Ngungunyane : un roi mozambicain aux Açores
Les vainqueurs « oublient » souvent les perdants de l’Histoire qu’ils s’évertuent à réduire au silence. L’histoire de Ngungunyane et de ses compagnons d’infortune n’échappe pas à cette règle. Roi mozambicain qui a eu le tort de s’opposer aux Portugais venus s’approprier son royaume à la fin du XIXème siècle, le « lion de Gaza », surnom qu’il tire de son royaume éponyme au sud du Mozambique actuel, aura suivi une trajectoire étonnante le conduisant jusqu’à l’archipel des Açores. Plus d’un siècle après sa disparition, si le Portugal conserve les traces de son exil, le destin tragique de Ngungunyane est toujours bien vivant dans la mémoire collective mozambicaine.
La mapa-cor-de-rosa ou « carte rose » prévoyait une vaste « Afrique australe portugaise » défendue par le gouvernement de Lisbonne en 1886 dans la droite ligne de la conférence de Berlin de l’année précédente. Si la France comme l’Allemagne ne s’opposèrent pas à ce projet, Londres, reine des puissances coloniales de l’époque, opposa son veto à une telle entreprise d’unification géopolitique – Société de Géographie de Lisbonne, Portugal, 1886. (© Wikipédia)
Contexte et présupposés idéologiques du colonialisme portugais en Afrique
En ce XIXème siècle finissant, une fièvre impérialiste s’empare des esprits à Lisbonne. Qu’ils soient hommes politiques, journalistes, militaires ou appartenant simplement aux masses populaires, la quête d’un « nouveau Brésil » est dans toutes les têtes. Il faut dire que le Portugal traverse un siècle particulièrement agité qui aura vu sa vie politique marquée par les invasions napoléoniennes, la tutelle anglaise, la restauration de la monarchie absolue et l’expérience de la guerre civile, l’adoption d’une monarchie constitutionnelle finalement balayée par l’avènement de la République en 1910. Il aura fallu pour cela assassiner un roi (Charles Ier) et en contraindre un autre à l’exil en Angleterre (Manuel II). La monarchie avait vécu mais le rêve d’un empire colonial allait durablement lui survivre.
À première vue, le Portugal n’a pourtant pas tous les atouts de son côté pour se constituer un empire africain. Dans ce pays de 5 millions d’habitants, endetté et encore largement analphabète, la perte du Brésil en 1822 a supposé un traumatisme durable pour la conscience nationale. Preuve que la question de l’empire est inhérente à l’idée de nation portugaise en cette fin de siècle, les Portugais sont convaincus que leur salut passera par l’Afrique. L’occasion est donnée au Portugal de faire valoir ses « droits historiques » sur l’Afrique lors de la conférence de Berlin en 1885. Le petit royaume lusitanien rappelle en effet qu’il a avant toute autre puissance européenne exploré ce continent en y développant un empire esclavo-commercial original depuis ses premières explorations maritimes remontant au XVème siècle. De fait, la présence portugaise au Mozambique est attestée depuis l’expédition de Vasco de Gama aux Indes en 1498. Mais la vision historique portugaise a tôt fait d’être substituée par le principe de « l’occupation effective » du territoire développé par les grandes puissances impériales de l’époque : l’Angleterre victorienne et la jeune Allemagne unifiée de Bismarck en tête.
