Le Dakar agricole : une date à oublier ?

Le Dakar agricole : une date à oublier ?

4 et 5 février 2005: forum sur « la fracture agricole mondiale » à Dakar

Le développement des inégalités de productivité1 en culture céréalière à l’échelle mondiale au cours de la seconde moitié du XXe siècle. 

NDLR: UTA signifie Unité travailleur agricole, soit l’équivalent d’un travailleur à temps plein.

Source : Mazoyer et Roudart 2002

« Les agriculteurs casamançais2 doivent s’aligner sur les prix des céréales importées en provenance de l’étranger et sont donc contraints d’accepter une rémunération de leur travail cent fois inférieure à celle de leurs concurrents nord-américains ! Comment les paysans du Tiers monde pourraient-ils ainsi, sans protection aucune, dégager des revenus suffisants pour épargner, investir, équiper leurs exploitations, devenir concurrentiels et travailler décemment au pays, sans être condamnés à l’exode rural ou aux migrations vers les pays les plus riches ? »3. Marc Dufumier, agronome, résume ainsi la fracture agricole mondiale auprès d’une journaliste de Radio France Internationale, alors que s’ouvre le 4 février 2005 à Dakar le forum initié par le président sénégalais Abdoulaye Wade. Ces disparités sont nées au milieu du XXème siècle avec la révolution agricole soutenue par des politiques publiques dans les pays industrialisés. Elles créent ainsi une concurrence inégale pour 500 millions de paysans sub-sahariens, asiatiques et latino-américains, qui demeurent sans motorisation ni intrants modernes. Les gains de productivité des agricultures les plus avancées dépassant les progrès des autres secteurs à la frontière technologique, les prix internationaux baissent fortement de façon durable, descendant en dessous des coûts de production des agricultures de subsistance. La baisse des prix réels agricoles entraîne une diminution des revenus des exploitations n‘ayant pas suffisamment investi, faisant face à la concurrence nationale ou internationale. À la fois enjeu de développement et objet de commerce international, la résorption du dualisme agricole demeure inachevée à l’aube de la rencontre. 

Ainsi, afin de comprendre en quoi le Dakar agricole fut une tentative de résorber la fracture agricole au succès incertain, il convient de sonder les participants afin de comprendre comment l’événement s’insère dans leur agenda diplomatique. Le “Davos agricole” envisagé par le président Wade en mai 2004 débute sous la forme d’un séminaire de réflexion, dont le poids limité des acteurs et de leur implication laisse comme image de l’événement une tribune sans lendemain perceptible.

L’échec du cadrage technique agricole par Dakar

Une position initiale sénégalaise altérée par l’immersion des conflits diplomatiques dus à Doha

Porté sur le rassemblement de “ceux qui ont des connaissances dans le monde de l’agriculture”, le but initial de Dakar est de réduire la dépendance agricole du pays et des États voisins en agissant sur les outils de production. De nombreux acteurs sectoriels débattent effectivement ou sont représentés lors de l’événement: organisations (FAO, chercheurs du Cirad français, Fédération internationale des producteurs agricoles etc) et individus (comme Monkombu Swaminathan, généticien et agronome indien). Néanmoins, la rencontre prévue en novembre 2004 est transformée en forum généraliste sur les enjeux du développement agricole fixé à février 2005, de surcroît marqué par une reprise en main affirmée du politique sur le technique affichée par le premier ministre sénégalais Macky Sall. Plusieurs personnalités ont décliné l’invitation lancée tardivement le 19 janvier comme le brésilien Lula, qui intervient toutefois par visioconférence, ou Joseph Stiglitz.

