Jacinda Ardern, Sana Marin, Kamala Harris, Svetlana Tikhanovskaïa, Ursula von der Leyen, Irene Montero, Nancy Pelosi, Tsai Ing Wen, Marlène Schiappa, Alexandria Ocasio Cortez, Stacey Abrams. Peu peuvent affirmer avoir connu les accomplissements de ces femmes politiques avant 2020. Plus que jamais, l’année 2020 a mis des dirigeantes sur le devant de la scène politique mondiale. Cet article dressera le portrait de certaines de ces femmes qui ont chacune leur personnalité, leur histoire, leur marque de fabrique. S’il y a bien une chose qui les rassemble, c’est bien d’avoir transformé le monde par leur manière d’être et de faire, en cette année sacrée « pire année de l’Histoire ».
Jacinda Ardern, Première Ministre néo-zélandaise
Une singularité qui dérange
La première ministre néo-zélandaise en fonction depuis octobre 2017 avait certainement déjà fait parler d’elle avant 2020. Cette femme souriante aux pratiques peu conventionelles fascine. DJ à ses heures perdues, adepte de l’autodérision, fine pâtissière, allaitant à l’ONU, voilée à l’occasion des attentats de Christchurch, Jacinda Ardern bouscule définitivement tous les codes.
Cet attrait de la nouveauté se transforme cependant vite en critiques. On lui oppose un manque de pouvoir ou encore d’être une Première Ministre « à temps partiel », à mi temps entre les couloirs du Parlement et les studios du magazine Vogue. Les critiques fusent de toutes parts lorsqu’elle annonce en 2018 être enceinte et prendre six semaines de congé parental. Après avoir été la plus jeune cheffe d’Etat au monde, Jacinda Ardern est aussi une des deux seules à avoir été enceinte pendant son mandat. Elle a alors droit à son lot d’interviews sexistes quotidiennes. Outre la date de conception de l’enfant, les journalistes et l’opposition se demandent comment une femme peut- elle diriger un pays et être mère à la fois, ce à quoi Jacinda Ardern rétorque un simple mais efficace « it’s what ladies do ».
Légitimité gagnée
La cheffe du Gouvernement ne tarde pas à faire ses preuves, à tel point que naît la Jacinda-Mania, comparable à l’obsession qu’il y avait pu y avoir pour Justin Trudeau ou Barack Obama. Elle gagne en légitimité, parvenant à faire émerger un consensus presque partout où elle va. On salue sa réaction aux attentats terroristes de mars 2019, qui figurent parmi les plus meurtriers de l’Histoire de la Nouvelle-Zélande. On admire sa gestion du Covid : la Nouvelle-Zélande n’a eu à déplorer que 25 morts depuis le début de la pandémie. La cheffe d’Etat avait alors imposé un confinement total le 25 mars 2020 dès l’apparition des premiers cas, malgré une opposition qui hurlait au scandale face à des mesures jugées liberticides et non nécessaires. Cela s’avère pourtant être une stratégie gagnante. Forte de sa position géographique privilégiée, un strict contrôle des frontières permet la pleine maîtrise de la circulation des cas sur l’île. Le succès de la gestion de la pandémie est d’autre part dû à une communication claire que la cheffe d’Etat réalise depuis chez elle, sur son canapé. Chaque jour, plus qu’informer la population, elle discute avec les kiwis. Sur les réseaux sociaux, elle continue à faire du Ardern : elle partage son quotidien, en tshirt-jogging, ses déboires avec sa petite fille, les dessins d’encouragement qu’elle reçoit d’enfants.
La recette Ardern : strong but kind
Loin d’une quelconque superficialité, il faut voir derrière ces dessins d’enfants une volonté d’inclure la jeunesse dans un monde qui se construit parfois sans eux. Derrière ce cliché raté d’elle qu’elle poste sur les réseaux sociaux, il y a une volonté de montrer l’ordinaire des élites politiques, une certaine preuve d’humilité. Bien consciente de bousculer les codes, Jacinda Ardern rappelle volontiers –à la presse, à la communauté internationale, à ses followers- qu’elle croit que « les leaders politiques peuvent être à la fois empathiques et forts ». C’est cette alliance entre fermeté et bienveillance qui fait sa force, sa marque de fabrique. Jacinda Ardern est en passe de réussir un tour de force : faire reconnaître aux élites politiques que la « kindness » n’est donc pas l’antonyme de fermeté et audace politique. Alors que les standards d’une « bonne » femme politique sont calqués pour partie sur ceux d’un homme, à savoir sa capacité à garder son sang froid -à l’instar d’une Angela Merkel qui ne décroche jamais un sourire- montrer ses émotions a été au contraire souvent jugé comme preuve d’une incompétence politique.