Or, pour les Portugais, qui ont notamment obtenu à Berlin la reconnaissance de leur souveraineté sur l’Angola et le Mozambique, affirmer sa domination politique et économique sur un empire de plus de 2 millions de km2 relève de la gageure. Sous-développé, peu peuplé et très peu industrialisé, le Portugal n’a d’autre choix que de confier l’exploration et l’exploitation économique de ses territoires à son fidèle allié anglais, ce qui n’est pas sans laisser planer le doute sur la capacité de Lisbonne à administrer ses colonies en devenir. D’autant que Londres comme Berlin – les Allemands consolident alors leur présence en Tanzanie et en Namibie actuelles – tombent bientôt d’accord pour se partager cet empire de papier. Autant stimulé que vexé par l’ultimatum anglais de 1890 qui lui interdit d’unifier ses possessions angolaise et mozambicaine via le vaste plateau aurifère du Zambèze conformément au projet géopolitique mapa-cor-de-rosa (carte rose), le Portugal est sommé d’agir rapidement (1). Mais sa présence numérique est faible à Lourenço Marques, ancien nom de Maputo aujourd’hui capitale du Mozambique, et déjà des négociants britanniques venus d’Afrique du Sud se montrent très intéressés pour commercer avec Ngungunyane qui règne en maître dans la région. Ngungunyane, dont le nom évocateur signifie « le terrible » est en effet issu d’une solide dynastie de guerriers. Fin négociateur, il n’hésite pas à se montrer cruel ou à trahir les siens pour parvenir à ses fins, dont son allié Zixaxa qu’il livre aux Portugais et avec lequel il partagera ses dix ans d’exil aux Açores.
La conférence de Berlin prévoyait l’occupation effective de l’Afrique par les arcanes de la diplomatie via la signature de « pactes d’amitié » qui constituaient de véritables liens de vassalité entre les colonisateurs et les chefs locaux. En cas d’insuccès, elle n’excluait pas l’usage de la force pour mieux soumettre les populations au joug colonial européen. Très vite, la révolte éclate dans les environs de Lourenço Marques, et les Portugais, ne pouvant souffrir davantage une remise en cause de leur souveraineté qui viendrait menacer leur présence en Afrique, mettent sur pied une expédition militaire punitive. Le 28 décembre 1895, la capture de Ngungunyane par l’officier Mouzinho de Albuquerque scelle le triomphe colonial lusitanien. Ainsi « pacifié », le Mozambique allait expérimenter la « mission civilisatrice » européenne quand Ngungunyane prenait la direction de Lisbonne.
Une mémoire collective mozambicaine partagée
Célébré en héros national lors du retour de ses cendres à Maputo en 1985, la figure de Ngungunyane reste encore aujourd’hui controversée. Si chacun reconnaît ses qualités de chef de guerre, de négociateur et de résistant face à l’oppresseur, d’aucuns lui reprochent son goût pour la trahison et son implacable cruauté à l’égard de ses ennemis. La vandalisation de son buste par une ethnie rivale au Mozambique comme la volonté du Portugal d’édifier une statue à sa mémoire 125 ans après son arrivée forcée aux Açores en 2021, montrent bien que le « lion de Gaza » est toujours une personnalité clivante.
Les protagonistes d’une histoire luso-mozambicaine
Ngungunyane ou Reinaldo Frederico Gungunhana (vers 1850 – 1906) – Dernier empereur de Gaza et déporté aux Açores par les Portugais où il meurt en exil.
Joaquim Augusto Mouzinho de Albuquerque (1855 – 1902) – Officier de cavalerie et administrateur colonial, il est célèbre pour avoir capturé Ngungunyane et acté la conquête du Mozambique au bénéfice du Portugal. Il se suicide en 1902.
Godide ou António da Silva Pratas Godide (1876 – 1911) – fils de Ngungunyane et dernier héritier de l’empire de Gaza. Compagnon d’exil de son père, il meurt sans postérité.
Samora Machel (1933 – 1986) – Premier président du Mozambique indépendant de 1975 à 1986, date de sa mort dans un accident d’avion.
Molungo ou José Frederico Molungo (vers 1840 – 1912) – Oncle de Ngungunyane, il meurt en exil aux Açores.
Zixaxa ou Roberto Frederico Zichacha (1869 – 1927) – Dernier compagnon d’exil et ancien allié de Ngungunyane au Mozambique, ses descendants vivent encore sur l’île de Terceira.
Forteresse de Maputo (1946). Les restes de Ngungunyane reposent dans la capitale mozambicaine après leur restitution par le Portugal en 1985. (© Wikimedia Commons)
L’exil de Ngungunyane aux Açores : le roi légendaire du Mozambique
N.B. : Le texte que l’on va lire ici est une traduction libre du portugais d’un article initialement paru dans l’hebdomadaire Sábado. La bibliographie mentionne le texte original au lecteur lusophone.
