformera inexorablement.

 

La transition énergétique mondiale est un phénomène lent. Le concept de mix énergétique, c’est-à-dire, la répartition des différentes sources d’énergies primaires utilisées pour les besoins énergétiques dans une zone géographique donnée, est un indicateur fondamental qui illustre cette évolution difficile. Les énergies fossiles alimentaient encore 85,5 % de la consommation primaire mondiale en 2016. La demande de pétrole augmente de 1,6 millions de barils par jour et celle-ci représente à peu près un tiers de la consommation mondiale. En deuxième place se trouve le charbon (28,1 %) suivi du gaz naturel (24,1 %). Bien que l’on puisse parler d’un développement des énergies renouvelables comme l’éolien et le photovoltaïque (+ 14,6 % en 2016), celles-ci ont encore un poids très faible dans le mix (3,2 %).A l’échelle des Etats, chaque mix énergétique met en évidence une construction temporelle, technique et économique, dévoilant les contraintes et les choix de chacun. A ce sujet, le mix de la France diffère du mix mondial et se composait en 2015 de 42 % de nucléaire, de 30 % de pétrole, de 14 % de gaz, de 3 % de charbon et de 10 % d’énergies renouvelables et déchets. La loi de la transition énergétique de 2015 vise à réduire cette dépendance matérielle et le déficit budgétaire que représente la consommation d’énergies fossiles dans son bouquet. D’autre pays, se trouvent dans une position paradoxale. La Chine, par exemple, cherche à favoriser les énergies renouvelables et à réduire la part des énergies fossiles dans son mix : passer de 90 % d’énergies fossiles à 62 % en 2050. Cependant, on estime que sa demande de pétrole triplera au cours de années 2000 – 2030, en faisant l’un des premiers clients, avec l’Inde, des pétromonarchies du Golfe dont les exportations qui n’étaient que de 14% en 2000 atteindront 75% en 2030.

Le modèle actuel général de la production d’énergie ne semble pas viable. Il faut néanmoins préciser, documenter et relativiser ce postulat. D’abord, les combustibles fossiles actuellement majoritaires dans le mix énergétique mondial (pétrole, charbon et gaz naturel) sont amenés à disparaître. Sans revenir ici sur l’enjeu de l’estimation des ressources, mentionnons les chiffres indicatifs donnés par un spécialiste de la question, Jean Pierre Favennec. Au rythme de consommation actuel, il resterait donc dans nos sols 40 années de réserve de pétrole, 65 années de réserve de gaz naturel et 150 années de réserve de charbon. Néanmoins, ces données relatives ne suffisent pas à expliquer que le modèle actuel ne soit pas viable. En effet, les politiques actuelles sont de plus court terme que la fin estimée de nos réserves. Par conséquent, l’augmentation assurée des coûts d’exploitation de ces ressources, de plus en plus difficiles à trouver, et la dégradation de l’environnement sont aussi des moteurs de la transition énergétique. L’exigence sociétale de diminuer les émissions de gaz à effet de serre s’intensifie, et ce même dans des pays où la liberté de parole est limitée. La transition énergétique ne doit donc pas seulement “remplacer” les ressources actuelles, mais également répondre au défi environnemental posé par leur exploitation à outrance durant les deux siècles derniers. Cela implique de rendre majoritaires, dans le mix énergétique mondial, les modes de production décarbonés, c’est-à-dire n’émettant pas de gaz à effet de serre.

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En Chine, la pollution aux particules fines tue 1,6 millions de personnes chaque année. Crédit: Shreyans Bhansali via Flickr

 

Cette transition aboutit à une redéfinition des échelles, des acteurs et des risques de la géopolitique énergétique

 

La transition énergétique est donc inexorable. Les modes de production auxquels elle aboutit redéfinissent les échelles de l’énergie et font émerger de nouveaux acteurs. Premièrement, la transition énergétique met l’échelle locale au centre de la production d’énergie. Les énergies renouvelables produisent une énergie de flux, essentiellement électrique, qui est difficilement stockable et peut s’adapter à une production locale. Plus encore, les auteurs Noémie Poize et Andreas Rüdinger prouvent que les projets locaux seront essentiels pour faire aboutir la transition énergétique. Cela met au centre de la géopolitique énergétique les individus et leur regroupement à l’échelle locale : quartiers, villages, petites villes, communautés de villages… Autant d’acteurs inédits de la géopolitique énergétique, dont le pouvoir reste à définir.