« Sainte Ardern » l’intouchable
L’opposition l’a bien compris : elle ne peut s’attaquer au caractère et au style de la cheffe du Gouvernement qui jouit d’une légitimité sans précédent, tant au niveau national qu’international. On la taxe de « Sainte Ardern », d’abord pour dénoncer son côté intouchable et sûrement aussi en référence à la foi mormone dans laquelle elle a été élevée et dont les valeurs ont forgé son caractère. L’absence de critiques à l’égard de sa politique est un élément à souligner car cela laisse penser qu’elle serait la seule responsable politique digne de confiance. Mais il est difficile de déstabiliser quelqu’un dont l’intégrité est incontestée ; Jacinda Ardern a au moins cela en commun avec Angela Merkel : elle ne compte aucun scandale politique à son actif.
Forte de sa gestion du Covid saluée par le monde entier, le parti travailliste gagne haut la main les législatives d’octobre 2020 avec 50.0% des suffrages, jamais le parti n’avait obtenu un tel score depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Disposant de la majorité absolue, la cheffe d’Etat peut gouverner sans coalition, de quoi garantir un vote rapide des politiques du Gouvernement, au risque d’ailleurs de complètement déséquilibrer le système politique néozélandais au profit de l’exécutif. Ainsi, alors que l’on avait reproché à la leader du parti socialiste son manque de préoccupation quant à la question climatique, la Nouvelle-Zélande a déclaré le 2 décembre 2020 l’état d’urgence climatique. Une autre mesure symbolique mais forte de Jacinda Ardern est son engagement pour la représentation des minorités maoris, notamment par la nomination au poste de ministre des affaires étrangères de Nanaia Mahuta, la première femme maorie, portant d’ailleurs le moko kauae1 .
Dessin de soutien pour Jacinda Ardern. Source: @jacindaardern, Instagram
Irene Montero, ministre espagnole de l’égalité
Des attentes élevées
Nommée ministre de l’Egalité du second gouvernement du président du parlement Pedro Sanchez en janvier 2020, Irene Montero se retrouve définitivement en haut de la sphère politique espagnole. Le retour symbolique d’une ministre de l’égalité était particulièrement attendu en ce début d’année 2020 marqué par la tragique histoire de La Manada2 et à la suite du mouvement MeToo, faisant que les attentes envers la ministre sont élevées.
Une politique exemplaire au-delà des Pyrénées
Depuis mars 2020, la madrilène a défendu corps et âmes devant un Parlement hostile et divisé la « Loi organique de garantie intégrale de la liberté sexuelle », appelée loi du « sólo sí es sí » (seul un oui est un oui) car elle propose des avancées majeures en terme de consentement, une première en Europe. Adoptée par le Parlement, la loi devrait pouvoir entrer en vigueur à la date symbolique du 8 mars 2021. D’autre part, la réaction du ministère de l’égalité durant la pandémie a été remarquée : mise en place de lignes téléphoniques d’écoute 24/24, vaste campagne d’information, reconnaissance de tous les services d’assistance aux femmes victimes de violences comme essentiels. Enfin, le ministère a su être au rendez-vous aux dates clés de l’année 2020 telles que le 8 mars et le 25 novembre3, via des subventions, une médiatisation accrue, des discours, des mesures publiques. En Espagne, le 8 mars 2020 a pris une ampleur sans précédent, réunissant jusqu’à 601 000 personnes selon les estimations du Gouvernement.
Entre l’ONU Femmes pour l’Amérique latine, la conférence réunissant les femmes les plus influentes de l’année selon le magazine américain Forbes et les réunions avec ses homologues européens, la ministre de l’Egalité prend part à de nombreux évènements mondiaux. De la sorte, en Espagne comme à l’étranger, quand on parle de féminisme, on sait qui est Irene Montero. Du fait de la position avant-gardiste de l’Espagne en matière de lutte contre les violences faites aux femmes (que la ministre compte bien renforcer), la voix de la ministre compte double à l’échelle européenne. Elle s’érige en porte-parole des revendications, comme en témoigne son entrevue avec la ministre portugaise de la présidence, pays qui assure depuis janvier 2021 la présidence de l’UE, dans le but de faire de la lutte pour le droit des femmes une priorité.