En ce 15 juin 1985, les Mozambicains n’avaient jamais vu un cercueil aussi beau que celui qui venait d’atterrir à Maputo contenant la dépouille de Ngungunyane : d’une longueur de 2 mètres pour 75 centimètres d’épaisseur, il pèse 225 kilos et est orné de bas-reliefs du sculpteur Paulo Cosme. Ce jour-là, c’est une œuvre d’art qui défile dans les rues de la ville, tel un cortège funèbre accompagné par des milliers de personnes jusqu’à la salle des fêtes de la mairie, qu’il ne quittera ensuite que pour rejoindre sa dernière demeure, la forteresse de Maputo où une pierre tombale le célèbre en héros national. Ce que les Mozambicains ne pouvaient pas voir, c’est que l’urne ne contenait pas les restes de Ngungunyane, le dernier empereur de Gaza – un vaste territoire qui résista pendant 75 ans à la pénétration coloniale portugaise. À l’intérieur, il y avait seulement une poignée de terre du cimetière de Conceição d’Angra do Heroísmo (Açores), où, quasiment 90 ans plus tôt, le roi avait été discrètement enterré, sans avoir droit aux larmes ni aux tirs de canon. Il était mort en exil le 23 décembre 1906, 11 ans après avoir été capturé par un régiment portugais emmené par Mouzinho de Albuquerque, à Chamite, dernier bastion de la résistance vátua (ou nguni, l’ethnie d’appartenance des autorités de Gaza). Le rapatriement de ses cendres venait mettre un terme à l’un des épisodes les plus grotesques de la diplomatie portugaise.
Tout avait commencé deux ans auparavant. Carlos Enes, historien et ancien député originaire de l’île de Terceira, travaillait alors à Maputo comme professeur invité à l’université Eduardo Mondlane et organisa une exposition sur Ngungunyane : « L’initiative fit débat au sein du comité central du Frelimo (2), révélant des points de vue divergents au sujet de la figure de Ngungunyane. Dans un contexte où le pays avait besoin de promouvoir le patriotisme et l’unité nationale, le roi de Gaza était proclamé en opposant courageux à la domination portugaise, les soutiens de Samora Machel voyant en lui un possible modèle » d’après l’enseignant-chercheur. L’idée d’un rapatriement des cendres de Ngungunyane au Mozambique commence alors à faire son chemin.
Profitant d’une visite officielle au Portugal, Samora Machel demanda l’exhumation de la dépouille de son ancêtre. Le 4 octobre 1983, il y a trente cinq ans, un décret de Mota Amaral, alors président du gouvernement régional des Açores, autorisa l’exhumation. « Il y avait beaucoup de pression de la part des autorités mozambicaines, mais nous avions de sérieux doutes quant à la localisation exacte des ossements » raconte Mota Amaral. « On ne disposait pas de relevés précis du cimetière ». On décida finalement de prendre n’importe quels os, que l’on emballa et que l’on envoya au ministère des Affaires étrangères à Lisbonne.
On dispose désormais de plus de certitudes. Ngungunyane avait été inhumé dans le carré des pauvres et beaucoup d’autres cadavres lui avaient succédé dans cette fosse commune : à coup sûr, les restes retrouvés ne lui appartenaient pas. « Il fut alors notifié à Mota Amaral que les os étaient irrecevables, et que, reconsidérant sa position initiale, le gouvernement, trouvant cela plus approprié, avait décidé de remettre au président Machel une urne contenant de la terre du lieu où Ngungunyane avait été enterré », rapporte en 1995 Álvaro Monjardino, avocat et ancien ministre originaire d’Angra, alors directeur du journal A União. Et l’on procéda comme annoncé précédemment : on préleva du cimetière une poignée de terre que l’on plaça dans un pot en céramique, cette fois-ci sans cérémonie d’exhumation. « Les os se trouvaient dans le coffre de la Mercedes noire du cabinet du président de la région des Açores à Lisbonne. Ce dernier fit tout pour qu’on le débarrasse de ces os encombrants. Mais personne ne lui rendit ce service et les excuses fusèrent : des os humains, hors de question ! Où les mettre ? Et si la police judiciaire venait à poser des questions ? » relate Monjardino dans sa chronique sur les os de Ngungunyane.