Infléchir le consensus de Washington, volonté implicite des participants africains

Au début des années 2000, la libéralisation du commerce agricole est l’objet d’épineux affrontements, dans le cadre de marchandages diplomatiques et d’alliances changeantes. Les subventions publiques, de la Politique Agricole Commune (PAC) dans l’Union Européenne et des Farm Bill aux États-Unis, compensent un coût du travail élevé face aux agricultures commerciales du groupe de Cairns, au détriment des-dits pays et des agriculteurs de l’autre côté de la “fracture”. Les oppositions font surface lors du cycle de négociation de Doha ouvert en 2001. À cette occasion, le Brésil instrumentalise les pays en développement pour demander un assouplissement des normes environnementales ainsi que la réduction des aides sectorielles, pointées comme un protectionnisme déguisé. Pour ajouter à la complexité des alliances de circonstance, Washington et Brasilia s’accordent pour remettre en cause les préférences commerciales accordées par Bruxelles aux anciennes colonies. De plus, les pays Afrique-Caraïbes-Pacifiques (ACP) peuvent faire grief à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) d’avoir interdit de jure Stabex, interdiction respectée par les accords de Cotonou avec l’Union Européenne en 2000. Et ce même si le Fonds de stabilisation des recettes d’exportation sur les produits agricoles (Stabex) , qui prévoyait une aide ou un prêt pour les pays ACP en cas de baisse des recettes d’exportations, n’était plus appliqué de facto depuis les années 1980 pour motif de surproduction mondiale. « Le Dakar agricole a pour but d’engager une réflexion sur le secteur plutôt que de peser sur les négociations commerciales internationales », déclare officiellement à titre de précision Habib Sy, ministre de l‘Agriculture sénégalais. Le président Jacques Chirac croît cependant nécessaire de justifier la politique européenne, pressé par des ONG qui insistent sur la souveraineté alimentaire.

800 participants les 4 et 5 février 2005

Des acteurs qui s’affichent au forum, avec l’année du développement en trame de fond

Les institutionnels intègrent la réunion dans leur calendrier propre. Ainsi, Jacques Diouf président de la FAO place le forum dans la lignée du sommet de 1996 (World Food Summit), dont l’objectif de réduction de la faim peut être atteint par “plus de recherche”. Autre interlocuteur, le Royaume-Uni représenté par Valerie Amos poursuit son offensive diplomatique pour imposer ses solutions, à la veille du G8 de Gleneagles. Au total, six chefs d’État de la CEDEAO et cinq représentants du Maroc, du Brésil et du Royaume-Uni, entre autres, président les discussions. On note aussi la présence déclarée d’organisations professionnelles agricoles (Via Campesina, Fédération internationale des producteurs agricoles) et du monde des affaires.

Des débats prudents aux conclusions appelant à des politiques adaptatives

Les discussions sont organisées en ateliers thématiques axés sur la conception des politiques et l’insertion dans le commerce international4. Les résultats sont maigres au vu des objectifs de mai 2004 car aucune proposition concrète n’est endossée collectivement. Les documents de travail du Cirad illustrent les difficultés, les auteurs insistant sur l’analyse préalable des situations particulières. Quelques préoccupations des chercheurs français se révèlent partagées, comme le ciblage du soutien public au financement du développement agricole. L’exigence d’approfondissement scientifique et politique soulevée unanimement marque une rupture salutaire avec des plans d’actions précédemment décalqués, par exemple les plans d’ajustement structurels du FMI en matière budgétaire. Finalement, un programme de travail est esquissé, ce qui révèle de nombreux champs de recherche à lever et un travail de terrain nécessaire pour une mise en œuvre optimale.

Des actions manquées qui condamnent la postérité de l’initiative

Des postures déclaratoires à l’issue du premier sommet

Un consensus superficiel émerge de la rencontre : pour encourager la hausse de la productivité,  les « orientations clés » présentées par le ministre de l’agriculture marocain Mohand Laenser sont la recherche, le financement du développement agricole et la gestion du foncier. Les participants du forum conviennent « d’organiser l’appropriation de la maîtrise des progrès (…) par les acteurs du développement dans les pays du Sud », une formule vague sous-entendant en creux une absence d’engagements fermes à l’issue du forum. Pour soutenir la souveraineté alimentaire, la mise en œuvre du programme de Doha et le passage de la « rhétorique aux faits » forment une position commune a minima. Le programme de travail est adossé à une institutionnalisation projetée du format “Dakar agricole”, sous la forme d’un institut de réflexion parrainé par de hauts responsables politiques  et rythmé de rencontres à diverses échelles.