 

De plus, le passage d’une énergie de stock à une énergie de flux donne naissance à de nouveaux réseaux. Le stockage de l’énergie n’étant plus possible, il faut penser un circuit à flux tendu, où la production répond instantanément à la consommation. Or, comme dans le schéma actuel, tous les pays consommateurs ne pourront pas produire de l’énergie, par manque de ressource (ensoleillement, vent, débit d’eau). Les modes de production devront alors se compenser mutuellement, selon les conditions climatiques locales. De cette nécessité naît un nouveau type de réseau : le supergrid. Théoriquement, ce “super-réseau” peut s’étendre sur l’ensemble de la planète. L’objectif est de relier, au moins à une échelle régionale, tous les points de production énergétique avec tous les points de consommation, comme le résume le chercheur Meghan O’Sullivan. En 2009, le Club de Rome a fondé le projet d’un supergrid méditerranéen, reliant l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à l’Europe: le projet DESERTEC. Ce projet vise essentiellement à répondre à la demande énergétique européenne. Au-delà de toutes les difficultés liées à sa mise en place effective, les conséquences géopolitiques d’un tel chantier sont considérables, et mettraient au centre de la géopolitique énergétique une “région” qui pour l’instant n’en est pas une : l’espace méditerranéen.

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Carte du projet européen DESERTEC. Crédit: Wikimédia commons

 

L’émergence de nouveaux réseaux et de nouvelles contraintes liées aux énergies de flux met au centre de la géopolitique énergétique le concept d’efficacité. Il s’agit d’optimiser la production en l’ajustant instantanément à une consommation mesurée le plus précisément possible. Le bâtiment, qui consomme 40 % de l’énergie dans l’Union Européenne, est le domaine le plus concerné par cet enjeu. La transformation des infrastructures à des fins d’efficacité énergétique est l’objet d’une science nouvelle, la domotique, qui vise à conceptualiser et à concrétiser l’automatisation de la consommation. Cela, à terme, devrait concerner des villes entières, redéfinies par la domotique : les smart-cities, intégrées dans des smartgrids. Par exemple, dès 2010 la ville de Rennes a mis en place Aujourd’hui Rennes Grid qui teste l’autoconsommation mutualisée pour mettre en place une élaboration participative de données collectives de consommations électriques.

 

Au-delà ses conséquences sur les collectivités, le rôle de la numérisation rend plus complexe la question de la transition énergétique. De fait, la cybersécurité devient un enjeu majeur de cette transition. Le passage d’énergies de stock à des énergies de flux, dont le contrôle est lié à des appareillages et des systèmes électroniques, fait du risque de cyberattaque une menace nouvelle. En décembre 2015, l’Ukraine a subi une cyberattaque sur trois sociétés locales de production d’énergie, alors même que la Russie était engagée dans l’annexion de la Crimée. Le lien de cette attaque avec le gouvernement russe ne peut être prouvé formellement, mais tous les soupçons se dirigent vers le Kremlin. Il s’agit d’une attaque inédite qui montre bien les vulnérabilités des grids. Ces derniers font usage d’objets connectés et de systèmes de contrôle industriels (ICS) qui utilisent encore des interfaces faciles à pirater, comme Windows.

 

Néanmoins, la structure fondamentale de la géopolitique énergétique ne changera probablement pas

 

Emmanuel Hache revient dans son article sur le principe de rareté et les énergies renouvelables. Il explique notamment que des “métaux critiques” sont présents dans la plupart des modes de production d’énergie renouvelable. Ce sont souvent des “sous-produits” de métaux plus abondants, présents en faible concentration dans des minerais d’autres métaux. Les marchés de ces métaux sont plus petits et plus opaques que ceux des métaux très exploités. L’estimation des réserves disponibles est difficile, et ces réserves très localisées. Le lithium, composante des batteries électriques est par exemple essentiellement présent en Argentine, au Chili et en Bolivie. Le facteur d’asymétrie qu’est la dotation en ressources de sous-sol ne disparaît donc pas avec les énergies renouvelables.