Ce n’est que quelques semaines plus tard que les ossements repartirent par avion militaire au cimetière de Terceira. L’urne contenant la terre resta deux ans dans la chapelle du Palácio das Necessidades à Lisbonne – actuel siège du ministère des Affaires étrangères portugais -, en attendant que le Mozambique prépare une cérémonie de rapatriement digne de ce nom. Cet épisode fit néanmoins couler beaucoup d’encre. Insatisfait par la dimension de l’urne, Machel adressa une lettre au gouvernement portugais exigeant qu’on lui remette le véritable cadavre dans un cercueil, sous peine que le peuple mozambicain ne prenne pas l’événement au sérieux. Mota Amaral répondit que la terre devait être restituée aux Açores, au cas où le Mozambique la refuserait, soulignant que « les cendres des morts inspirent un profond respect aux Açoriens ». Dans son livre Gungunhana – Grandeza e Decadência de um Império Africano, Maria da Conceiçāo Vilhena, biographe du « lion de Gaza », affirme que Maputo a toujours su qu’il était impossible de retrouver la dépouille du souverain. « Cela a toujours été envisagé comme un acte symbolique » abonde Mota Amaral.
Et alors que l’on croyait que Ngungunyane pouvait enfin reposer en paix sur les bords du fleuve Limpopo, son buste fut vandalisé à Mandlakazi par des membres d’une ethnie rivale des Ngunis, les Chopis. Car Ngungunyane a été et sera toujours une figure ambivalente : un négociateur habile, enclin à conclure des alliances pour protéger son empire, mais impitoyable au moment de tuer ses ennemis, leurs femmes et leurs enfants. Un chef téméraire, qui, dans la défaite, a fondu en larmes et s’est répandu en suppliques pour échapper à la mort, préférant être exhibé à Lisbonne comme un symbole du triomphe colonial portugais.
Bas-relief de l’arrestation de Ngungunyane par Mouzinho de Albuquerque exposé à la forteresse de Maputo. (© Wikimedia Commons)
Un vaincu en métropole
Le 13 janvier 1896, Ngungunyane et 31 autres prisonniers, y compris sept épouses de son choix, furent contraints d’embarquer sur le paquebot África en direction de Lisbonne. Plus que l’exil, les Africains avaient peur de l’eau : les Ngunis ne mangent pas de poisson et maudissent la traversée de l’océan Atlantique. Ils furent entassés dans une cabine dans des conditions abjectes. Lors de l’escale à Luanda, ils achetèrent des vêtements pour s’habiller à l’européenne. Au Cap-Vert, ils abandonnèrent les prisonniers de moindre importance. Deux mois après, outre Ngungunyane lui-même, son fils Godide, le seul qui parlait déjà portugais, Molungo, son oncle et conseiller de toujours, et Matibejana, plus connu sous le nom de Zixaxa, un chefaillon qui avait attaqué Lourenço Marques et qui avait été trahi par Ngungunyane, arrivèrent à Lisbonne en compagnie des sept reines, du cuisinier Gó et des trois femmes de Zixaxa.
L’euphorie régnait dans la capitale. Une foule s’agglutina sur les quais à l’arrivée de l’empereur que la presse présentait comme un monstre. Le Diário de Notícias imprima le lendemain : « Quand nous somme entrés dans leurs cabines, les nègres étaient tous couchés et Ngungunyane, qui dormait à une extrémité du lit, avait le visage couvert. Quelqu’un lui découvrit le visage et le nègre se réveilla, regardant tout le monde d’un air méfiant. Peu après, comme les journalistes et les autres personnes admises à bord étaient de plus en plus nombreuses et que l’espace vint à manquer, l’ordre fut donné que les indigènes montent sur le pont, où ils seraient exhibés ».