Les discours d’Irene Montero sur la condition de la femme dans nos sociétés occidentales font le tour du monde via les réseaux sociaux, repris tant par ceux qui la soutiennent que par ses détracteurs. Notamment sa prise de parole relayée par de nombreux médias dont Brut, dans laquelle elle exprime ce que signifie être une femmeau quotidien en 2020 alors qu’une députée d’extrême droite venait de lui hurler que « la violence n’a pas de genre »4.
Des difficultés à créer du consensus
Détestée autant qu’acclamée, Irene Montero n’arrête jamais de se battre, sans tenir compte des critiques. Rhétorique imparable –non sans une pointe de mauvaise foi-, détermination et dévouement la caractérisent. Taxée de « féminazie » sur les réseaux sociaux, on attribue son poste au statut de son compagnon qui n’est autre que Pablo Iglesias, leader du parti de gauche radicale Podemos. Pire encore, une députée de Vox, le parti d’extrême droite demande à la ministre et mère de trois enfants si elle « n’a pas honte de partager sa vie avec un homme machiste » ce à quoi elle répond de manière crue « je vais au lit avec qui je veux ».
En fait, les vives critiques à l’égard d’Irene Montero –les débats au Parlement sont particulièrement houleux en Espagne-, dépassent sa personnalité. Pour Cristina Monge, politologue à l’Université de Saragosse, « cette polémique révèle surtout le fait que les socialistes et Podemos se disputent pour avoir l’hégémonie » au sein du puissant mouvement féministe espagnol. Le contexte politique est celui d’une Espagne qui se déchire, entre la montée de l’extrême droite, la situation plus que sensible de la Catalogne et un gouvernement de coalition avec une faible majorité qui peine à fonctionner. Il faut ajouter à cela qu’il y a autant de féminismes que de femmes. Chaque parti, chaque association, chaque mouvement défend sa propre position sur tous les sujets (avortement, prostitution, consentement, théorie du genre, transsexualité, etc.). Il est donc très difficile de créer du consensus entre les parties, de telle sorte que la loi du « sólo sí es sí » tient du miracle, sinon du génie.
De cette profonde division, Irene Montero en est consciente. Ainsi dans son discours clôturant les évènements du 25 novembre 2020, elle en a appelé en pleurs à l’unité entre les différents mouvements féministes, pour le bien de leur cause suprême, celui de toutes les femmes. C’est le défi qui l’attend en 2021.
Irene Montero avec ses homologues européens. Source: @i_montero_, Instagram
Alexandria Ocasio-Cortez, représentante des Etats-Unis au Congrès
Sous le feu des projecteurs
Inconnue jusqu’à son élection comme représentante de la 14ème circonscription de l’Etat de New York, la novice en politique ne tarde pas à être ultra médiatisée. Elle est même la « quatrième personnalité politique faisant l’objet du plus grand nombre de tweets dans le monde » ! A la manière d’RBG (Ruth Bader Ginsburg), on se réfère à elle par ses initiales AOC. Et AOC est partout : dans un documentaire Netflix, sur les night shows, dans des livres pour enfants, un livre de citations, des objets customisés. Le journaliste français Mathieu Magnaudeix considère son influence si importante qu’il parle de « génération Ocasio-Cortez »5 pour désigner le mouvement des « nouveaux activistes américains » qu’elle incarne, prêts à renverser l’establishment capitaliste et patriarcal états-unien.
Une bonne élève intransigeante
Face aux immenses couloirs du Capitole, AOC apprend vite (quick learner) et donne l’impression d’avoir percé en un an les secrets de cette vieille machine politique. Elle se montre capable de construire un projet qui tient la route, et pas n’importe lequel : le Green New Deal. Surtout, elle se donne les moyens de réussir ; très attentive lors des réunions qu’elle a préparées avec soin, elle « prend des notes, pose des questions précises et envoie des e-mails de suivi personnalisés » et ne manque presque jamais un vote, tout le monde ne peut pas en dire autant !
