La politique de la carotte et du bâton : Hun Sen, maître du Cambodge ?

La politique de la carotte et du bâton : Hun Sen, maître du Cambodge ?

Vouloir tenir son pays d’une main de fer lorsque l’on est chef de gouvernement suppose d’être capable de faire preuve de fermeté ou d’ouverture selon les circonstances. Au pouvoir depuis 1985, le Premier ministre du Cambodge Hun Sen l’a bien compris. S’il souhaite se maintenir au pouvoir, il lui faudrait compenser une politique répressive à l’égard de toute voix discordante par une politique proche des aspirations de la population cambodgienne. Comme lorsqu’il s’agit de faire avancer un âne. Le seul emploi du bâton ne suffit pas ; celui de la carotte est également indispensable. Alors que son parti nommé Parti du Peuple Cambodgien (PPC) a remporté l’ensemble des 125 sièges au Parlement lors des élections générales du 29 juillet 2018, le Premier ministre a simultanément affiché sa préoccupation à l’égard de la population. Classe Internationale vous expose aujourd’hui ce cycle « répression-ouverture » comme axe de la politique gouvernementale cambodgienne.

La répression à l’égard de toute voix dissonante a été féroce au Cambodge. Elle s’est faite suite à la prise de conscience par le Premier ministre que le discours officiel d’avoir « réussi à ramener la paix au Cambodge » ne suffirait plus à remporter la majorité des suffrages. Lors des élections législatives de juillet 2013 et des élections municipales de juin 2017, l’opposition – incarnée par le Parti du Sauvetage National du Cambodge (PSNC) – remporta plus de 40 % des suffrages. La répression ne se fit pas attendre. Le 3 septembre 2017, Kem Sokha, cofondateur et dirigeant de premier plan du PSNC fut arrêté suite à des soupçons de trahison ; il demeure depuis lors emprisonné. Le 17 novembre 2017, le PSNC fut dissout par décision de la Cour constitutionnelle, au nom de la « sécurité nationale »[1]. 118 de ses membres les plus importants furent également interdits de toute activité politique. Le PSNC ne pouvant plus mener d’activités politiques, sa parole ne subsiste que grâce à certains de ses membres contraints à l’exil, tel que Sam Rainsy, aujourd’hui réfugié à Paris.

Cette répression se déploya également dans le domaine de la presse. En 2018, le Cambodge fut classé au 142ème rang sur 180 pays par Reporters Sans Frontières dans son classement mondial des pays pour la liberté de la presse [2]. En août 2017, 21 stations de radios, réputées contestataires à l’égard du gouvernement, ont été fermées par les autorités cambodgiennes pour violation des règles de diffusion sur les antennes FM et le 12 septembre 2017, Radio Free Asia annonçait la fermeture de son bureau de Phnom Penh. Le 18 novembre 2017, deux journalistes de la radio notoirement critiques à l’égard du gouvernement Radio Free Asia, ont été arrêtés pour « espionnage ». Ces journalistes encouraient alors des peines allant de 2 à 15 ans de prison.

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Hun Sen (à droite) avec Sam Rainsy, co-dirigeant du parti d’opposition PSNC, lors d’une rencontre en avril 2015. Ce dernier est aujourd’hui en exil à Paris (Crédits : Wikimedia / VOA).

La presse écrite indépendante fut particulièrement ciblée. Suite à un redressement fiscal s’élevant à 6,3 millions de dollars, le Cambodia Daily, l’un des principaux journaux indépendants du Royaume, arrêta sa publication le 4 septembre 2017. Deux journalistes de cette publication ont été arrêtés le 11 octobre 2017 pour « incitation au crime » parce qu’ils interrogeaient des potentiels électeurs. L’un deux, Aun Pheap[3] a obtenu le statut de réfugié par le Haut Commissariat aux Réfugiés le 25 avril 2018. Réfugié aux Etats-Unis, il fait toujours l’objet de poursuites judiciaires au Cambodge pour « incitation au crime ». La situation se dégrada également pour le Phnom Penh Post, autre journal de référence au Cambodge. Le 19 mars 2018, le Gouvernement stipula au quotidien qu’il avait 60 jours pour s’acquitter d’une amende de 3,9 millions de dollars[4].  Le 7 Mai 2018, le Phnom Penh Post fut vendu à un homme d’affaires malaisien, Sivakunar S. Ganapathy, ayant précédemment travaillé aux côtés d’Hun Sen. A la tête de l’entreprise « Asia PR », Ganapathy a également des participations dans la coentreprise « KFC Holdings Bhd » en partenariat avec l’homme d’affaires Kith Meng, proche de Hun Sen[5]. De nombreuses craintes s’exprimèrent vis-à-vis de cette vente, et des menaces qu’elle porterait sur la liberté d’expression du dernier journal indépendant alors présent au Cambodge. En effet, le rédacteur en chef Kay Kimsong fut limogé dès le 8 mai et remplacé par Joshua Purushotman. Cinq journalistes démissionnèrent alors par solidarité[6]. Aujourd’hui, les médias pro-gouvernementaux dominent totalement le paysage médiatique cambodgien, vidé des voix critiques qui le composait alors. Ainsi, la démocratie cambodgienne semble s’être effondrée depuis 2017. Vidé de ses opposants les plus audibles, le pays ne peut plus également compter sur des médias de qualité à la recherche de l’exactitude des faits.