Terrifié à l’idée de mourir, Ngungunyane pleurait, tremblait et offrait son bétail, son ivoire et ses esclaves qu’il n’avait déjà plus, en échange d’une entrevue avec le roi. « Vais-je mourir ? À quoi vais-je leur servir ? Laissez-moi rentrer chez moi, que je meurs si je ne revois pas mes terres », criait-il, d’après la traduction de l’interprète. Godide avait un comportement distinct, signant même quelques autographes aux curieux. Le cortège de six voitures ouvertes les emmena jusqu’au fort de Monsanto (3) où ils resteraient plus de trois mois. L’hostilité et les menaces de la foule furent telles que certains journaux critiquèrent la passivité de la police le jour suivant. Les gestes les plus courants étaient ceux d’étranglement et de décapitation. « De ce que j’ai lu des journaux de l’époque, la déportation de Ngungunyane a été un épisode indigne, pour ne pas dire honteux, de l’histoire du colonialisme portugais. Le rapatriement de son corps était donc une réparation qui devait être faite », confesse Mota Amaral.
Dans les mois qui suivirent, la curiosité à l’égard des Africains ne retomba pas. Carlos Enes écrit dans son Álbum Angrense : « (…) Le roi et les siens déjeunaient habituellement à 7 heures et dînaient à 16 heures. La vaisselle et les couverts étaient tout ce qu’il y a de plus européen ; ils préféraient la viande, le riz, le vin et l’eau-de-vie et ils ne mangeaient aucun poisson ». Et d’ajouter : « dans la cabine où ils dormaient, les sept lits étaient disposés de la façon suivante : dans deux d’entre eux, accolés l’un à l’autre, dormait Ngungunyane entre ses deux favorites, les cinq autres lits étaient plus éloignés les uns des autres (…). Une des favorites nettoyait la couronne de cire que Ngungunyane avait sur la tête, la rendant brillante avec une huile spéciale ». La polygamie choquait énormément la société portugaise catholique et conservatrice.
De gauche à droite, Ngungunyane, son fils Godide, son oncle Molungo et Zixaxa photographiés le jour de leur baptême le 16 avril 1899. (© Wikimedia Commons)
Dix années d’exil
Le jour où les autorités annoncèrent le départ de Ngungunyane pour Angra do Heroísmo, ce dernier eut la possibilité de choisir une de ses femmes pour l’accompagner. Il n’en choisit aucune. Soit elles venaient toutes soit aucune d’entre elles ne partait avec lui. Ses épouses furent finalement déportées à São Tomé-et-Principe. On remit des couvertures et des jeans aux prisonniers. « Qui, par ailleurs, ne leur servaient pas » précise Carlos Enes. « Ceux de Ngungunyane se déchirèrent dès qu’il monta dans le train ». L’incident provoqua la moquerie de Zixaxa.
Le débarquement à Angra do Heroísmo, le 27 juin 1896, fut plus humain. Les îliens avaient été priés de recevoir les exilés dignement : « Respectons-les donc, et que la tristesse de l’exil soit atténuée autant que possible » écrivit A União. Une tristesse qui allait les accompagner jusqu’à la fin : ils ne quittèrent plus jamais Terceira.
Ils furent conduits à la forteresse de São Joāo Baptista, qui avait déjà servi de cadre à l’exil du souverain portugais Alphonse VI (4). « Quand j’ai été affecté à la caserne d’Angra, à la forteresse, c’est le passage de Ngungunyane qui me fascinait le plus » confie le colonel Luís Sodré de Albuquerque, directeur du musée militaire de Lisbonne qui possède parmi ses collections le fusil et les épées de Ngungunyane ainsi que des pantalons de grandes dimensions lui ayant supposément appartenu. « Mais je n’ai jamais su dans quelle cellule il avait été emprisonné ».
Pour Carlos Enes, ils étaient « dans un grand baraquement la journée, et la nuit dans de petites maisons à côté de la porte d’armes ». Les premiers mois, ils pouvaient seulement se promener dans l’enceinte du fort jusqu’à 20 heures, rejoignant ensuite leur cellule. Mais les mesures de sécurité furent allégées, ce qui permis aux détenus de se rendre à Angra do Heroísmo et d’accéder au Monte Brasil, un promontoire volcanique dont la seule voie d’accès terrestre passe par la forteresse.