Ses prises de parole aussi sont remarquées. La dernière en date, le discours percutant du 23 juillet 2020 dans lequel elle recadre le député Ted Yoho qui l’avait insulté de « f*cking bitch » et avait démenti en disant qu’étant père et mari, il ne pouvait bien évidemment pas être capable d’une telle atrocité. AOC met en évidence de manière claire et concise la banalisation des violences verbales mais aussi physiques et sexuelles faites aux femmes. On se souvient aussi de la mémorable audience en novembre 2019 de Mark Zuckerberg à qui elle n’a laissé aucun répit, pas même pour respirer.
En fait, AOC revient aux valeurs trop souvent oubliées de la politique et de l’Amérique en général: labeur (hard work), sens des responsabilités et éloquence, à l’inverse de calculs politiques, de privilèges et d’Hommes politiques engourdis.
La députée de l’avenir
La jeune députée ne se contente pas de « bien faire son travail », elle cherche à mettre en œuvre son projet politique ambitieux. Elle est une des rares personnes à avoir une réelle «vision» politique c’est-à-dire une ligne directrice à long terme. Étant « de gauche, latina, authentique, à l’aise avec les réseaux sociaux et la culture populaire », la jeune députée est totalement en phase avec les générations actuelles. Elle cherche à faire virer le parti Démocrate à bâbord (politique de logement, écologie, égalité des chances, etc.). Pour elle, ce dont le peuple américain a besoin, c’est d’un engagement fort pour la démocratie, là où être Démocrate signifie de plus en plus infléchir sa position pour collaborer avec les Républicains. Elle ajoute à ce propos que « dans tous les pays hormis les Etats-Unis, Joe Biden et moi n’aurions pas été du même parti ».
Pour arriver à ses fins, la supporter de Bernie Sanders ne fait pas de concession. Elle se montre intransigeante à l’égard de ceux dont elle ne partage pas les valeurs, ne cherchant pas spécialement le compromis. Cela requiert de ne pas avoir peur d’être la seule à penser différemment. Un exemple : en janvier dernier, elle a été la seule démocrate à ne pas voter le budget fédéral du gouvernement, car cela revenait à continuer de financer le service chargé de traquer et d’arrêter les étrangers en situation irrégulière. Or, pour arriver à faire bouger les lignes d’un bipartisme vieux comme les Etats-Unis, il faut une bonne dose de compromis. Cette ambition qui effraye autour d’elle la mènera qui sait, peut-être, jusqu’à la Maison Blanche.
AOC et Bernie Sanders, Source: @aoc, Instagram
Tsai Ing Wen, Présidente de la République de Chine
Petite avocate deviendra grande
Juriste de formation, Tsai Ing-Wen est en 2016 la première femme à diriger Taïwan, pays surnommé l’ «île des femmes »6, mais qui reste en fait conservateur. Comme le rapporte Maja Ho, cofondatrice de l’association MOWES, la cheffe d’Etat ne parvient pas à faire changer les mentalités. Elle est elle-même la cible de critiques sexistes du type « Comment est-elle devenue présidente? – C’est parce qu’elle n’est ni mariée, ni jolie. En plus elle n’a pas d’enfant ! Elle doit être lesbienne ou aimer les chats ! ». Sur ce dernier point, ses opposants n’ont pas tort : les chats de la Présidente de la République de Chine, représentés sur tous les réseaux sociaux, sont presque devenus des icônes nationales. Du reste, n’étant ni mariée, ni fille de monarque et n’ayant pas d’enfant, c’est une femme à qui la réussite n’est attribuée qu’à son seul mérite, ce qui est assez rare pour être relevé.
Malgré l’opposition au sein de la République de Chine (Taïwan), elle défend son projet. Surnommée « petite Ing »7, on évoque son manque d’expérience politique, son manque d’aisance à l’oral. Il est vrai que Tsai n’est pas des plus extraverties, et elle le reconnaît volontiers. À ses débuts en politique, elle « se cachait derrière ses collègues lorsqu’ils faisaient du porte à porte ». Pourtant, au fil des années, elle gagne en aisance et en popularité par la même occasion, particulièrement auprès des jeunes qui aspirent à plus de libertés. La présidente est en phase avec leurs revendications : première femme à son poste, elle permet la légalisation du mariage pour tous qui sera effective en 2019 ; elle utilise les réseaux sociaux pour communiquer comme personne avant elle. Finalement, la cheffe d’Etat devient un emblème de la résistance face à une Chine toujours plus autoritaire. Preuve du soutien populaire dont elle dispose, elle se fait réélire le 11 janvier 2020 par 57.1% des voix, et en mai 2020 en pleine pandémie, son taux de popularité atteint 73%.