À travers Mohand Laenser, le Maroc poursuit sa politique de retour en Afrique subsaharienne. Le président Jacques Chirac affiche son intérêt pour la « Françafrique » : sa proximité avec le chef de l’État sénégalais, le renvoi à une responsabilité d’autres partenaires, son implication personnelle (« j’ai personnellement pris de nombreuses initiatives »). Le président Wade mène une offensive diplomatique : tribune en France, invitations à de nombreux dirigeants, centralité de son pays dans les débouchés envisagés au forum. La participation du directeur général de la FAO Jacques Diouf témoigne du potentiel perçu de cet événement pour faire écho aux objectifs de l’organisation onusienne. Ce dernier insiste avec le “père de la Révolution verte indienne” sur la recherche agronomique. D’autres acteurs avancent avec plus de distance leurs pions par leur présence, comme le Brésil de Lula ou le Burkina Faso de Salif Diallo qui note une auto-flagellation dans ces réunions récurrentes, auto-critique  ne remplaçant pas des solutions effectives.

Pour le Sénégal une mobilisation internationale qui fait long feu

Le Sénégal engrange le 2 juin 2005 à Ouagadougou une autre déclaration prometteuse liée à la préservation des terres agricoles, entre onze pays partenaires de la bande sahélo-saharienne, sur une “Grande muraille verte” dont Abdoulaye Wade réclame la paternité du terme.

Source: Wikipedia

Au volontarisme général affiché à l’issue du forum de 2005, il est difficile de lier des avancées dans la recherche ou dans l’arène des négociations internationales, d’autant que le Dakar agricole n’est qu’une structure de développement parmi d’autres lancées à l’époque, à l’instar du G8 contre la faim et du Nepad. Dans les faits, seule la seconde édition du Dakar agricole, tenue plus de six ans après, récupère quelque lumière du médiatique forum social mondial, tenu dans la même ville en février 2011. L’événement émet alors une résonance faible: Abdoulaye Wade critique alors vertement la FAO comme “inutile” et appelle le G20 à se saisir de l’enjeu de la gouvernance agricole mondiale. Anecdote révélatrice sinon curieuse, le site web “Dakar agricole” anticipé par Macky Sall comme agora numérique …  n’existe plus ! 

Le Davos agricole envisagé en mai 2004 n’a pas permis à Abdoulaye Wade de revendiquer des résultats concrets sur la réduction de la fracture agricole mondiale. Toutefois, cet événement fut l’occasion pour le Sénégal de pratiquer un savoir-faire diplomatique déployé lors du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique par exemple, de remettre en question des modèles agricoles interdépendants et de mettre en lumière les véritables rapports de force (à ses dépens) à l’OMC, plus proches d’un engrenage de Thucydide que de l’archétypique affrontement Nord-Sud.

Emeric Durand


Remerciements

Merci à L. Pasquet,  C. Daval, É. Chaumeau et L. Hoffmann pour la relecture de cet article

1 La productivité désigne ici la production par UTA, décomposée en deux sources: la récolte par hectare et le nombre d’hectare par UTA. Les inégalités de productivité sont principalement fondées sur la différence d’équipement entre agriculteurs, expliquant de faibles rendements du sol, particulièrement dus au manque d’engrais, et l’incapacité à agrandir les exploitations, en raison d’une moindre mécanisation.

2 La Casamance est une région au sud du Sénégal.

3 Marc, D. (2004). Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Karthala Editions

4 La structuration du débat se décline en deux “problématiques”: Comment concevoir des modèles de développement agricole prenant en compte les atouts et les contraintes des espaces en développement ? Comment équilibrer le cadre des disciplines internationales pour simultanément favoriser le développement des espaces en développement et promouvoir les échanges internationaux ?, et une subdivision par ateliers.