Ils recevaient fréquemment des visites et les curieux venaient même de l’île de São Miguel pour les rencontrer (5). « En ce qui concerne leur traitement et leur alimentation ils furent assimilés à des sergents-chefs : ils recevaient du pain, la ration des officiers inférieurs et une solde journalière de 260 réaux » raconte Enes.
Les témoignages de l’époque s’accordent à dire que Ngungunyane oscillait entre la bonne humeur et le spleen, évoquant à de nombreuses reprises les femmes qu’il avait laissées derrière lui. Molungo, renfrogné et suspicieux, ne se laissa jamais charmer par les Blancs, il refusa d’apprendre le portugais et les coutumes locales. Godide, jeune homme bavard et amusant, était celui qui inspirait le plus de sympathie aux habitants de l’île, nourissant toujours l’espoir de retourner en son royaume, de préférence « marié à une femme blanche » comme il l’avoua à un journal. Zixaxa garda sa fierté, comme si l’exil ne pouvait effacer son identité de chef militaire. Volontiers dandy, il opta très vite pour le port des bottes et d’un chapeau haut-de-forme. Dans son roman Gros temps sur l’archipel, Vitorino Nemésio évoque une anecdote qui résume bien l’orgueil de Zixaxa : « Ngungunyane… passant devant le général Pimenta de Castro enveloppé dans sa cape, s’inclina jusqu’au sol. Derrière lui, Zixaxa reste impavide. « Inclinez-vous ! – lui intima le sergent en charge de l’escorter ; – vous ne voyez donc pas que c’est notre général ?! » Et Zixaxa, ignorant la consigne pour mieux mettre les points sur les i : « Général ?! C’est moi le général qui ai commandé dix mille hommes ! »
Le passetemps favori des Ngunis était la chasse au lapin sauvage sur le Monte Brasil. « Ils la faisaient avec des bâtons pointus, selon la tradition zouloue dont ils étaient les héritiers », d’après Sodré de Albuquerque. « Avec des chiens et des furets, ils attrapaient parfois jusqu’à huit ou dix lapins, qu’ils cuisinaient ensuite à leur goût, en accompagnant le festin d’un vin rouge d’une quantité telle qu’ils finissaient complètement ivres. C’était leur péché mignon », mentionne dans le journal Vida Académica en 1936 le lieutenant-colonel José Agostinho qui vécut avec eux à Terceira. Les Africains étaient aussi souvent vus dans les tavernes d’Angra et, la tradition orale rapporte, à la différence des journaux, qu’ils étaient conduits aux prostituées du village.
Les Açoriens suivaient la vie des étrangers avec attention et firent grand cas de la nuit où Ngungunyane tomba du lit ou même de leur hygiène : « ils accordaient à la bouche une hygiène particulière et soignée. Chaque matin, avec une brosse de nervure de palmier de 10 cm, ils se brossaient les dents verticalement et se rinçaient la bouche à l’eau, la recrachant de suite, en la faisant gicler de manière à ce qu’elle retombe à plusieurs mètres de distance. Ils procédaient même au lavage de la langue, une opération qui durait près de 20 minutes avec une spatule en bois » peut-on lire dans A União. Ils jouissaient d’une grande popularité. Les enfants portaient des chapeaux à larges bords « à la Ngungunyane ». Le théâtre d’Angra, leur dédia la pièce Gungunhana nos Açores, la fabrique de tabac Flor d’Angra offrait des cadeaux à leur effigie.
Sous la pression des autorités, ils furent baptisés à la cathédrale en 1899 au cours d’une cérémonie solennelle et très courue. Vêtus de smoking, de foulard, d’un haut-de-forme et de jambières, ils furent parrainés par l’élite de la société açorienne et adoptèrent des prénoms chrétiens : Reinaldo Frederico Gungunhana, António da Silva Pratas Godide, Roberto Frederico Zixaxa et José Frederico Molungo. Récurrent, le prénom Frederico leur fut donné en hommage au gouverneur de la forteresse, le général Frederico Augusto Pinheiro.