Un courage sans pareil
Grande connaisseuse des droits de l’Homme par sa formation juridique, elle partage les valeurs de la démocratie à l’occidentale qu’elle entend défendre, surtout lorsque celles-ci se trouvent bafouées. D’entrée de jeu, elle s’oppose fondamentalement à la politique traditionnelle d’ « un pays deux systèmes ». Alors que les dirigeants européens sont timides face au géant asiatique, la Présidente n’a pas peur d’afficher son hostilité à l’égard de la Chine, en dépit des répercussions potentielles, car avec la Chine, on ne rigole pas. D’ailleurs -et on reconnaît là l’admiratrice d’Angela Merkel- Tsai ne rigole pas non plus. Elle multiplie les discours nationalistes, acclame le courage des taïwanais, affiche son soutien total avec le mouvement hongkongais. Elle va même plus loin, jusqu’à la provocation pourrait-on dire, en accueillant une délégation tchèque en août 2020. Pour rappel, Taïwan faisant partie de la République Populaire de Chine, n’est pas autorisée de jure à accueillir une quelconque représentation diplomatique ; de la même manière qu’on imaginerait mal un ambassadeur français rencontrer le chef de la Catalogne. Loin d’être dans la démonstration de soi, Tsai reste prudente et mesurée dans ses propos et ses décisions, tempérant les membres de son parti qui lorgnent sur l’indépendance de Taïwan.
Tsai s’attire les foudres de Pékin. Cependant,à ses yeux, il en va de la survie de Taiwan que d’affirmer le statut autonome de la République. Cela est cohérent avec sa conception de la démocratie puisqu’elle considère que « quand nous édifions, renouvelons et soutenons la démocratie chez nous, nous soutenons aussi la cause de la démocratie dans le monde. De la même façon, si nous laissons des forces antidémocratiques et des autocrates progresser à l’étranger, nous négligeons nos propres valeurs démocratiques. ». La revendication d’un statut plus autonome pour Taiwan s’inscrit dans un contexte géopolitique extrêmement tendu en cette année 2020, où la relation Pékin-Taipei est mise à rude épreuve au vu du risque d’invasion chinoise. En effet, la RPC fait régulièrement voler des avions militaires dans la zone aérienne taïwanaise, menace de recourir à la force et pénètre les systèmes informatiques. Protéger Taiwan, passe pour la cheffe d’Etat, par l’affirmation de la défense armée, d’où l’augmentation de 10% du budget alloué à la défense au cours de l’année 2020 par l’achat de matériel militaire aux américains alors même que Taiwan ne dispose pas en théorie de la compétence pour le faire.
Intelligence politique et discrétion
Consciente du poids de la RPC dans les relations internationales comparé à celui de Taïwan, la dame de Taipei sait qu’il lui faut rallier d’autres pays à sa cause ; une adepte de la realpolitik donc. Elle milite pour la reconnaissance de Taiwan dans les organisations internationales et spécialement l’OMS qui a joué un rôle crucial en cette année de pandémie. Tsai Ing-Wen est connue pour être ferme et une bonne négociatrice. C’est d’ailleurs suite au succès des négociations pour l’adhésion de Taiwan à l’OMS en 2006 dans lesquelles elle a eu un rôle décisif que sa carrière politique avait décollé. De même, elle sait que pour être crédible, Taiwan doit parler d’une seule voix. D’où les discours fédérateurs, à l’instar de son allocution à l’occasion de la nouvelle année 2021, au cours de laquelle elle a félicité les taïwanais, mentionnant leur courage, leur unité, leur coopération, leur bonté (kindness), leur détermination qui ont permis de « montrer au monde le caractère et les capacités de cette île ».
Fine technicienne, « Tsai la techno » est aussi tacticienne. Dans le but de s’assurer un soutien de la part des pays occidentaux, spécialement européens, Taiwan initie la « diplomatie du masque », en faisant don de 10 millions de masques chirurgicaux aux pays européens.Si Taiwan a pu se permettre de donner des masques, c’est parce que la gestion de la crise sanitaire a été particulièrement réussie. La recette taïwanaise a été la suivante : utilisation immédiate et absolue des masques, traçage des cas et cas contacts par la collecte des données d’immigration et de santé publique ainsi que campagnes de sensibilisation aux gestes barrières. Face à l’urgence, la responsable politique reste consciente des enjeux sans perdre de vue les valeurs qu’elle défend. Ainsi, la cheffe d’Etat a-t-elle tenu à maintenir la démocratie au centre des débats autour de la crise sanitaire, en disant qu’« il est possible de contrôler la propagation du virus sans sacrifier nos principes démocratiques les plus importants». Toutefois, la défense d’idéaux démocratiques ne fait pas partie des arguments auxquels Xi Jinjing est sensible et ne semble pas non plus attirer le soutien du reste de la communauté internationale.