 

Pourtant, le Premier ministre Hun Sen demanda au Roi Norodom Sihamoni le « pardon royal » pour des militants de l’opposition, dont 14 militants ont été libérés de même que les journalistes de Radio Free Asia précédemment cités. Même si ses libérations ne furent possibles seulement après que les prisonniers demandèrent pardon au Premier ministre selon Bruno Philip[7], le Premier ministre montre sa capacité à couper l’herbe sous les pieds de ceux critiquant son style de pouvoir autoritaire. C’est dans cette lignée qu’il faut comprendre le discours gouvernemental appelant à de nouvelles réformes sociales.

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Carte électorale du Cambodge, à l’issue des élections législatives du 28 juillet 2013. Les provinces en bleu foncé représentent celles où le vote en faveur du PSNC a été majoritaire. Ces provinces sont également les plus peuplées du pays, et concentrent la majorité des grands centres urbains et économiques, dont Phnom Penh  (Crédits : Wikimedia).

Ce discours, apparu juste en amont des élections générales de 2018, vise à satisfaire en priorité la main d’œuvre ouvrière, officiant principalement dans l’industrie textile et majoritairement regroupée dans les centres urbains, là où le vote en faveur de l’opposition est le plus fort. Ces réformes, s’étalant sur le long terme, jusqu’en 2025, ont pour objectif de permettre au Premier ministre Hun Sen de sécuriser sa position en vue des élections de 2023. Elles se font dans un contexte favorable à l’industrie cambodgienne du textile, bénéficiant de l’opprobre jeté sur les usines textiles du Bangladesh, suite à l’effondrement de l’immeuble « Rana Plaza » en 2013, causant la mort de 1127 personnes, majoritairement des ouvriers du textile.  Premièrement, le salaire minimum a constamment augmenté. Alors qu’il n’était que de 80 dollars par mois en 2013, le salaire minimum serait aujourd’hui de 170 dollars. Hun Sen a publiquement affiché son soutien au maintien des hausses des salaires en 2019, en déclarant notamment que le salaire minimum serait « au-dessus » de 180 dollars [8]. En outre, différentes allocations seraient mises en place. Pour chaque naissance, une mère aurait droit à une allocation de 400 000 riels[9], voire de 600 000 riels si la mère est fonctionnaire. Dix-neuf jours de congés maternité payés lui serait également octroyés. Pendant la grossesse, elle recevrait une indemnité s’étalant sur trois mois, correspondant à 120 % de son salaire (50 % payés par l’entreprise, 70 % par l’Etat). En outre, les fonctionnaires bénéficieraient d’un accès gratuit à l’hôpital public et les étudiants pauvres pourraient recevoir des bourses d’études.

Deuxièmement, un Fonds National de Sécurité Sociale (NSSF) serait en cours de mise en place, afin de proposer à la population un système d’assurance santé et contre les accidents. Le NSSF a été créé le 25 septembre 2002[10], avant de véritablement monter en puissance à partir de 2016. A partir du 31 décembre 2017[11], contribuer à ce système d’assurance santé et accidents est devenu obligatoire pour tous les salariés et employeurs. Aujourd’hui, le NSSF serait seulement financé par les cotisations patronales, limitées à 3,2% du C.A., alors qu’il était prévu à l’origine que le NSSF soit financé à parts égales, équivalentes à 1,3 % du revenu[12], entre les employeurs et les employés.