Ngungunyane fut le premier à mourir, le 23 décembre 1906, victime d’une hémorragie cérébrale. Il approchait les 60 ans. Il fut enterré la veille de Noël, veillé par ses compagnons d’exil et par guère plus de monde. En 1911, ce fut le tour de son héritier, Godide, qui succomba à la tuberculose. L’année suivante, la vieillesse emporta Molungo. Mais Zixaxa devait leur survivre et il en vint même à travailler comme gardien du Monte Brasil. À cette époque, il avait déjà un fils d’une Açorienne, Maria Augusta, dont le mari était parti vivre sur l’île de Flores. Né en 1910, Arnaldo, fut reconnu comme « exposé », autrement dit abandonné. Dans un entretien au journal local, Zixaxa, plein d’espoir avec l’avènement de la République, confia que son rêve était de rentrer au Mozambique avec son fils né à Angra. Mais l’enfant mourut au bout de 10 mois.
Cependant, un autre garçon devait naître de cette même union, Roberto, reconnu le 28 septembre 1911 comme étant le fils du mari de Maria Augusta. Mais sa couleur de peau ne laissait place à aucun doute : c’était un Zixaxa. Roberto fut menuisier-ébéniste, il eut une vie difficile, bien souvent isolée, en dépit de ses talents de footballeur pour le club local de Lusitânia. Aujourd’hui, on en est à la quatrième génération de Zixaxa à Terceira, avec les frères et sœurs Roberto, Bianca et Berta. Contactés par Sábado, ils ont refusé nos demandes d’interviews, pour cause d’un accord de confidentialité avec un producteur audiovisuel britannique qui prépare un documentaire sur l’héritage des souverains mozambicains sur l’île. Forgotten Royalty est réalisé par Mosko Kamwendo (6), qui a déjà signé un film sur Samora Machel. Zixaxa est mort d’une insuffisance cardiaque en 1927.
Dans l’autre hémisphère, les Chopis, rivaux des Ngunis, ne dormirent plus jamais en paix. Ils croient que Godide est devenu un criquet. Encore aujourd’hui, chaque fois qu’une épidémie frappe les villages, ils tremblent à l’idée qu’il puisse s’agir de l’armée de Gaza mue par l’esprit de l’héritier venu réclamer l’empire perdu.
Alexis Coquin
Ngungunyane et ses compagnons d’infortune vivent les dernières années de leur vie dans la ville d’Angra do Heroísmo dont la baie est surplombée par le Monte Brasil. (© Wikipédia)
(1) Vécu comme une véritable humiliation nationale, l’ultimatum britannique de 1890 adressé au Portugal achève de discréditer la monarchie constitutionnelle et de précipiter l’avènement de la République en 1910. Il montre aussi l’attachement à l’empire de toute une nation. Cet attachement débouchera sur l’aveuglement des guerres coloniales en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique sous l’Estado Novo dans les années 1960-1970. Concrètement, une unification des colonies portugaises aurait eu pour effet de rendre impossible la liaison ferroviaire Le Caire – Le Cap voulue par Londres qui cherchait elle aussi à relier ses possessions. En violation de ses engagements diplomatiques (alliance anglo-portugaise toujours en vigueur conclue au traité de Windsor de 1386 et du traité de Berlin nouvellement signé en 1885), le Royaume-Uni parvient finalement à ses fins en disposant de la Rhodésie (Zambie et Zimbabwe actuels) et du Nyassaland (aujourd’hui Malawi) à partir de 1890.
(2) La vie politique mozambicaine s’est traditionnellement structurée autour du Front de libération du Mozambique (FRELIMO) et de la Résistance nationale du Mozambique (RENAMO) après l’indépendance acquise en 1975. Dans un contexte de Guerre froide, le FRELIMO, parti au pouvoir, met en place une dictature communiste que lui conteste fermement la guérilla de la RENAMO alors financée par l’Afrique du Sud de l’apartheid. L’effondrement du monde communiste scelle la fin de la guerre civile mozambicaine (1976 – 1992) qui aura fait plus de 1 million de morts. Des accords de paix ont bien été conclus en 1992, mais la RENAMO avait repris les armes contre le FRELIMO en 2013. Un nouvel accord de paix a été entériné entre les deux factions en 2019. Le Mozambique a toujours été dirigé par le FRELIMO depuis son indépendance.