Tsai Ing-wen lors de l’inauguration d’un avion de chasse. Source: @tsai_ingwen, Instagram
Svetlana Tikhanovskaïa, leader de l’opposition à l’autoritarisme biélorusse
Le lièvre et la tortue
Lorsque son mari, seul potentiel concurrent du chef d’Etat en fonction depuis 26 ans se voit arrêté par la police biélorusse le 7 mai 2020, Svetlana Tikhanovskaïa alors mère au foyer se retrouve seule face à l’injustice du régime autoritaire de Loukachenko, sans l’homme qui est sa raison de vivre à ses côtés. Ne pouvant rester les bras croisés, elle prend la décision de se battre pour lui. Après avoir réuni les signatures nécessaires, elle dépose sa candidature à la présidentielle, qui, à sa grande surprise, sera acceptée. Un peu malgré elle, Svetlana se retrouve projetée sur le devant de la scène politique d’abord nationale puis internationale à mesure que la campagne avance. Loin d’être un roman d’amour, ce combat pour la démocratie dépasse bien vite la seule dimension affective. Lors de ces meetings elle affirme : «j’abandonne ma vie tranquille pour Sergueï, pour nous tous. Je suis fatiguée de tout devoir supporter, je suis fatiguée de me taire, je suis fatiguée d’avoir peur. Et vous ? ».
L’acceptation de sa candidature par Loukachenko peut de prime abord surprendre, mais pas si on connaît le dictateur en question. Pour lui, jamais une femme ne pourrait représenter une quelconque menace ; il ne prête aucune considération à celle qu’il appelle une « pauvre nana ». C’était pourtant mal connaître son adversaire mais aussi le peuple biélorusse et spécialement la nouvelle génération.
L’union fait la force
Svetlana Tikhanovskaïa fait de l’union avec les Biélorusses un point fort de sa campagne. Elle rallie l’opposition comme jamais personne avant elle, et ce n’était pas faute d’avoir essayé. Elle s’adresse chaque jour aux Biélorusses, lors de meetings politiques avant l’élection puis sur les réseaux sociaux depuis sa fuite en Lituanie, de manière simple et directe, contrastant avec les vidéos enflammées de son mari. C’est justement de pragmatisme et non d’impulsivité qu’il fallait pour mobiliser une population à la fois dirigée par la peur et passive qui ne remettait plus en question la présidence Loukachenko. Sans langue de bois, Svetlana énonce objectivement et publiquement les dérives du pouvoir en place. Rassemblés autour du combat pour l’indépendance et la démocratie, les biélorusses marchent solidairement tous les dimanches dans les rues du pays.
Cette unité, la leader de l’opposition en témoigne par son combat mené conjointement avec Veronika Tsepkalo, femme d’un opposant en exil à Moscou, et Maria Kolesnikova, directrice de campagne d’un ancien banquier emprisonné. Ce sont ces trois femmes et la résistance pacifique qu’elles incarnent que le Parlement européen a voulu soutenir au travers du prestigieux prix Sakharov. À elles trois, elles personnifient l’adage « l’union fait la force », se donnant mutuellement du courage pour continuer à se battre alors même qu’elles vivent dans une constante peur d’être détenues et que les menaces d’enlèvement de leurs enfants sont quasi-quotidiennes. Les hommes de l’opposition étant incarcérés, la révolution est largement menée par les femmes, incarnation d’une prise de conscience de la réalité de la dictature en Biélorussie. Svetlana Tikhanovskaïa reconnaît elle-même que la révolution lui a fait prendre conscience qu’elle vivait dans une « coquille », où la vie se limitait à la famille et au travail, sans que sa voix ne compte pour personne. Or, chacun devrait pouvoir faire entendre sa voix en démocratie, et c’est ce qu’elle cherche à transmettre au peuple biélorusse lorsqu’elle dit que « le plus important est que nous ayons conscience de nous-mêmes».