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L’extraction de lithium, comme ici, dans le Nevada, est très polluante. Crédit: Wikimedia Commons.

De même, la question des brevets est un autre facteur d’asymétrie : les modes de production alternatifs sont complexes, ils sont la conséquence d’importants investissements en Recherche et Développement. Les détenteurs des brevets sont donc ceux qui peuvent se permettre ces investissements : l’Union Européenne détient à elle seule 30 % des brevets mondiaux, et la politique d’investissement chinoise revient essentiellement à racheter des brevets occidentaux. La question de la propriété intellectuelle démontre bien tout l’enjeu de pouvoir de la transition énergétique : les Etats se livrent à une véritable course aux brevets, dont le gagnant sera assuré de ne pas subir la géopolitique énergétique de demain.

 

Cette nouvelle asymétrie, conjuguée au contexte politique actuel, permet l’émergence d’un nouveau leader de la géopolitique énergétique : la Chine. Loin d’être un modèle de développement durable, l’empire du milieu mise cependant sur les énergies renouvelables. Il s’agit notamment de garantir un environnement plus sain pour la population et de se maintenir à une place stratégique sur ce marché naissant. Pékin met l’accent sur la recherche et le développement et un plan quinquennal, couvrant la période 2016-2020, prévoit d’investir 361 milliards de dollars dans l’électricité à base d’énergies renouvelables d’ici 2020. On estime que ces investissements permettront la création de 13 millions d’emplois. En outre, selon Viviane du Castel et Julie Monfort, la Chine posséderait 36 % des réserves de métaux rares et assure entre 95 % et 97 % de la production mondiale, ce qui la laisse en situation monopolistique. Toutefois, au-delà de sa capacité d’investissement,  l’atout essentiel du gouvernement chinois est de pouvoir planifier à long terme. S’il choisit de se faire le champion de ce lent processus qu’est la transition énergétique, c’est bien parce qu’il dispose d’une ressource que les régime démocratiques n’ont pas : le temps.

Le dirigeant chinois Xi Jinping à la COP21
Xi Jinping, reconduit à la tête du parti communiste chinois en Octobre, incarne la dualité chinoise vis-à-vis de la transition énergétique, entre grand polluant et leader de la transition. Crédit: UNclimatechange via Flickr

 

Il apparaît donc que la transition énergétique sera moins douce que ce que l’on veut croire chez ses défenseurs, et qu’elle ne remplira pas toutes les promesses qui lui sont prêtées. Le mythe de l’abondance, qui fait croire à une horizontalité des acteurs face aux sources d’énergies, cache une réalité décevante. La rareté, facteur d’asymétrie qui structure la géopolitique énergétique actuelle, se transpose de la source d’énergie aux modes de production, dont la construction repose sur l’exploitation de ressources fossiles. La transition énergétique transformera la conjoncture de la géopolitique énergétique, mais probablement pas sa structure, immuablement pyramidale.

Eduardo Freudenthal
Samuel Morin

 

Nous tenions à remercier en particulier Emmanuel Hache pour son aide dans la rédaction de cet article.

 

Bibliographie

HACHE, Emmanuel. « La géopolitique des énergies renouvelables : amélioration de la sécurité énergétique et / ou nouvelles dépendances ? »  Revue internationale et stratégique, 2016/1 (N°101) p. 36-46.

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COUET, Emmanuel, « Rennes entre smart-city et métropole » La revue du trombinoscope, Juillet 2017, p. 12.

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AULANIER Hugues-Marie,  « Le lithium, un métal au cœur des enjeux industriels, économiques et environnementaux du XXIe siècle »  Annales des Mines – Responsabilité et environnement, 2016/1 (N°82)

 

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