Ainsi, la volonté d’améliorer la vie des ouvriers est claire, tout comme l’intérêt du gouvernement à mettre en œuvre une telle politique. Il s’agirait d’affaiblir la puissance des syndicats indépendants et des partis de l’opposition en vidant de leur substance leurs revendications pour entraver toute possibilité d’une coagulation des différents mouvements de revendications sociales. Parallèlement, des freins importants à l’action des syndicats auraient été instaurés. Toute « création d’obstacles sur les discussions sociales » serait punie de 1250 $ d’amende, alors que ceux « se déclarant contre le salaire minimal à 200 $ » se verraient infliger une amende de 2500 $. Une loi passée en 2016 oblige également les syndicats à s’enregistrer auprès du gouvernement[13].

Au moment où le gouvernement conduit une politique féroce de suppression à l’égard de toute voix dissonante, il se pose en champion du progrès social et du développement économique. Tout en appelant ses opposants à « préparer leurs cercueils »[14], Hun Sen s’affiche en ami des ouvriers, leur promettant, pendant la campagne électorale, de donner à chaque meeting une enveloppe d’argent pour chaque ouvrier présent[15]. Cette stratégie de la carotte et du bâton a permis le succès du régime d’Hun Sen, désigné désormais par les observateurs comme un régime à parti unique. Ainsi, l’appel au boycott lancé par l’opposition en exil ne s’est pas concrétisé lors des élections générales de 2018. Le taux de participation fut de 82%, ce qui constitue un succès pour le Premier ministre, dont la formation politique rafla l’ensemble des 125 sièges au Parlement. L’absence d’offre politique sérieuse du côté de l’opposition a permis ce résultat. En effet, même si 20 partis furent autorisés à présenter des candidats, l’écrasante majorité d’entre eux aurait servi de faire-valoir démocratique au gouvernement. Ces partis devraient « s’éteindre bientôt comme des lucioles », comme le relate Sokry Zharon, cofondateur du forum de discussion publique Politikoffee[16]. En combinant l’instauration de réformes sociales souhaitées par la population dans un climat de peur, le Premier ministre parvient à dissuader les électeurs de ne pas voter pour le PPC. Lyeen Shinath, syndicaliste, fait état de cette quasi obligation à voter pour le parti du Premier ministre, en déclarant au journal Le Monde[17] sa « peur d’être sanctionnée au cas où notre index ne serait pas taché d’encre quand nous reviendrons au travail ». En deux années, toutes les avancées démocratiques qu’a connues ce pays meurtri par l’Histoire ont été anéanties par le Premier ministre Hun Sen, plus que jamais maître du Cambodge.

Louis Ouvry

Sources:

[1] Au Cambodge, Hun Sen dissout le parti d’opposition, La Croix, 16 novembre 2017.

[2] Cambodia’s press freedom ranking plunges, Phnom Penh Post, 25 avril 2018.

[3] Cambodian journalist charged with incitement flees amid crackdown, Voice of America, 25 avril 2018.

[4] Phnom Penh Post ‘facing closure’ after huge tax bill, UCA News, 19 mars 2018.

[5] Le Phnom Penh Post, dans son édition du 7 mai 2018, nous a livré ses informations dans son article « Phnom Penh Post sold to Malaysian Investor ». Elles furent ensuite supprimées du site du journal. Toutefois, une copie de l’article peut être trouvée ici.

[6] Post senior staff out in dispute over article, Phnom Penh Post, 8 Mai 2018.

[7] Bruno Philip est le correspondant du journal Le Monde en Asie du Sud-Est. Il signa l’article « Au Cambodge, le Premier ministre Hun Sen relâche certains opposants », paru le 30 aout 2018.

[8] Workers’ minimum wage to increase above 180 $, says PM Hun Sen, Fresh News, 5 octobre 2018.

[9] Soit 100 dollars, ou 150 dollars si fonctionnaire.

[10] Loi du 25 septembre 2002 définissant les principes de fonctionnement du NSSF

[11] Révision du sous-décret 01 du 6 janvier 2016, datée du 23 aout 2017

[12] Prakas du 13 juin 2016

[13] Cambodia passes disputed trade unions law as tension flares, Reuters, 4 avril 2016.

[14] ‘Prepare your coffins’ : Hun Sen repeats bloody power promise, Cambodia Daily, 22 juin 2017.

[15] Crackdown and cash: Hun Sen’s recipe for victory in Cambodia poll,      Reuters, 15 juin 2018.

[16] Hun Sen verrouille son emprise sur le Cambodge, Le Monde, 28 juillet 2018.

[17] Cambodge : forte participation aux législatives, le parti au pouvoir revendique la victoire, Le Monde, 29 juillet 2018.

 

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