Bibliographie

Sources primaires

Azoulay G, Diène N. 2005. Éditorial : le forum du Dakar Agricole, Cahiers Agricultures du Cirad, 14 (4), pp 349-350

Thomas C. (2005, 4 février). RFI – Agriculture – Un « Dakar Agricole». Radio France Internationale.

Vie publique.fr. (2008, 27 février). Déclaration de M. Jacques Chirac, Président de la République, sur les rapports entre les politiques agricoles et le développement économique, à Dakar le 4 février 2005.

Wade A. (2005, 7 février). Résorber la fracture agricole mondiale. Le Figaro, 12.

Sources secondaires

African Development Bank Group. (2011, 18 avril). AfDB at Dakar International Agriculture Forum.

Azoulay, G. 2006. Pour une sécurité alimentaire durable des pays les plus pauvres : Quelques enjeux. In Hubert, B., & Clément, O. (Eds.), Le monde peut-il nourrir tout le monde ? Sécuriser l’alimentation de la planète. IRD Éditions. doi :10.4000/books.irdeditions.455

Bosc P-M, Losch B, Mercoiret M-R. 2005. Pour des politiques agricoles négociées adaptées aux enjeux locaux : passer du prêt-à-porter au sur mesure. In : Forum du Dakar agricole, Dakar, 4-5 février 2005, 5 p. Forum du Dakar agricole, Dakar, Sénégal, 4 Février 2005/5 Février 2005.

Forum international du Dakar agricole. (2005, 5 février). Rapport – Atelier 1A. hubrural.org.

Gaye N.M. (2005, 7 février). Afrique : Dakar agricole 2005 : le sillon attend les semis. allAfrica.fr.

Grosbois A. (2005, 5 février). « Dakar agricole »: le ventre n’est pas négociable. AFP.

Jourand E. (2004, 7 mai). Le président sénégalais va réunir un « Davos de l’Agriculture ». AFP

Léon-Dufour S. (2005, 3 février). Paris et Londres concurrents dans la course à l’aide au développement. Le Figaro, 4.

Mazoyer, M., & Roudart, L. 2011. La fracture alimentaire et agricole mondiale : état des lieux, causes, perspectives, propositions d’action. In Verschuur, C. (Ed.), Du grain à moudre : Genre, développement rural et alimentation. Graduate Institute Publications. doi :10.4000/books.iheid.6746

Momagri. (2011, 14 février). Le Sénégal organise le Forum international du Dakar agricole les 18 et 19 avril 2011 sur les thèmes de la régulation des marchés agricoles et de la gouvernance mondiale. PR Newswire.

Senewebnews. (2011, 19 avril). Forum international Dakar agricole : Wade s’en prend à Jacques Diouf et aux imams. seneweb.com. 

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Van Vliet G. 2005. La gouvernance fracturée : [Draft]. In : Forum Dakar agricole, Dakar, Sénégal, 4-6 février 2005, 7 p. Forum du Dakar agricole, Dakar, Sénégal, 25 Janvier 2005.

Yamongbe M. (2005, 9 février). Salif Diallo : « L’Afrique n’a plus besoin de discours » – leFaso.net. lefaso.net.

Agriculture : Le Maroc participe au Forum international «Dakar-agricole». (2011, 19 avril). Aujourd’hui le Maroc.

Des ONG demandent à M. Chirac de plaider pour la “souveraineté alimentaire”. (2005, 4 février). AFP.

OMC : les pays du Sud se déchirent à Genève. (2005, 12 février). Ouest-France

Plusieurs présidents invités à Dakar pour un forum sur l’agriculture. (2005, 19 janvier). AFP.

Propositions du père de la Révolution verte pour soutenir l’Afrique. (2005, 7 février). Témoignages.re. 

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