Jusqu’au bout de la mission
Elle l’a dit et redit devant le Parlement européen lors de la remise du prix Sakharov, elle a gagné les élections, elle gagnera le combat pour la démocratie. Forte du soutien populaire, Svetlana est bien consciente des enjeux. Dans une Biélorussie étroitement liée à la Russie, elle ne peut se permettre de s’attirer les foudres du Kremlin en se rapprochant trop de l’UE. Lors de son tour de l’Europe, Svetlana est à la recherche de soutien en tout genre : matériel, financier, diplomatique, politique. Il lui faut maintenir la pression extérieure et intérieure pour faire tenir le mouvement. Ainsi implore-t-elle Macron d’intercéder en sa faveur auprès d’un Poutine avec qui il entretient des relations correctes. La leader de l’opposition ne manque pourtant pas de rappeler qu’elle ne souhaite en aucun cas une intervention étrangère directe pour régler une situation de crise politique strictement interne. La Biélorussie sera indépendante, martèle-t-elle, nul besoin donc de béquilles, ni la Russie à droite ni l’UE à gauche.
Elle ira au bout de sa mission ; et celle-ci s’arrête le jour de la tenue d’élections libres. Pas plus qu’à ses débuts, Svetlana Tikhanovskaïa n’a pas d’ambition politique. Sa famille d’accueil en Irlande, chez qui elle passait tous les étés dans le cadre des échanges pour les enfants de Tchernobyl, la décrit comme « désintéressée ». Svetlana cherche à être utile pour les autres –d’abord sa famille puis le peuple biélorusse dans son ensemble-, d’où l’acceptation d’endosser ce rôle de leader national lorsque personne d’autre ne le pouvait. Ses compétences politiques sont en réalité avant tout humaines. Ce n’est pas au sein d’une école républicaine quelconque que Svetlana a appris la résilience, mais bien à la maison, à s’occuper de son premier enfant souffrant de surdité, courant de médecins en médecins. Sous une dictature, être une « femme ordinaire » comme elle se décrit, c’est déjà être extraordinaire. La cheffe de l’opposition estime pourtant ne pas être la personne dont le pays,économiquement faible, a besoin, elle qui n’a aucune compétence ni politique ni économique. À long terme, elle se voit plutôt « utile » comme elle le dit, dans le domaine des droits de l’Homme. Reste à savoir si la résilience qui est la sienne suffira à faire tenir le mouvement qu’elle a insufflé malgré un Loukachenko qui reste de marbre.
Veronika Tsepakalo, Svetlana Tikhanovskaïa, Maria Kolesnikova. Source:Sergei Gapon,AFP
Chloé DAVAL
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NOTES DE BAS DE PAGE
1 tatouage bleu au menton réservé aux femmes issues du sang royal maori.
2 En 2016, un groupe de 5 hommes ivres -dits la Manada (la Meute)- violent à tour de rôle une femme de 18 ans et filment la scène. En décembre 2018, le Tribunal Supérieur de Justice de Navarre confirment la qualification d’agression sexuelle de leurs actes sont qualifiés et non de viol car il n’y avait pas eu de violence, la victime ne s’étant pas défendue (l’existence de violence est une condition pour la qualification de viol dans le droit espagnol). S’en suivent des réactions de masses, dans la sphère politiques et dans la rue, en Espagne et à l’étranger, réclamant une évolution de la loi. Le 21 juin 2019, la Cour Suprême requalifie finalement les actes en viol.
3 Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes
4 https://fb.watch/3MWyxC8Uwr/ lien de la vidéo
5 Mathieu Magnaudeix, Génération Ocasio-Cortez: Les nouveaux activistes américains, 2020
6 en raison des nombreuses sociétés matriarcales qu’elle abritait. De plus, Taïwan est le pays asiatique le plus avancé en matière d’égalité en droit entre les hommes et les femmes.