(3) Construit au milieu du XIXème siècle, le fort de Monsanto, qui constitue le point culminant de la ville de Lisbonne, est encore aujourd’hui l’une des prisons les plus sûres du pays.
(4) Roi du Portugal de 1656 à 1683, mais contraint de céder la régence du royaume à son frère cadet pour cause de démence dès 1667, Alphonse VI vit reclus sur l’île de Terceira de 1669 à 1674. Il meurt finalement dans un palais de Sintra (région de Lisbonne) en 1683.
(5) Des neufs îles qui composent l’archipel des Açores, São Miguel est à la fois la plus grande et la plus peuplée. Il faut compter près de 2h30 d’avion pour la rejoindre depuis Lisbonne. En parallèle des liaisons aériennes, des liaisons maritimes inter-îles existent toujours.
(6) Réalisé par le cinéaste zimbabwéen Mosco Kamwendo, Forgotten Royalty, connu au Portugal sous le nom de Realeza Esquecida, entend retracer l’exil de Ngungunyane au Portugal. Voir notamment ce reportage de la télévision régionale des Açores (en portugais) : https://www.youtube.com/watch?v=lBO1fWhVJtw&feature=emb_title
Bibliographie / Sitographie
Carrasco Tiago, “O exílio açoriano de Gungunhana, o mítico régulo de Moçambique”, Sábado, 1er novembre 2018. (Texte original).
https://www.sabado.pt/portugal/detalhe/o-exilio-acoriano-de-gungunhana-o-mitico-regulo-de-mocambique
Couto Mia, Les sables de l’empereur, Paris, Éditions Métaillé, 2020.
Grand fresque du Mozambique colonial des années 1890 par le plus célèbre des écrivains mozambicains.
Fraga Luís Alves de, A guerra de África em 1895 – uma leitura estratégica, Universidade Autonoma de Lisboa, Lisbonne, 2008. thttps://repositorio.ual.pt/bitstream/11144/522/1/A%20Guerra%20de%20África%20em%201895%20-%20Uma%20leitura%20estratégica.pdf
Lima Garcia José Luís, “Mousinho de Albuquerque e o aprisionamento do Gungunhana em Chaimite” in Revista Centífica da Escola Superior de Educação da Guarda, n°5, Guarda, 2008.
Sousa Glória, “Ngungunhane, o rei moçambicano que lutou contra a ocupação portuguesa”, Deutsch Welle África, 6 juillet 2018.
Vilenha Maria da Conceiçāo, “As mulheres do Gungunhana”, Universidade dos Açores, Ponta Delgada, 1999.
https://repositorio.uac.pt/bitstream/10400.3/289/1/Maria_Vilhena_p407-415.pdf
Vilenha Maria da Conceiçāo, “Quatros prisioneiros africanos nos Açores”, Universidade dos Açores, Ponta Delgada, 1995.
https://repositorio.uac.pt/bitstream/10400.3/496/1/MariaConceicaoVilhena_p259-279.pdf
“Gungunhana terá uma estátua ou monumento em Angra do Heroísmo, nos Açores”, JornalÉ@gora, 19 juin 2019. https://jornaleagora.pt/gungunhana-tera-uma-estatua-ou-monumento-em-angra-do-heroismo-na-ilha-dos-acores/
“Memórias de África e do Oriente”, Universidades de Aveiro e de Lisboa.
Portail archivistique sur les espaces issus de la colonisation portugaise en Afrique et en Asie.
Filmographie
Canto Brum Jorge do, Chaimite. Portugal. (1953).
Ce film de propagande du Portugal salazariste doit son nom à la capitale du royaume de Gaza. Il revient sur les campagnes de « pacification » portugaises au Mozambique. L’arrestation de Ngungunyane par Mouzinho de Albuquerque est un moment fort du film.
Kamwendo Mosco, Forgotten Royalty. Royaume-Uni. (2019).
Moraes Cabral Bruno, História a História África. Portugal. (2015).
Cette série documentaire (13 épisodes) revient sur le colonialisme portugais en Afrique.
Gungunhana, RTP. Portugal. (1997).
Évocation historique de la vie de Ngungunyane par la télévision publique portugaise.
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