7 «Hsiao Ing»
BIBLIOGRAPHIE
- Jacinda Ardern
« Jacinda Ardern: ‘Political leaders can be both empathetic and strong’ », The Guardian, 30/05/20 https://www.theguardian.com/world/2020/may/31/jacinda-ardern-political-leaders-can-be-both-empathetic-and-strong
« Jacinda Ardern eyes historic election win in COVID-free New Zealand », Reuters, 15/10/20 https://www.reuters.com/article/us-newzealand-election-ardern-idUSKBN26Z36H
« ‘Saint Jacinda’ Ardern’s lockdown has not silenced her critics », The Sydney Morning Herald, 26/04/20
« New Zealand’s prime minister faces criticism for adjusting her official schedule to breast-feed », The Washinton Post, 04/09/18
- Irene Montero
« El año ‘negro’ de Irene Montero en Igualdad: mucho ruido y una ley que incendió el feminismo », El Español, 14/01/21 https://www.elespanol.com/mujer/actualidad/20210114/negro-irene-montero-igualdad-ruido-incendio-feminismo/550945456_0.html
« ‘’Seul un oui est un oui’’ : L’Espagne se donne les moyens de lutter contre les violences sexistes, » Solidaire, 11/01/21 https://www.solidaire.org/articles/seul-un-oui-est-un-oui-l-espagne-se-donne-les-moyens-de-lutter-contre-les-violences
« Espagne : quand la ministre de l’Égalité dénonce les « machistes frustrés » de la coalition au pouvoir », France 24, 06/03/20 https://www.france24.com/fr/20200306-espagne-quand-la-ministre-de-l-%C3%A9galit%C3%A9-d%C3%A9nonce-les-machistes-frustr%C3%A9s-de-la-coalition-au-pouvoir
« Un total de 600.979 personas acudieron a las manifestaciones del 8M en toda España, según el Gobierno » ; Epsocial ; 19/04/20 https://www.europapress.es/epsocial/igualdad/noticia-total-600979-personas-acudieron-manifestaciones-8m-toda-espana-gobierno-20200519120003.html
- Alexandria Ocasio-Cortez
« One Year in Washington : Alexandria Ocasio-Cortez reshaped her party’s agenda, resuscitated Bernie Sanders’s campaign, and hardly has a friend in town », Intelligencer, 06/01/20 https://nymag.com/intelligencer/2020/01/aoc-first-year-in-washington.html
« Alexandria Ocasio-Cortez “a changé Washington”, sans que Washington ne la change », Courrier International, 07/01/20 https://www.courrierinternational.com/une/etats-unis-alexandria-ocasio-cortez-change-washington-sans-que-washington-ne-la-change
« From insurgent to establishment: Alexandria Ocasio-Cortez set for second term seeing off primary challengers », Independent, 24/06/20 https://www.independent.co.uk/news/world/americas/us-politics/new-york-primary-results-alexandria-ocasio-cortez-jamaal-bowman-a9582361.html
- Tsai Ing Wen
« Taïwan : Tsai Ing-wen, une présidente singulière face à la Chine de Xi Jinping », Le Monde, 11/01/20 https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/11/tsai-ing-wen-reelue-presidente-de-taiwan-une-femme-singuliere-face-a-la-chine-de-xi-jinping_6025552_3210.html
« The year of unexpected successes in Taiwan », East Asia Forum, 30/12/20
« La présidente Tsai Ing-wen plaide pour une coopération économique accrue entre démocraties », Taiwan Info, 22/06/20 https://taiwaninfo.nat.gov.tw/news.php?unit=47&post=179896
« Tsai Ing-wen, la force tenace de Taiwan », Libération, 17/01/16
https://www.liberation.fr/planete/2016/01/17/tsai-ing-wen-la-force-tenace-de-taiwan_1427030
- Svetlana Tikhanovskaïa
« Svetlana Tikhanovskaya: ‘They were sure I was a nobody’ », Financial Times, 01/01/21 https://www.ft.com/content/a850df8e-712e-4e60-8750-376b5a1b75ef
« PORTRAIT. Qui est Svetlana Tikhanovskaïa, la Biélorusse prête à faire tomber Loukachenko ? », Ouest France, 17/08/20 https://www.ouest-france.fr/europe/bielorussie/portrait-qui-est-svetlana-tikhanovskaia-la-bielorusse-prete-a-faire-tomber-loukatchenko-6940019
« L’opposante biélorusse Svetlana Tikhanovskaïa assume son statut de leader nationale », Courrier International, 17/08/20 https://www.courrierinternational.com/article/revolte-lopposante-bielorusse-svetlana-tikhanovskaia-assume-son-statut-de-leader-nationale
« Who Is Svetlana Tikhanovskaya, Belarus’s Unlikely Opposition Leader? », The New York Times, 13/08/20 https://www.nytimes.com/2020/08/13/world/europe/belarus-opposition-svetlana-tikhanovskaya.html
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